Bonheur et peine
Alain
Propos sur le bonheur
XLII
Agir
3 avril 1911 (1925)
1925
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Tous ces coureurs se donnent bien de la peine. Tous ces joueurs de ballon se donnent bien de la peine. Tous ces boxeurs se donnent bien de la peine. On lit partout que les hommes cherchent le plaisir; mais cela n’est pas évident; il semble plutôt qu’ils cherchent la peine et qu’ils aiment la peine. Le vieux Diogène disait : « Ce qu’il y a de meilleur c’est la peine. » On dira là-dessus qu’ils trouvent tous leur plaisir dans cette peine qu’ils cherchent; mais c’est jouer sur les mots; c’est bonheur et non plaisir qu’il faudrait dire; et ce sont deux choses très différentes, aussi différentes que l’esclavage et la liberté.
On veut agir, on ne veut pas subir. Tous ces hommes qui se donnent tant de peine n’aiment sans doute pas le travail forcé; personne n’aime le travail forcé; personne n’aime les maux qui tombent; personne n’aime sentir la nécessité. Mais aussitôt que je me donne librement de la peine, me voilà content.
[…] Le boxeur n’aime pas les coups qui viennent le trouver; mais il aime ceux qu’il va chercher. Il n’est rien de si agréable qu’une victoire difficile, dès que le combat dépend de nous. Dans le fond, on n’aime que la puissance. Par les monstres qu’il cherchait et qu’il écrasait, Hercule se prouvait à lui-même sa puissance. Mais dès qu’il fut amoureux, il sentit son propre esclavage et la puissance du plaisir ; tous les hommes sont ainsi ; et c’est pourquoi le plaisir les rend tristes.
L’avare se prive de beaucoup de plaisirs, et il se fait un bonheur vif, d’abord en triomphant des plaisirs, et aussi en accumulant de la puissance; mais il veut la devoir à lui-même. Celui qui devient riche par héritage est un avare triste, s’il est avare; car tout bonheur est poésie essentiellement, et poésie veut dire action; l’on n’aime guère un bonheur qui vous tombe; on veut l’avoir fait. L’enfant se moque de nos jardins, et il se fait un beau jardin, avec des tas de sable et des brins de paille. Imaginez-vous un collectionneur qui n’aurait pas fait sa collection ?
En quoi l'artiste diffère de l'artisan
Alain
Système des Beaux-Arts
1920
1920
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Il reste à dire maintenant en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les fois que l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie. Et encore est-il vrai que l’œuvre souvent, même dans l'industrie, redresse l'idée en ce sens que l'artisan trouve mieux qu'il n'avait pensé dès qu'il essaye; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d'une idée dans une chose, je dis même d'une idée bien définie comme le dessin d'une maison, est une œuvre mécanique seulement, en ce sens qu'une machine bien réglée d'abord ferait l’œuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu'il emploiera à l'oeuvre qu'il commence; l'idée lui vient à mesure qu'il fait; il serait même rigoureux de dire que l'idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c'est là le propre de l'artiste. Il faut que le génie ait la grâce de nature et s'étonne lui-même. Un beau vers n'est pas d'abord en projet, et ensuite fait; mais il se montre beau au poète; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu'il la fait; et le portrait naît sous le pinceau. (...) Ainsi la règle du beau n'apparaît que dans l'œuvre et y reste prise, en sorte qu'elle ne peut servir jamais, d'aucune manière, à faire une autre œuvre.
Foi et croyance
Alain
Propos
17 septembre 1927
17 septembre 1927
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Il y a croire et croire, et cette différence paraît dans les mots croyance et foi. La différence va même jusqu'à l'opposition ; car selon le commun langage, et pour l'ordinaire de la vie, quand on dit qu'un homme est crédule, on exprime par la qu'il se laisse penser n'importe quoi, qu'il subit l'apparence, qu'il subit l'opinion, qu'il est sans ressort. Mais quand on dit d'un homme d'entreprise qu'il a la foi, on veut dire justement le contraire. Ce sens si humain, si clair pour tous, est dénaturé par ceux qui veulent être crus. Car ils louent la foi, ils disent que la foi sauve, et en même temps ils rabaissent la foi au niveau de la plus sotte croyance. Ce nuage n'est pas près de s'éclaircir. Mettons-nous dedans ; ce n'est déjà plus qu'un brouillard. On discerne quelques contours, c'est mieux que rien.
Dans le fait ceux qui refusent de croire sont des hommes de foi ; on dit encore mieux de bonne foi, car c'est la marque de la foi qu'elle est bonne. Croire à la paix, c'est foi ; il faut ici vouloir ; il faut se rassembler tout, comme un homme qui verrait un spectre, et qui se jurerait à lui-même de vaincre cette apparence. Ici il faut croire d'abord, et contre l'apparence ; la foi va devant ; la foi est courage. Au contraire croire à la guerre, c'est croyance ; c'est penser agenouillé et bientôt couché. C'est avaler tout ce qui se dit ; c'est répéter ce qui a été dit et redit ; c'est penser mécaniquement. Remarquez qu'il n’y a aucun effort à faire pour être prophète de malheur ; toutes les raisons sont prêtes ; tous les lieux communs nous attendent. Il est presque inutile de lire un discours qui suit cette pente ; on sait d'avance ce qui sera dit, et c'est toujours la même chose. Quoi de plus facile que de craindre ?
La société née de la peur
Alain
Propos sur les pouvoirs
1925
1925
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On serait tenté d'expliquer toute l'organisation sociale par le besoin de manger et de se vêtir, l'Économique dominant et expliquant alors tout le reste ; seulement il est probable que le besoin d'organisation est antérieur au besoin de manger. On connaît des peuplades heureuses qui n'ont point besoin de vêtements et cueillent leur nourriture en étendant la main ; or elles ont des rois, des prêtres, des institutions, des lois, une police ; j'en conclus que l'homme est citoyen par nature.
J'en conclus autre chose, c'est que l'Économique n'est pas le premier des besoins. Le sommeil est bien plus tyrannique que la faim. On conçoit un état où l'homme se nourrirait sans peine ; mais rien ne le dispensera de dormir, si fort et si audacieux qu'il soit, il sera sans perceptions, et par conséquent sans défense, pendant le tiers de sa vie à peu près. Il est donc probable que ses premières inquiétudes lui vinrent de ce besoin-là ; il organisa le sommeil et la veille : les uns montèrent la garde pendant que les autres dormaient ; telle fut la première esquisse de la cité. La cité fut militaire avant d'être économique. Je crois que la Société est fille de la peur, et non pas de la faim. Bien mieux, je dirais que le premier effet de la faim a dû être de disperser les hommes plutôt que de les rassembler, tous allant chercher leur nourriture justement dans les régions les moins explorées. Seulement, tandis que le désir les dispersait, la peur les rassemblait. Le matin, ils sentaient la faim et devenaient anarchistes. Mais le soir ils sentaient la fatigue et la peur, et ils aimaient les lois.
Le verrou de Fragonard
Arasse (Daniel)
Le détail
1992
1992
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Dans Le verrou, peint par Fragonard entre 1776 et 1780, la moitié gauche de la toile est occupée par le baldaquin et le désordre du lit. On y voit des tentures et des draperies magnifiquement peintes, dans la ligne de ces pans de tissus où on a vu s'affirmer et s'afficher dans le tableau le pictural et le peintre. Dès 1785, pourtant, ils sont expliqués en liaison avec le sujet de la toile : "un intérieur d'appartement dans lequel sont un jeune homme et une jeune fille : celui-ci fermant le verrou de la porte, l'autre s'efforçant de l'empêcher. La scène se passe auprès d'un lit, dont le désordre indique le reste du sujet". Sans doute... Mais à la condition d'ajouter que cette indication du "reste du sujet" se fait par un reste de peinture, de la peinture qui est, si l'on peut dire, "en reste", surplus ou résidu opaques de la transparence descriptive et narrative.
Ce désordre est en effet difficile à justifier aussi bien du point de vue de la vraisemblance descriptive de l'appartement que de la cohérence narrative de la scène qui s'y déroule : le cadrage de l'image exclut toute information sur la façon dont sont retenues ces immenses draperies suspendues, énoncées purement comme de la peinture de draperies dans le tableau, de la draperie de peinture. Par ailleurs, le désordre considérable de ces draperies et de la literie se fait mal comprendre narrativement dans la mesure où il semble indiquer qu'a été déjà consommé (et avec quelle énergie !) l'acte que tente d'empêcher la jeune fille et que voudrait protéger la fermeture du verrou. (...)
Si, donc, le désordre du lit a quelque rapport avec ce reste du sujet qui ne serait pas représenté par l'action des figures, il n'indique pas ce reste selon la logique narrative de l'accessoire ou du détail "hiéroglyphique" à la manière de Greuze.
Le désordre du lit occupe la moitié de la toile, une zone qui, loin d'être "vide" comme on l'a malencontreusement écrit, est très pleine - de peinture précisément et d'une peinture dont la virtualité expressive obéit à ce que l'on pourrait appeler une logique configurative.S'amplifiant des dessins à l’œuvre, en même temps que l'ensemble se simplifie et évacue ses détails narratifs, les draperies et leur désordre précisent peu à peu leur organisation purement formelle pour devenir une figure de l'innommable "reste" du sujet : déplacés loin de la tête du lit (qui est située dans l'ombre vers l'extrême gauche de la toile), les oreillers se dessinent peu à peu pour faire surgir le profil d'une poitrine féminine qui s'enfoncerait dans l'ouverture rougeoyante de la draperie du fond et, en s'entrouvrant, les plis de cette dernière font deviner une secrète intimité, augurer la figure d'un sexe féminin. Au premier plan du lit, rendu visible par le rejet de la couverture, l'angle satiné du drap évoque une cuisse et un genou habillés du même tissu que le jupon de la jeune fille. Sur la gauche, la grande chute du rideau s'achève en deux gonflements vaguement sphériques qui ont l'air curieusement sans poids, reposant légèrement sur la table et ne suscitant pas la cassure affirmée que l'on attendrait dans la coulée rouge qui les domine - au point qu'on imaginerait presque ce tissu soulevé et tendu vers le haut plutôt que tombant sous son propre poids...
Ni narratif ni vide, ce désordre est plein de sens "virtuel". Les pans de tissu qui l'élaborent sont autant de pans de peinture où prend figure la pulsion des personnages, à "l'instant où le tout-puissant désir s'empare des deux êtres et les emporte irrésistiblement". Le reste, que le peintre ne pouvait pas décemment représenter, est présent, virtuel dans le corps même de la peinture, qui a charge de lui donner figure.
Des dessins à l'esquisse et à l’œuvre finale, le détail de cette configuration se précise à telle point qu'il n'a pu qu'être sciemment élaboré. (...) Plus encore que "l'objet du désir" que le peintre ne cesserait de "prendre pour objet", c'est le désir qui est ici, en lui-même, l'objet du peintre, son objet de peintre. L'idée proprement géniale que Fragonard élabore dans Le verrou consiste à figurer la force naturelle et surhumaine, sublime, de ce désir à travers l'emportement des figures, la syntaxe picturale de la peinture elle-même, et le détail d'une configuration déplacée.
Histoire, faits et interprétations
Arendt
Vérité et politique
1964
1964
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Est-ce qu’il existe aucun fait qui soit indépendant de l’opinion et de l’interprétation ? Des générations d’historiens et de philosophes de l’histoire n’ont-elles pas démontré l’impossibilité de constater des faits sans les interpréter, puisque ceux-ci doivent d’abord être extraits d’un chaos de purs événements (et les principes du choix ne sont assurément pas des données de fait), puis être arrangés en une histoire qui ne peut être racontée que dans une certaine perspective, qui n’a rien à voir avec ce qui a eu lieu à l’origine ? Il ne fait pas de doute que ces difficultés, et bien d’autres encore, inhérentes aux sciences historiques, soient réelles, mais elles ne constituent pas une preuve contre l’existence de la matière factuelle, pas plus qu’elles ne peuvent servir de justification à l’effacement des lignes de démarcation entre le fait, l’opinion et l’interprétation, ni d’excuse à l’historien pour manipuler les faits comme il lui plaît. Même si nous admettons que chaque génération ait le droit d’écrire sa propre histoire, nous refusons d’admettre qu’elle ait le droit de remanier les faits en harmonie avec sa perspective propre; nous n’admettons pas le droit de porter atteinte à la matière factuelle elle-même. Pour illustrer ce point, et nous excuser de ne pas pousser la question plus loin : durant les années vingt, Clémenceau, peu avant sa mort, se trouvait engagé dans une conversation amicale avec un représentant de la République de Weimar au sujet des responsabilités quant au déclenchement de la Première Guerre mondiale. On demanda à Clémenceau : «
À votre avis, qu’est-ce que les historiens futurs penseront de ce problème embarrassant et controversé ?
» Il répondit : «
Ça, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne.
»
L'art et le monde
Arendt
La crise de la culture
1961
1961
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Parmi les choses qu'on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans le monde fabriqué par l'homme, on distingue entre objets d'usage et œuvres d'art ; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire à une immortalité potentielle dans le cas de l’œuvre d'art. En tant que tels, ils se distinguent d'une part des produits de consommation, dont la durée au monde excède à peine le temps nécessaire à les préparer, et d'autre part, des produits de l'action, comme1es événements, les actes et les mots, tous en eux-mêmes si transitoires qu'ils survivraient à peine à l'heure ou au jour où ils apparaissent au monde, s'ils n'étaient conservés d'abord par la mémoire de l'homme, qui les tisse en récits, et puis par ses facultés de fabrication. Du point de vue de la durée pure, les œuvres d'art sont clairement supérieures à toutes les autres choses; comme elles durent plus longtemps au monde que n'importe quoi d'autre, elles sont les plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n'avoir aucune fonction dans le processus vital de la société ; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d'usage : mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d'utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine.
Le travail chez les grecs
Arendt
Condition de l'homme moderne
1958
1958
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Dire que le travail et l’artisanat étaient méprisés dans l’antiquité parce qu’ils étaient réservés aux esclaves, c’est un préjugé des historiens modernes. Les Anciens faisaient le raisonnement inverse : ils jugeaient qu’il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile de toutes les occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie. C’est même par ces motifs que l’on défendait et justifiait l’institution de l’esclavage. Travailler, c’était l’asservissement à la nécessité, et cet asservissement était inhérent aux conditions de la vie humaine. Les hommes étant soumis aux nécessités de la vie ne pouvaient se libérer qu’en dominant ceux qu’ils soumettaient de force à la nécessité. La dégradation de l’esclave était un coup du sort, un sort pire que la mort, car il provoquait une métamorphose qui changeait l’homme en un être proche des animaux domestiques. C’est pourquoi si le statut de l’esclave se modifiait, par exemple par l’affranchissement, ou si un changement des conditions politiques générales élevait certaines occupations au rang d’affaires publiques, la “nature” de l’esclave changeait automatiquement.
L’institution de l’esclavage dans l’antiquité (...) fut une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail. Ce que les hommes partagent avec les autres animaux, on ne le considérait pas comme humain. C’était d’ailleurs aussi la raison de la théorie grecque, si mal comprise, de la nature non humaine de l’esclave. Aristote, qui exposa si explicitement cette théorie et qui, sur son lit de mort, libéra ses esclaves, était sans doute moins inconséquent que les modernes ont tendance à le croire. Il ne niait pas que l’esclave fût capable d’être humain; il refusait de donner le nom d’ “hommes” aux membres de l’espèce humaine tant qu’ils étaient totalement soumis à la nécessité.
Liberté politique
Arendt
Qu'est-ce que la liberté ?
1954
1954
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Le champ où la liberté a toujours été connue, non comme un problème certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est le domaine politique. (...) En dépit de la grande influence que le concept d’une liberté intérieure non politique a exercée sur la tradition de la pensée, il semble qu’on puisse affirmer que l’homme ne saurait rien de la liberté intérieure s’il n’avait d’abord expérimenté une liberté qui soit une réalité tangible dans le monde. Nous prenons conscience d’abord de la liberté ou de son contraire dans notre rapport avec d’autres, non dans le commerce avec nous-mêmes. Avant de devenir un attribut de la pensée ou une qualité de la volonté, la liberté a été comprise comme le statut de l’homme libre, qui lui permettait de se déplacer, de sortir de son foyer, d’aller dans le monde et de rencontrer d’autres gens en actes et en paroles. (...)
Manifestement, la liberté ne caractérise pas toute forme de rapports humains et toute espèce de communauté. Là où des hommes vivent ensemble mais ne forment pas un corps politique - par exemple, dans les sociétés tribales ou dans l’intimité du foyer - les facteurs réglant leurs actions et leur conduite ne sont pas la liberté, mais les nécessités de la vie et le souci de sa conservation. En outre, partout où le monde fait par l’homme ne devient pas scène pour l’action et la parole - par exemple dans les communautés gouvernées de manière despotique qui exilent leurs sujets dans l’étroitesse du foyer et empêchent ainsi la naissance d’une vie publique - la liberté n’a pas de réalité mondaine. Sans une vie publique politiquement garantie, il manque à la liberté l’espace mondain où faire son apparition. Certes, elle peut encore habiter le cœur des hommes comme désir, volonté, souhait ou aspiration; mais le cœur humain, nous le savons tous, est un lieu très obscur, et tout ce qui se passe dans son obscurité ne peut être désigné comme un fait démontrable. La liberté comme fait démontrable et la politique coïncident et sont relatives l’une à l’autre comme deux côtés d’une même chose.
Parole et humanité
Arendt
Vies politiques
1974
1974
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Nous avons coutume aujourd’hui de ne voir dans l’amitié qu’un phénomène de l’intimité, où les amis s’ouvrent leur âme sans tenir compte du monde et de ses exigences. […] Aussi nous est-il difficile de comprendre l’importance politique de l’amitié. Lorsque, par exemple, nous lisons chez Aristote que la philia, l’amitié entre citoyens, est l’une des conditions fondamentales du bien-être commun, nous avons tendance à croire qu’il parle seulement de l’absence de factions et de guerre civile au sein de la cité. Mais pour les Grecs, l’essence de l’amitié consistait dans le discours. Ils soutenaient que seul un « parler-ensemble » constant unissait les citoyens dans une polis. Avec le dialogue se manifeste l’importance politique de l’amitié, et de son humanité propre. Le dialogue (à la différence des conversations intimes où les âmes individuelles parlent d’elles-mêmes), si imprégné qu’il puisse être du plaisir pris à la présence de l’ami, se soucie du monde commun, qui reste « inhumain » en un sens très littéral, tant que des hommes n’en débattent pas constamment. Car le monde n’est pas humain pour avoir été fait par des hommes, il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu’il est devenu objet de dialogue. Quelque intensément que les choses du monde nous affectent, quelque profondément qu’elles puissent nous émouvoir et nous stimuler, elles ne deviennent humaines pour nous qu’au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables. Tout ce qui ne peut devenir objet de dialogue peut bien être sublime, horrible ou mystérieux, voire trouver voix humaine à travers laquelle résonner dans le monde, mais ce n’est pas vraiment humain. Nous humanisons ce qui se passe dans le monde en nous parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains.
Une société de travailleurs sans travail
Arendt
Condition de l'homme moderne
1958
1958
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Plus proche, également décisif peut-être, voici un autre événement non moins menaçant. C'est l'avènement de l'automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait que l'on s'est simplement servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais pouvoir y parvenir.
Cela n'est vrai, toutefois, qu'en apparence. L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire.
La main et l'intelligence
Aristote
Les parties des animaux
IVe siècle av. J.-C.
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Anaxagore prétend que c'est parce qu'il a des mains que l'homme est le plus intelligent des animaux. Ce qui est rationnel plutôt, c'est de dire qu'il a des mains parce qu'il est intelligent. En effet, l'être le plus intelligent est celui qui est capable d'utiliser le plus grand nombre d'outils : or la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C'est donc à l'être capable d'acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l'outil de loin le plus utile, la main. Aussi ceux qui disent que l'homme n'est pas naturellement bien constitué, qu'il est le plus désavantagé des animaux, parce qu'il est sans chaussures, qu'il est nu et n'a pas d'armes pour combattre, sont dans l'erreur. Car les autres animaux n'ont chacun qu'un seul moyen de défense, et il ne leur est pas possible d'en changer. Ils sont forcés, pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir comme pour faire tout le reste, il leur est interdit de déposer l'armure qu'ils ont autour du corps et de changer l'arme qu'ils ont reçue en partage. L'homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours permis d'en changer, et même d'avoir l'arme qu'il veut quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne, elle devient lance ou épée, ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu'elle est capable de tout saisir et de tout tenir. La forme même que la nature a imaginée pour la main est adaptée à cette fonction. Elle est, en effet, divisée en plusieurs parties. Et le fait que ces parties peuvent s'écarter implique aussi pour elles la faculté de se réunir, tandis que la réciproque n'est pas vraie. Il est possible de s'en servir comme d'un organe unique, double ou multiple.
Le bonheur est le Souverain Bien
Aristote
Éthique à Nicomaque
Livre I
ch.5
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Revenons encore une fois sur le bien qui fait l’objet de nos recherches, et demandons-nous ce qu’enfin il peut être. En effet, le bien nous apparaît comme une chose dans telle action ou tel art, et comme une autre chose dans telle autre action ou tel autre art − il est autre en médecine qu’il n’est en stratégie, et ainsi de suite pour le reste des arts. Quel est donc le bien dans chacun de ces cas ? N’est-ce pas la fin en vue de quoi tout le reste est effectué ? En médecine, c’est la santé, en stratégie la victoire, dans l’art de bâtir, une maison, dans un autre art c’est une autre chose ; mais dans toute action comme dans tout choix, le bien est la fin, car c’est en vue de cette fin qu’on accomplit toujours le reste. Par conséquent, s’il y a une chose qui soit la fin de tous nos actes, c’est cette chose-là qui sera le bien réalisable − et s’il y a plusieurs choses, ce seront ces choses-là.
Puisque les fins sont manifestement multiples, et nous choisissons certaines d’entre elles (par exemple la richesse, les flûtes et en général les instruments) en vue d’autres choses, il est clair que ce ne sont pas là des fins parfaites, alors que le Bien Suprême est, de toute évidence, quelque chose de parfait. Il en résulte que s’il y a une seule chose qui soit une fin parfaite, elle sera le bien que nous cherchons, et s’il y en a plusieurs, ce sera la plus parfaite d’entre elles. Or, ce qui est digne d’être poursuivi par soi, nous le nommons plus parfait que ce qui est poursuivi pour une autre chose; et ce qui n’est jamais désirable en vue d’une autre chose, nous le déclarons plus parfait que les choses qui sont désirables à la fois par elles-mêmes et pour cette autre chose; enfin, nous appelons parfait − au sens absolu − ce qui est toujours désirable en soi-même et ne l’est jamais en vue d’une autre chose.
Or, le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d’une autre chose; au contraire, l’honneur, le plaisir, l’intelligence ou toute vertu quelconque, sont des biens que nous choisissons sûrement pour eux-mêmes (puisque, même si aucun avantage n’en découlait pour nous, nous les choisirions encore), mais nous les choisissons aussi en vue du bonheur, car c’est par leur intermédiaire que nous pensons devenir heureux. Par contre, le bonheur n’est jamais choisi en vue de ces biens, ni d’une manière générale en vue d’autre chose que lui-même.
Qu'est-ce que le temps ?
Augustin
Les confessions
397-401
397-401
Voir le texte
Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n'y aurait pas de temps passé; que si rien n'arrivait, il n'y aurait pas de temps à venir; que si rien n'était, il n'y aurait pas de temps présent.
Comment donc, ces deux temps, le passé et l'avenir, sont-ils, puisque le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent, s'il n'allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l'éternité. Donc, si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu'il est aussi, lui qui ne peut être qu'en cessant d'être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c'est qu'il tend à n'être plus. (...) Enfin, si l'avenir et le passé sont, je veux savoir où ils sont. Si je ne le puis, je sais du moins que, où qu'ils soient, ils n'y sont pas en tant que choses futures ou passées, mais sont choses présentes. (...) Quand nous racontons véridiquement le passé, ce qui sort de la mémoire, ce n'est pas la réalité même, la réalité passée, mais des mots, conçus d'après ces images qu'elle a fixées comme des traces dans notre esprit en passant par les sens. Mon enfance par exemple, qui n'est plus, est dans un passé qui n'est plus, mais quand je me la rappelle et la raconte, c'est son image que je vois dans le présent, image présente en ma mémoire. (...)
Ce qui m'apparaît maintenant avec la clarté de l'évidence, c'est que ni l'avenir, ni le passé n'existent. Ce n'est pas user de termes propres que de dire : “Il y a trois temps, le passé, le présent et l'avenir.” Peut-être dirait-on plus justement : “Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur.” Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c'est la mémoire; le présent du présent, c'est l'intuition directe; le présent de l'avenir, c'est l'attente. Si l'on me permet de m'exprimer ainsi, je vois et j'avoue qu'il y a trois temps, oui, il y en a trois.
Vérité révélée et philosophie
Averroès
Discours décisif
1180-1190
1180-1190
Voir le texte
1. Le propos de ce discours est de rechercher (…) si l'étude de la philosophie et des sciences (…) est permise par la Loi révélée, ou bien condamnée par elle, ou bien encore prescrite, soit en tant que recommandation, soit en tant qu'obligation. Nous disons donc :
2. Si l'acte de philosopher ne consiste en rien d'autre que dans l'examen rationnel des choses, et dans le fait de réfléchir sur eux en tant qu'ils constituent la preuve de l'existence de l'Artisan (…); et si la Révélation recommande bien aux hommes de réfléchir sur les choses et les y encourage, alors il est évident que l'activité désignée sous ce nom [de philosophie] est, en vertu de la Loi révélée, soit obligatoire, soit recommandée.
3. Que la Révélation nous appelle à réfléchir sur les choses en faisant usage de la raison, et exige de nous que nous les connaissions par ce moyen, voilà qui appert à l'évidence de maints versets du Livre de Dieu - béni et exalté soit-Il. En témoigne, par exemple, l'énoncé divin : «
Réfléchissez donc, ô vous qui êtes doués de clairvoyance
» (…); ou par exemple l’énoncé divin : «
que n’examinent-ils le royaume des cieux et de la terre
» (…).
18. Puisque donc cette révélation est la vérité, et qu’elle appelle à pratiquer l’examen rationnel qui assure la connaissance de la vérité, alors nous, musulmans, savons de science certaine que l’examen [des choses] par la démonstration n’entraînera nulle contradiction avec les enseignements apportés par le Texte révélé : car
la vérité ne peut être contraire à la vérité
, mais s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur.
19. S’il en est ainsi, et que l’examen aboutit à une connaissance quelconque à propos d’un étant quel qu’il soit, alors de deux choses l’une : soit sur cet étant le Texte révélé se tait, soit il énonce une connaissance à son sujet. Dans le premier cas, il n’y a même pas lieu à contradiction (…). Dans le second, de deux choses l’une : soit le sens manifeste de l’énoncé est en accord avec le résultat de la démonstration, soit il le contredit. S’il y a accord, il n’y a rien à en dire; s’il y a contradiction, alors il faut interpréter le sens obvie.
L'obstacle épistémologique
Bachelard
La formation de l'esprit scientifique
1938
1938
Voir le texte
Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c'est en termes d'obstacles qu'il faut poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s'agit pas de considérer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes, ni d'incriminer la faiblesse des sens et de l'esprit humain : c'est dans l'acte même de connaître, intimement, qu'apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C'est là que nous montrerons des causes de stagnation et même de régression, c'est là que nous décèlerons des causes d'inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n'est jamais immédiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n'est jamais " ce qu'on pourrait croire " mais il est toujours ce qu'on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand l'appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l'esprit même, fait obstacle à la spiritualisation.
L'idée de partir de zéro pour fonder et accroître son bien ne peut venir que dans des cultures de simple juxtaposition où un fait connu est immédiatement une richesse. Mais devant le mystère du réel, l'âme ne peut se faire, par décret, ingénue. Il est alors impossible de faire d'un seul coup table rase des connaissances usuelles. Face au réel, ce qu'on croit savoir clairement offusque ce qu'on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge de ses préjugés. Accéder à la science, c'est spirituellement rajeunir, c'est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé.
Qu'est-ce que la bioéthique ?
Baertschi (Bernard)
L'encyclopédie philosophique
http://encyclo-philo.fr/bioethique/
2016
2016
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La bioéthique est née de préoccupations morales suscitées par le développement de la médecine, de la recherche biomédicale et des biotechnologies. Toutefois, bien des questions soulevées à cette occasion n’étaient pas nouvelles et avaient occupé médecins, philosophes et théologiens depuis longtemps. Ce qui caractérise la bioéthique contemporaine, c’est son effort pour mettre en lumière des principes universels: le respect de l’autonomie, la bienfaisance et la justice. Les débats qu’ils ont suscités et la relative priorité qui est maintenant accordée à l’autonomie de la personne ont été accompagnés d’un changement profond de l’image du médecin et de la recherche: le modèle paternaliste classique est devenu difficile à défendre.
Respecter l’autonomie du patient, c’est rejeter toute instrumentalisation et donc respecter la dignité de la personne, c’est-à-dire sa valeur intrinsèque. Mais la personne n’est pas la seule entité qui possède une valeur intrinsèque; ainsi, assez naturellement, un souci bioéthique s’est étendu à d’autres entités: les animaux non humains, les êtres vivants et l’environnement, à qui un statut moral a été reconnu.
Les principes de la bioéthique disent comment il faut traiter les êtres qui possèdent un statut moral. Comme toute approche morale, la bioéthique doit répondre à ces deux questions: qui est-ce qui compte moralement et comment se comporter vis-à-vis de lui ? La question du comment en soulève à son tour deux: sur quelle théorie éthique fonder les principes et peut-on directement les appliquer au domaine de la bioéthique ? […] Bref, si la bioéthique est bien sûr liée à la déontologie médicale et aux déclarations de nature politique et juridique des institutions nationales et internationales, elle est aussi une discipline philosophique à part entière.
Etat veut dire domination
Bakounine
Lettre à la rédaction de « La Liberté »
5 Octobre 1872
5 Octobre 1872
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Nous pensons que la politique, nécessairement révolutionnaire, du prolétariat, doit avoir pour objet immédiat et unique la destruction des États. Nous ne comprenons pas qu'on puisse parler de la solidarité internationale lorsqu'on veut conserver les États, - à moins qu'on ne rêve l'État universel, c'est-à-dire l'esclavage universel, comme les grands empereurs et les papes, l'État par sa nature même étant une rupture de cette solidarité et par conséquent une cause permanente de guerre. Nous ne concevons pas non plus qu'on puisse parler de la liberté du prolétariat ou de la délivrance réelle des masses dans l'État et par l'État.
État veut dire domination
, et toute domination suppose l'assujettissement des masses et par conséquent leur exploitation au profit d'une minorité gouvernante quelconque.
Nous n'admettons pas, même comme transition révolutionnaire, ni les Conventions nationales, ni les Assemblées constituantes, ni les gouvernements provisoires, ni les dictatures soi-disant révolutionnaires; parce que nous sommes convaincus que la révolution n'est sincère, honnête et réelle que dans les masses, et que, lorsqu'elle se trouve concentrée entre les mains de quelques individus gouvernants, elle devient inévitablement et immédiatement la réaction. Telle est notre croyance, ce n'est pas ici le moment de la développer.
Les marxiens professent des idées toutes contraires. Ils sont les adorateurs du pouvoir de l'État, et nécessairement aussi les prophètes de la discipline politique et sociale, les champions de l'ordre établi de haut en bas, toujours au nom du suffrage universel et de la souveraineté des masses, auxquelles on réserve le bonheur et l'honneur d'obéir à des chefs, à des maîtres élus. (...)
Entre les marxiens et nous il y a un abîme. Eux, ils sont les gouvernementaux, nous les anarchistes quand même.
Désir et consommation
Baudrillard
Le Système des objets
1968
1968
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Le propre de notre société est que les autres systèmes de reconnaissance s'y résorbent progressivement au profit exclusif du code du "standing". Ce code s'impose évidemment plus ou moins selon le cadre social et le niveau économique, mais la fonction collective de la publicité est de nous y convertir. Ce code est moral, puisqu'il est sanctionné par le groupe et que toute infraction à ce code est plus ou moins culpabilisée. Ce code est totalitaire, nul n'y échappe : y échapper à titre privé ne signifie pas que nous ne participions pas chaque jour à son élaboration sur le plan collectif. (...) Toute personne se qualifie par ses objets. (...) Pour devenir objet de consommation, il faut que l'objet devienne signe. (...) Les objets de consommation constituent un lexique idéaliste de signes, où s'indique dans une matérialité fuyante le projet même de vivre. Ceci explique qu'il n'y ait pas de limites à la consommation. Si elle était ce pour quoi on la prend naïvement: une absorption, une dévoration, on devrait arriver à une saturation. Si elle était relative à l'ordre des besoins, on devrait s'acheminer vers une satisfaction. Or, nous savons qu'il n'en est rien : on veut consommer de plus en plus. Cette compulsion de consommation n'est pas due à quelque fatalité psychologique (qui a bu boira, etc.) ni à une simple contrainte de prestige. Si la consommation semble irrépressible, c'est justement qu'elle est une pratique idéaliste totale qui n'a plus rien à voir (au-delà d'un certain seuil) avec la satisfaction de besoins ni avec le principe de réalité. C'est qu'elle est dynamisée par le projet toujours déçu et sous-entendu dans l'objet. Le projet immédiatisé dans le signe transfère sa dynamique existentielle à la possession systématique et indéfinie d'objets/signes de consommation. Celle-ci ne peut dès lors que se dépasser, ou se réitérer continuellement pour rester ce quelle est : une raison de vivre. Le projet même de vivre, morcelé, déçu, signifié, se reprend et s'abolit dans les objets successifs. « Tempérer » la consommation ou vouloir établir une grille de besoins propre à la normaliser relève donc d'un moralisme naïf ou absurde.
Le loisir aliéné
Baudrillard
La société de consommation
1970
1970
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Le repos, la détente, l’évasion, la distraction sont peut-être des « besoins » : mais ils ne définissent pas en eux-mêmes l'exigence propre du loisir, qui est la consommation du temps. Le temps libre, c'est peut-être toute l'activité ludique dont on le remplit, mais c'est d'abord la liberté de perdre son temps, de le « tuer » éventuellement, de le dépenser en pure perte. (C'est pourquoi dire que le loisir est « aliéné » parce qu'il n'est que le temps nécessaire à la reconstitution de la force de travail est insuffisant. L ’ « aliénation » du loisir est plus profonde : elle ne tient pas à sa subordination directe au temps de travail, elle est liée à L'IMPOSSIBILITÉ MÊME DE PERDRE SON TEMPS). La véritable valeur d’usage du temps, celle qu’essaie désespérément de restituer le loisir, c’est d’être perdu. Les vacances sont cette quête d’un temps qu’on puisse perdre au sens plein du terme, sans que cette perte n’entre à son tour dans un processus de calcul, sans que ce temps ne soit (en même temps) de quelque façon « gagné ». Dans notre système de production et de forces productives, on ne peut que gagner son temps : cette fatalité pèse sur le loisir comme sur le travail. On ne peut que « faire valoir » son temps, fût-ce en en faisant un usage spectaculairement vide. Le temps libre des vacances reste la propriété privée du vacancier, un objet, un bien gagné par lui à la sueur de l’année, possédé par lui, dont il jouit comme de ses autres objets – et dont il ne saurait se dessaisir pour le donner, le sacrifier (comme on fait de l’objet dans le cadeau), pour le rendre à une disponibilité totale, à l’absence de temps qui serait la véritable liberté.
Les abeilles ont-elles un langage ?
Benveniste (Émile)
Problèmes de linguistique générale
1966
1966
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Appliquée au monde animal, la notion de langage n’a cours que par un abus de termes
. On sait qu’il a été impossible jusqu’ici d’établir que des animaux disposent, même sous une forme rudimentaire, d’un mode d’expression qui ait les caractères et les fonctions du langage humain. Toutes les observations sérieuses pratiquées sur les communautés animales, toutes les tentatives mises en œuvre au moyen de techniques variées pour provoquer ou contrôler une forme quelconque de langage assimilable à celui des hommes ont échoué. Il ne semble pas que ceux des animaux qui émettent des cris variés manifestent, à l’occasion de ces émissions vocales, des comportements d’où nous puissions inférer qu’ils se transmettent des messages « parlés ».
Les conditions fondamentales d’une communication proprement linguistique semblent faire défaut dans le monde des animaux même supérieurs
.
La question se pose autrement pour les abeilles, ou du moins on doit envisager qu’elle puisse se poser désormais.
Tout porte à croire – et le fait est observé depuis longtemps – que les abeilles ont le moyen de communiquer entre elles
. La prodigieuse organisation de leurs colonies, leurs activité différenciées et coordonnées, leur capacité de réagir collectivement devant des situations imprévues, font supposer qu’elles sont aptes à échanger de véritables messages. L’attention des observateurs s’est portée en particulier sur la manière dont les abeilles sont averties quand l’une d’entre elles a découvert une source de nourriture. L’abeille butineuse, trouvant par exemple au cours de son vol une solution sucrée par laquelle on l’amorce, s’en repaît aussitôt. Pendant qu’elle se nourrit, l’expérimentateur prend soin de la marquer. Puis elle retourne à sa ruche. Quelques instants après, on voit arriver au même endroit un groupe d’abeilles parmi lesquelles l’abeille marquée ne se trouve pas et qui viennent toutes de la même ruche qu’elle. Celle-ci doit avoir prévenu ses compagnes. Il faut même qu’elles aient été informées avec précision puisqu’elles parviennent sans guide à l’emplacement, qui est souvent à une grande distance de la ruche et hors de leur vue. Il n’y a pas d’erreur ni d’hésitation dans le repérage : si la butineuse a choisi une fleur entre d’autres qui pourraient également l’attirer, les abeilles qui viennent après son retour se portent sur celle-là et délaisseront les autres. Apparemment l’abeille exploratrice a désigné à ses compagnes le lieu d’où elle vient. Mais par quel moyen ?
Ce problème fascinant a défié longtemps les observateurs. On doit à
Karl von Frisch
(professeur de zoologie à l’Université de Munich) d’avoir, par des expériences qu’il poursuit depuis une trentaine d’années, posé les principes d’une solution. Ses recherches ont fait connaître les principes de la communication parmi les abeilles. Il a observé, dans une ruche transparente, le comportement de l’abeille qui rentre après une découverte de butin. Elle est aussitôt entourée par ses compagnes au milieu d’une grande effervescence, et celles-ci tendent vers elles leurs antennes pour recueillir le pollen dont elle est chargée, ou elles absorbent le nectar qu’elle dégorge. Puis, suivie par ses compagnes, elle exécute des danses. C’est ici le moment essentiel du procès et l’acte propre de la communication. L’abeille se livre, selon le cas, à deux danses différentes. L’une consiste à tracer des cercles horizontaux de droite à gauche, puis de gauche à droite successivement. L’autre, accompagnée d’un frétillement continu de l’abdomen (
wagging dance
), imite à peu près la figure d’un 8 : l’abeille court droit, puis décrit un tour complet vers la gauche, de nouveau court droit, recommence un tour complet sur la droite, et ainsi de suite. Après les danses, une ou deux abeilles quittent la ruche et se rendent droit à la source que la première a visitée, et, s’y étant gorgées, rentrent à la ruche où, à leur tour, elles se livrent aux mêmes danses, ce qui provoque de nouveaux départs, de sorte qu’après quelques allées et venues, des centaines d’abeilles se pressent à l’endroit où la butineuse a découvert la nourriture.
La danse en cercle et la danse en huit apparaissent donc comme de véritables messages par lesquels la découverte est signalée à la ruche
. Il restait à trouver la différence entre les deux danses. K. von Frisch a pensé qu’elle portait sur la nature du butin : la danse circulaire annoncerait le nectar, la danse en huit, le pollen.
Ces données
, avec leur interprétation, exposées en 1923, sont aujourd’hui notions courantes et déjà vulgarisées#. On comprend qu’elles aient suscité un vif intérêt. Mais même démontrées, elles
n’autorisaient pas à parler d’un véritable langage
.
Ces vues sont maintenant complètement renouvelées par les expériences que Karl von Frisch a poursuivies depuis, étendant et rectifiant ses premières observations. Il les a fait connaître en 1948 dans des publications techniques, et résumées très clairement en 1950 dans un petit volume qui reproduit des conférences données aux États-Unis. Après des milliers d’expériences d’une patience et d’une ingéniosité proprement admirables, il a réussi à déterminer la signification des danses. La nouveauté fondamentale est qu’elles se rapportent non, comme il l’avait d’abord cru, à la nature du butin, mais à la distance qui sépare ce butin de la ruche. La danse en cercle annonce que l’emplacement de la nourriture doit être cherché à une faible distance, dans un rayon de cent mètres environ autour de la ruche. Les abeilles sortent alors et se répandent autour de la ruche jusqu’à ce qu’elles l’aient trouvé. L’autre danse, que la butineuse accomplit en frétillant et en décrivant des huit (
wagging dance
), indique que le point est situé à une distance supérieure, au-delà de cent mètres et jusqu’à six kilomètres. Ce message comporte deux indications distinctes, l’une sur la distance propre, l’autre sur la direction. La distance est impliquée par le nombre de figures dessinées en un temps déterminé; elle varie toujours en raison inverse de leur fréquence. Par exemple, l’abeille décrit neuf à dix «huit» complets en quinze secondes quand la distance est de cent mètres, sept pour deux cent mètres, quatre et demi pour un kilomètre, et deux seulement pour six kilomètres. Plus la distance est grande, plus la danse est lente. Quant à la direction où le butin doit être cherché, c’est l’axe du «huit» qui la signale par rapport au soleil; selon qu’il incline à droite ou à gauche, cet axe indique l’angle que le lieu de la découverte forme avec le soleil. Et les abeilles sont capables de s’orienter même par temps couvert, en vertu d’une sensibilité particulière à la lumière polarisée. Dans la pratique, il y a de légères variations d’une abeille à l’autre ou d’une ruche à l’autre dans l’évaluation de la distance, mais non dans le choix de l’une ou de l’autre danse. Ces résultats sont le produit d’environ quatre mille expériences, que d’autres zoologistes, d’abord sceptiques, ont répété en Europe et aux Etats-Unis, et finalement confirmées. On a maintenant le moyen de s’assurer que c’est bien la danse, en ses deux variétés, qui sert aux abeilles à renseigner leurs compagnes sur leurs trouvailles et à les y guider par des indications portant sur la direction et la distance. Les abeilles, percevant l’odeur de la butineuse ou absorbant le nectar qu’elle déglutit, apprennent en outre la nature du butin. Elles prennent leur vol à leur tour et atteignent à coup sûr l’endroit. L’observateur peut dès lors, d’après le type et le rythme de la danse, prévoir le comportement de la ruche et vérifier les indications qui ont été transmises.
L’importance de ces découvertes pour les études de psychologie animale n’a pas besoin d’être soulignée. Nous voudrions insister ici sur un aspect moins visible du problème auquel K. von Frisch, attentif à décrire objectivement ses expériences, n’a pas touché. Nous sommes pour la première fois en mesure de spécifier avec quelque précision le mode de communication employé dans une colonie d’insectes; et pour la première fois nous pouvons nous représenter le fonctionnement d’un «langage» animal.
Il peut être utile de marquer brièvement en quoi il est ou il n’est pas un langage, et comment ces observations sur les abeilles aident à définir, par ressemblance ou par contraste, le langage humain
.
Les abeilles apparaissent capables de produire et de comprendre un véritable message, qui enferme plusieurs données. Elles peuvent donc enregistrer des relations de position et de distance; elles peuvent les conserver en «mémoire»; elles peuvent les communiquer en les symbolisant par divers comportements somatiques. Le fait remarquable est d’abord qu’elles manifestent une
aptitude à symboliser
: il y a bien correspondance «conventionnelle» entre leur comportement et la donnée qu’il traduit. Ce rapport est perçu par les autres abeilles dans les termes où il leur est transmis et devient moteur d’action.
Jusqu’ici nous trouvons, chez les abeilles, les conditions mêmes sans lesquelles aucun langage n’est possible, la capacité de formuler et d’interpréter un «signe» qui renvoie à une certaine «réalité», la mémoire de l’expérience et l’aptitude à la décomposer
.
Le message transmis contient trois données, les seules identifiables jusqu’ici : l’existence d’une source de nourriture, sa distance, sa direction. On pourrait ordonner ces éléments d’une manière un peu différente. La danse en cercle indique simplement la présence du butin, impliquant qu’il est à faible distance. Elle est fondée sur le principe mécanique du «tout ou rien». L’autre danse formule vraiment une communication; cette fois, c’est l’existence de la nourriture qui est implicite dans les deux données (distance, direction) expressément énoncées. On voit ici plusieurs points de ressemblance au langage humain. Ces procédés mettent en œuvre un symbolisme véritable bien que rudimentaire, par lequel les données objectives sont transposés en gestes formalisés, comportant des éléments variables et de « signification » constante.
En outre, la situation et la fonction sont celles d’un langage, en ce sens que le système est valable à l’intérieur d’une communauté donnée et que chaque membre de cette communauté est apte à l’employer ou à le comprendre dans les mêmes termes
.
Mais les différences sont considérables et elles aident à prendre conscience de ce qui caractérise en propre le langage humain
. Celle-ci, d’abord essentielle, que le message des abeilles consiste entièrement dans la danse, sans intervention d’un appareil «vocal», alors qu’il n’y a pas de langage sans voix. D’où, une autre différence, qui est d’ordre physique. N’étant pas vocale mais gestuelle, la communication chez les abeilles s’effectue nécessairement dans des conditions qui permettent une perception visuelle, sous l’éclairage de jour; elle ne peut avoir lieu dans l’obscurité. Le langage humain ne connaît pas cette limitation.
Une différence capitale apparaît aussi dans la situation où la communication a lieu.
Le message des abeilles n’appelle aucune réponse de l’entourage, sinon une certaine conduite, qui n’est pas une réponse. Cela signifie que les abeilles ne connaissent pas le dialogue, qui est la condition du langage humain
. Nous parlons à d’autres qui parlent, telle est la réalité humaine. Cela révèle un nouveau contraste. Parce qu’il n’y a pas de dialogue pour les abeilles, la communication se réfère seulement à une certaine donnée objective. Il ne peut y avoir de communication relative à une donnée « linguistique » ; déjà parce qu’il n’y a pas de réponse, la réponse étant une réaction linguistique à une manifestation linguistique ; mais aussi en ce sens que le message d’une abeille ne peut être reproduit par une autre qui n’aurait pas vu elle-même les choses que la première annonce. On n’a pas constaté qu’une abeille aille par exemple porter dans une autre ruche le message qu’elle a reçu dans la sienne, ce qui serait une manière de transmission ou de relais. On voit la différence avec le langage humain, où, dans le dialogue, la référence à l’expérience objective et la réaction à la manifestation linguistique s’entremêlent librement et à l’infini.
L’abeille ne construit pas de message à partir d’un autre message
. Chacune de celles qui, alertées par la danse de la butineuse, sortent et vont se nourrir à l’endroit indiqué, reproduit quand elle rentre la même information, non d’après le message premier, mais d’après la réalité qu’elle vient de constater. Or le caractère du langage est de procurer un substitut de l’expérience apte à être transmis sans fin dans le temps et l’espace, ce qui est le propre de notre symbolisme et le fondement de la tradition linguistique.
Si nous considérons maintenant le contenu du message, il sera facile d’observer qu’il se rapporte toujours et seulement à une donnée, la nourriture, et que les seules variantes qu’il comporte sont relatives à des données spatiales.
Le contraste est évident avec l’illimité des contenus du langage humain
. De plus, la conduite qui signifie le message des abeilles dénote un symbolisme particulier qui consiste en un décalque de la situation objective, de la seule situation qui donne lieu à un message, sans variation ni transposition possible. Or, dans le langage humain, le symbole en général ne configure pas les données de l’expérience, en ce sens qu’il n’y a pas de rapport nécessaire entre la référence objective et la forme linguistique. Il aurait ici beaucoup de distinctions à faire au point de vue du symbolisme humain dont la nature et le fonctionnement ont été peu étudiés. Mais la différence subsiste.
Un dernier caractère de la communication chez les abeilles l’oppose fortement aux langues humaines. Le message des abeilles ne se laisse pas analyser. Nous n’y pouvons voir qu’un contenu global, la seule différence étant liée à la position spatiale de l’objet relaté. Mais il et impossible de décomposer ce contenu en ses éléments formateurs, en ses « morphèmes », de manière à faire correspondre chacun de ses morphèmes à un élément de l’énoncé. Le langage humain se caractérise justement par là. Chaque énoncé se ramène à des éléments qui se laissent combiner librement selon des règles définies, de sorte qu’un nombre assez réduit de morphèmes permet un nombre considérable de combinaisons, d’où naît la variété du langage humain, qui est capacité de tout dire. Une analyse plus approfondie du langage montre que ces morphèmes, éléments de signification, se résolvent à leur tour en phonèmes, éléments d’articulation dénués de signification, moins nombreux encore, dont l’assemblage sélectif et distinctif fournit les unités signifiantes. Ces phonèmes « vides », organisés en systèmes, forment la base de toute langue. Il est manifeste que le langage des abeilles ne laisse pas isoler de pareils constituants; il ne se ramène pas à des éléments identifiables et distinctifs.
L’ensemble de ces observations fait apparaître la différence essentielle entre les procédés de communication découverts chez les abeilles et notre langage.
Cette différence se résume dans le terme qui nous semble le mieux approprié à définir le mode de communication employé par les abeilles; ce n’est pas un langage, c’est un code de signaux
. Tous les caractères en résultent : la fixité du contenu, l’invariabilité du message, le rapport à une seule situation, la nature indécomposable de l’énoncé, sa transmission unilatérale. Il reste néanmoins significatif que ce code, la seule forme de «langage» qu’on ait pu jusqu’ici découvrir chez les animaux, soit propre à des insectes vivant en société. C’est aussi la société qui est la condition du langage. Ce n’est pas le moindre intérêt des découvertes de K. von Frisch, outre les révélations qu’elles nous apportent sur le monde des insectes, que d’éclairer indirectement les conditions du langage humain et du symbolisme qu’il suppose. Il se peut que le progrès des recherches nous fasse pénétrer plus avant dans la compréhension des ressorts et des modalités de ce mode de communication, mais d’avoir établi qu’il existe et quel il est et comment il fonctionne, signifie déjà que nous verrons mieux où commence le langage et comment l’homme se délimite.
Inaccessibilité de la conscience
Berger (Gaston)
La Présence d'Autrui
1957
1957
Voir le texte
Mon âme est bien à moi, mais j'y suis enfermé(...). Les autres ne peuvent violer ma conscience, mais je ne puis leur en ouvrir l'accès, même lorsque je le souhaite le plus vivement. Mes gestes et mes paroles sont des signes sans contrepartie. Ils peuvent seulement faire allusion à une expérience que j'éprouve mais que ceux à qui je m'adresse ne pourront jamais avoir. Mon succès apparent cachait ainsi une défaite totale. Seule la subjectivité est une existence véritable, mais elle est, par essence, incommunicable. Je suis tout seul et comme muré en moi-même moins solitaire qu'isolé. Mon jardin secret est une prison. Je découvre en même temps que l'univers des autres m'est aussi exactement interdit que le mien leur est fermé. Plus encore que ma souffrance propre, c'est la souffrance d'autrui qui me révèle douloureusement mon irréductible séparation. Quand mon ami souffre, je puis sans doute l'aider par des gestes efficaces, je peux le réconforter par mes paroles, essayer de compenser par la douceur de ma tendresse la douleur qui le déchire. Celle-ci pourtant me demeure toujours extérieure. Son épreuve lui reste strictement personnelle. Je souffre autant que lui, plus peut-être, mais toujours autrement que lui ; je ne suis jamais tout à fait « avec » lui. L'expérience de la mort de l'autre est encore plus bouleversante. A cet événement exceptionnel qui anéantit celui que j'aime ou qui le transporte peut-être dans quelque autre monde où je n'ai point accès, j'assiste en étranger. Le déchirement qu'opère en moi la pensée d'une fin que je vois approcher n'est que ma tristesse. L'angoisse que j'éprouve pour la destinée de mon ami reste mon angoisse. Que je m'applique à rendre sa mort plus douce ou plus résignée ne supprime pas le fait que l'épreuve m'en demeure interdite. On meurt comme on est né, tout seul, les autres n'y peuvent rien. Enfermé dans la souffrance, isolé dans le plaisir, solitaire dans la mort, réduit à chercher des indices ou des correspondances dont l'exactitude n'est jamais vérifiable, l'homme est condamné, par sa condition même, à ne jamais satisfaire un désir de communication auquel il ne saurait renoncer.
Difficulté de la connaissance de soi
Bergson
La pensée et le mouvant
1903-1923
1903-1923
Voir le texte
Tout le monde a pu remarquer qu'il est plus malaisé d'avancer dans la connaissance de soi que dans celle du monde extérieur. Hors de soi, l'effort pour apprendre est naturel ; on le donne avec une facilité croissante ; on applique des règles. Au dedans, l'attention doit rester tendue et le progrès devenir de plus en plus pénible ; on croirait remonter la pente de la nature. N'y a-t-il pas là quelque chose de surprenant ? Nous sommes intérieurs à nous-mêmes, et notre personnalité est ce que nous devrions le mieux connaître. Point du tout ; notre esprit y est comme étranger, tandis que la matière lui est familière et que, chez elle, il se sent chez lui. Mais c'est qu'une certaine ignorance de soi est peut être utile à un être qui doit s'extérioriser pour agir ; elle répond à une nécessité de la vie. Notre action s'exerce sur la matière, et elle est d'autant plus efficace que la connaissance de la matière a été poussée plus loin. Sans doute il est avantageux, pour bien agir, de penser à ce qu'on fera, de comprendre ce qu'on a fait, de se représenter ce qu'on aurait pu faire : la nature nous y invite ; c'est un des traits qui distinguent l'homme de l'animal, tout entier à l'impression du moment. Mais la nature ne nous demande qu'un coup d'œil à l'intérieur de nous-mêmes : nous apercevons bien alors l'esprit, mais l'esprit se préparant à façonner la matière, s'adaptant par avance à elle, se donnant je ne sais quoi de spatial, de géométrique, d'intellectuel. Une connaissance de l'esprit, dans ce qu'il a de proprement spirituel, nous éloignerait plutôt du but. Nous nous en approchons, au contraire, quand nous étudions la structure des choses. Ainsi la nature détourne l'esprit de l'esprit, tourne l'esprit vers la matière.
L'Homo faber
Bergson
L'évolution créatrice
Ch.2
1907
1907
Voir le texte
En ce qui concerne l'intelligence humaine, on n'a pas assez remarqué que l'invention mécanique a d'abord été sa démarche essentielle, qu'aujourd'hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l'utilisation d'instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les modifications de l'humanité retardent d'ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d'une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté. Un siècle a passé depuis l'invention de la machine à vapeur, et nous commençons seulement à ressentir la secousse profonde qu'elle nous a donnée. La révolution qu'elle a opérée dans l'industrie n'en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes. (...)
Dans des milliers d'années, quand le recul du passé n'en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu'on s'en souvienne encore; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas
Homo sapiens
, mais
Homo faber
. En définitive,
l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d'en varier indéfiniment la fabrication
.
L'objet de l'art
Bergson
Le rire
1899
1899
Voir le texte
Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature. Nos yeux, aidés de notre mémoire, découperaient dans l’espace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. Notre regard saisirait au passage, sculptés dans le marbre vivant du corps humain, des fragments de statue aussi beaux que ceux de la statuaire antique. Nous entendrions chanter au fond de nos âmes, comme une musique quelquefois gaie, plus souvent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre vie intérieure. Tout cela est autour de nous, tout cela est en nous, et pourtant rien de tout cela n’est perçu par nous distinctement. Entre la nature et nous, que dis-je ? entre nous et notre propre conscience, un voile s’interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l’artiste et le poète. Quelle fée a tissé ce voile ? Fut-ce par malice ou par amitié ? Il fallait vivre, et la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu’elles ont à nos besoins. Vivre consiste à agir. Vivre, c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois voir, j’écoute et je crois entendre, je m’étudie et je crois lire dans le fond de mon cœur. Mais ce que je vois et ce que j’entends du monde extérieur, c’est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même, c’est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l’action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu’une simplification pratique. Dans la vision qu’ils me donnent des choses et de moi-même, les différences inutiles à l’homme sont effacées, les ressemblances utiles à l’homme sont accentuées, des routes me sont tracées à l’avance où mon action s’engagera. Ces routes sont celles où l’humanité entière a passé avant moi. Les choses ont été classées en vue du parti que j’en pourrai tirer. Et c’est cette classification que j’aperçois, beaucoup plus que la couleur et la forme des choses. Sans doute l’homme est déjà très supérieur à l’animal sur ce point. Il est peu probable que l’œil du loup fasse une différence entre le chevreau et l’agneau ; ce sont là, pour le loup, deux proies identiques, étant également faciles à saisir, également bonnes à dévorer. Nous faisons, nous, une différence entre la chèvre et le mouton ; mais distinguons-nous une chèvre d’une chèvre, un mouton d’un mouton ? L’individualité des choses et des êtres nous échappe toutes les fois qu’il ne nous est pas matériellement utile de l’apercevoir. Et là même où nous la remarquons (comme lorsque nous distinguons un homme d’un autre homme), ce n’est pas l’individualité même que notre œil saisit, c’est-à-dire une certaine harmonie tout à fait originale de formes et de couleurs, mais seulement un ou deux traits qui faciliteront la reconnaissance pratique.
Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. Je ne parle pas de ce détachement voulu, raisonné, systématique, qui est œuvre de réflexion et de philosophie. Je parle d’un détachement naturel, inné à la structure du sens ou de la conscience, et qui se manifeste tout de suite par une manière virginale, en quelque sorte, de voir, d’entendre ou de penser. Si ce détachement était complet, si l’âme n’adhérait plus à l’action par aucune de ses perceptions, elle serait l’âme d’un artiste comme le monde n’en a point vu encore. Elle excellerait dans tous les arts à la fois, ou plutôt elle les fondrait tous en un seul. Elle apercevrait toutes choses dans leur pureté originelle, aussi bien les formes, les couleurs et les sons du monde matériel que les plus subtils mouvements de la vie intérieure. Mais c’est trop demander à la nature. Pour ceux mêmes d’entre nous qu’elle a faits artistes, c’est accidentellement, et d’un seul côté, qu’elle a soulevé le voile. C’est dans une direction seulement qu’elle a oublié d’attacher la perception au besoin. Et comme chaque direction correspond à ce que nous appelons un sens, c’est par un de ses sens, et par ce sens seulement, que l’artiste est ordinairement voué à l’art. De là, à l’origine, la diversité des arts. De là aussi la spécialité des prédispositions. Celui-là s’attachera aux couleurs et aux formes, et comme il aime la couleur pour la couleur, la forme pour la forme, comme il les perçoit pour elles et non pour lui, c’est la vie intérieure des choses qu’il verra transparaître à travers leurs formes et leurs couleurs. Il la fera entrer peu à peu dans notre perception d’abord déconcertée. Pour un moment au moins, il nous détachera des préjugés de forme et de couleur qui s’interposaient entre notre œil et la réalité. Et il réalisera ainsi la plus haute ambition de l’art, qui est ici de nous révéler la nature. — D’autres se replieront plutôt sur eux-mêmes. Sous les mille actions naissantes qui dessinent au-dehors un sentiment, derrière le mot banal et social qui exprime et recouvre un état d’âme individuel, c’est le sentiment, c’est l’état d’âme qu’ils iront chercher simple et pur. Et pour nous induire à tenter le même effort sur nous-mêmes, ils s’ingénieront à nous faire voir quelque chose de ce qu’ils auront vu : par des arrangements rythmés de mots, qui arrivent ainsi à s’organiser ensemble et à s’animer d’une vie originale, ils nous disent, ou plutôt ils nous suggèrent, des choses que le langage n’était pas fait pour exprimer. — D’autres creuseront plus profondément encore. Sous ces joies et ces tristesses qui peuvent à la rigueur se traduire en paroles, ils saisiront quelque chose qui n’a plus rien de commun avec la parole, certains rythmes de vie et de respiration qui sont plus intérieurs à l’homme que ses sentiments les plus intérieurs, étant la loi vivante, variable avec chaque personne, de sa dépression et de son exaltation, de ses regrets et de ses espérances. En dégageant, en accentuant cette musique, ils l’imposeront à notre attention ; ils feront que nous nous y insérerons involontairement nous-mêmes, comme des passants qui entrent dans une danse. Et par là ils nous amèneront à ébranler aussi, tout au fond de nous, quelque chose qui attendait le moment de vibrer. — Ainsi, qu’il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même.
La religion défense contre l'idée de la mort
Bergson
Les Deux Sources de la Morale et de la Religion
1932
1932
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Les animaux ne savent pas qu’ils doivent mourir. Sans doute il en est parmi eux qui distinguent le mort du vivant : entendons par là que la perception du mort et celle du vivant ne déterminent pas chez eux les mêmes mouvements, les mêmes actes, les mêmes attitudes; cela ne veut pas dire qu’ils aient l’idée générale de la mort, non plus d’ailleurs que l’idée générale de la vie, non plus qu’aucune autre idée générale, en tant du moins que représentée à l’esprit et non pas simplement jouée par le corps. Tel animal « fera le mort » pour échapper à un ennemi; mais c'est nous qui désignons ainsi son attitude; quant à lui, il ne bouge pas parce qu’il sent qu’en remuant il attirerait ou ranimerait l’attention, qu’il provoquerait l’agression, que le mouvement appelle le mouvement. On a cru trouver des cas de suicide chez les animaux; a supposer qu’on ne se soit pas trompé, la distance est grande entre faire ce qu’il faut pour mourir et savoir qu’on en mourra; autre chose est accomplir un acte, même bien combiné, même approprié, autre chose imaginer l’état qui s’ensuivra. Mais admettons même que l’animal ait l’idée de la mort. Il ne se représente certainement pas qu’il est destiné à mourir, qu’il mourra de mort naturelle si ce n’est pas de mort violente. Il faudrait pour cela une série d’observations faites sur d’autres animaux, puis une synthèse, enfin un travail de généralisation qui offre déjà un caractère scientifique. A supposer que l’animal pût esquisser un tel effort, ce serait pour quelque chose qui en valût la peine; or, rien ne lui serait plus inutile que de savoir qu’il doit mourir. Il a plutôt intérêt à l’ignorer. Mais l’homme sait qu’il mourra. Tous les autres vivants, cramponnés à la vie, en adoptent simplement l’élan. S’ils ne se pensent pas eux-mêmes
sub specie æterni
, leur confiance, perpétuel empiétement du présent sur l’avenir, est la traduction de cette pensée en sentiment. Mais avec l’homme apparaît la réflexion, et par conséquent la faculté d’observer sans utilité immédiate, de comparer entre elles des observations provisoirement désintéressées, enfin d’induire et de généraliser. Constatant que tout ce qui vit autour de lui finit par mourir, il est convaincu qu’il mourra lui-même. La nature, en le dotant d’intelligence, devait bon gré mal gré l’amener à cette conviction. Mais cette conviction vient se mettre en travers du mouvement de la nature. Si l’élan de vie détourne tous les autres vivants de la représentation de la mort, la pensée de la mort doit ralentir chez l’homme le mouvement de la vie. Elle pourra plus tard s’encadrer dans une philosophie qui élèvera l’humanité au dessus d’elle-même et lui donnera plus de force pour agir. Mais elle est d’abord déprimante, et elle le serait encore davantage si l’homme n’ignorait, certain qu’il est de mourir, la date où il mourra. L’événement a beau devoir se produire : comme on constate à chaque instant qu’il ne se produit pas, l’expérience négative continuellement répétée se condense en un doute à peine conscient qui atténue les effets de la certitude réfléchie. Il n’en est pas moins vrai que la certitude de mourir, surgissant avec la réflexion dans un monde d’êtres vivants qui était fait pour ne penser qu’à vivre, contrarie l’intention de la nature. Celle-ci va trébucher sur l’obstacle qu’elle se trouve avoir placé sur son propre chemin. Mais elle se redresse aussitôt. A l’idée que la mort est inévitable elle oppose l’image d’une continuation de la vie après la mort; cette image, lancée par elle dans le champ de l’intelligence où vient de s’installer l’idée, remet les choses en ordre ; la neutralisation de l’idée par l’image manifeste alors l’équilibre même de la nature, se retenant de glisser. Nous nous retrouvons donc devant le jeu tout particulier d’images et d’idées qui nous a paru caractériser la religion à ses origines. Envisagée de ce second point de vue, la religion est une réaction défensive de la nature contre la représentation, par l’intelligence, de l’inévitabilité de la mort.
Langage et société
Bergson
La pensée et le mouvant
1934
1934
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L’homme est organisé pour la cité comme la fourmi pour la fourmilière, avec cette différence pourtant que la fourmi possède les moyens tout faits d’atteindre le but, tandis que nous apportons ce qu’il faut pour les réinventer et par conséquent pour en varier la forme. Chaque mot de notre langue a donc beau être conventionnel, le langage n’est pas une convention, et il est aussi naturel à l’homme de parler que de marcher. Or, quelle est la fonction primitive du langage ? C’est d’établir une communication en vue d’une coopération. Le langage transmet des ordres ou des avertissements. Il prescrit ou il décrit. Dans le premier cas, c’est l’appel à l’action immédiate; dans le second, c’est le signalement de la chose ou de quelqu’une de ses propriétés, en vue de l’action future. Mais, dans un cas comme dans l'autre, la fonction est industrielle, commerciale, militaire, toujours sociale. Les choses que le langage décrit ont été découpées dans le réel par la perception humaine en vue du travail humain. Les propriétés qu'il signale sont les appels de la chose à une activité humaine. Le mot sera donc le même, comme nous le disions, quand la démarche suggérée sera la même, et notre esprit attribuera à des choses diverses la même propriété, se les représentera de la même manière, les groupera enfin sous la même idée, partout où la suggestion du même parti à tirer, de la même action à faire, suscitera le même mot. Telles sont les origines du mot et de l’idée.
Le temps réel échappe aux mathématiques
Bergson
La pensée et le mouvant
1934
1934
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Le temps réel échappe aux mathématiques. Son essence étant de passer, aucune de ses parties n'est encore là quand une autre se
présente. La superposition de partie à partie en vue de la mesure est donc impossible, inimaginable, inconcevable. Dans le cas du temps,
l'idée de superposition impliquerait absurdité, car tout effet de la durée, qui sera superposable à lui-même, et par conséquent mesurable,
aura pour essence de ne pas durer. Nous savions bien, depuis nos années de collège, que la durée se mesure par la trajectoire d'un mobile
et que le temps mathématique est une ligne ; mais nous n'avions pas encore remarqué que cette opération tranche radicalement sur toutes
les autres opérations de mesure, car elle ne s'accomplit pas sur un aspect représentatif de ce qu'on veut mesurer, mais sur quelque chose
qui l'exclut. La ligne qu'on mesure est immobile, le temps est mobilité. La ligne est du tout fait, le temps est ce qui se fait et même ce qui
fait que tout se fait. Jamais la mesure du temps ne porte sur la durée en tant que durée : on compte seulement un certain nombre
d'extrémités d'intervalles ou de moments, i.e., en somme, des arrêts virtuels du temps. Poser qu'un événement se produira au bout d'un
temps t, c'est simplement exprimer qu'on aura compté, d'ici là, un nombre t de simultanéité d'un certain genre. Entre les simultanéités, se
produira tout ce qu'on voudra. Le temps pourrait s'accélérer énormément, et même infiniment : rien ne serait changé pour le
mathématicien, pour le physicien, pour l'astronome. Profonde serait pourtant la différence au regard de la conscience. Ce ne serait plus
pour elle, du jour au lendemain, d'une heure à l'heure suivante, la même fatigue d'attendre. De cette attente déterminée, et de sa cause extérieure, la science ne peut tenir compte : même quand elle porte sur le temps qui se déroule ou se déroulera, elle le traite comme s'il
s'était déroulé. C'est d'ailleurs fort naturel. Son rôle est de prévoir. Elle extrait et retient du monde matériel ce qui est susceptible de se
répéter et de se calculer, par conséquent ce qui ne dure pas. Elle ne fait ainsi qu'appuyer dans la direction du sens commun, lequel est un
commencement de science : couramment, quand nous parlons du temps nous pensons à la mesure de la durée, et non pas à la
durée même. Mais cette durée que la science élimine, qu'il est difficile de concevoir et d'exprimer, on la sent et on la vit.
Le langage et l'ineffable
Bergson
Le rire
1899
1899
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Entre la nature et nous, que dis-je ? entre nous et notre propre conscience, un voile s'interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l'artiste et le poète. (...) Il fallait vivre, et la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu'elles ont à nos besoins. Vivre consiste à agir. Vivre, c'est n'accepter des objets que l'impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s'obscurcir ou ne nous arriver que confusément. (...) Ce que je vois et ce que j'entends du monde extérieur, c'est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite; ce que je connais de moi-même, c'est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l'action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu'une simplification pratique. (...) L'individualité des choses et des êtres nous échappe toutes les fois qu'il ne nous est pas matériellement utile de l'apercevoir.
(...) Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect le plus banal, s'insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. (...) Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes.
Les deux mémoires
Bergson
Matière et mémoire
1896
1896
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J'étudie une leçon, et pour l'apprendre par cœur, je la lis en scandant chaque vers, je la répète ensuite un certain nombre de fois. À chaque lecture nouvelle un progrès s'accomplit; les mots se lient de mieux en mieux; ils finissent par s'organiser ensemble; à ce moment précis, je sais ma leçon par cœur; on dit qu'elle est devenue souvenir, qu'elle s'est imprimée dans ma mémoire.
Je cherche maintenant comment la leçon a été apprise, et je me représente les phases par lesquelles j'ai passé tour à tour. Chacune des lectures successives me revient alors à l'esprit avec son individualité propre. Je la revois avec les circonstances qui l'accompagnaient et qui l'encadrent encore; elle se distingue de celles qui précèdent et de celles qui suivent par la place qu'elle a occupée dans le temps : bref, chacune de ces lectures repasse devant moi, comme un événement déterminé de mon histoire. On dira encore que ces images sont devenues souvenirs dès qu'elles se sont imprimées dans ma mémoire. On emploie les mêmes mots dans les deux cas. S'agit-il bien de la même chose ? Le souvenir de la leçon en tant qu'apprise par cœur a tous les caractères d'une habitude. Comme l'habitude, il s'acquiert par la répétition d'un même effort (...). Au contraire, le souvenir de telle lecture particulière, la seconde ou la troisième, par exemple, n'a aucun des caractères de l'habitude. L'image s'en est nécessairement imprimée du premier coup dans ma mémoire, puisque les autres lectures constituent, par définition même, des souvenirs différents. C'est comme un événement de ma vie; il a pour essence de porter une date, et de ne pouvoir par conséquent se répéter.
Qu'est-ce que la conscience ?
Bergson
La conscience et la vie
1911
1911
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Qui dit esprit dit avant tout conscience. Mais, qu'est-ce que la conscience ? Vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi concrète, aussi constamment présente à l'expérience de chacun de nous. Mais sans donner de la conscience une définition qui serait moins claire qu'elle, je puis la caractériser par son trait le plus apparent : conscience signifie d'abord mémoire. La mémoire peut manquer d'ampleur; elle peut n'embrasser qu'une faible partie du passé; elle peut ne retenir que ce qui vient d'arriver; mais la mémoire est là, ou bien alors la conscience n'y est pas. Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l'inconscience ? Quand Leibniz disait de la matière que c'est "un esprit instantané", ne la déclarait-il pas, bon gré, mal gré, insensible ? Toute conscience est donc mémoire − conservation et accumulation du passé dans le présent.
Mais toute conscience est anticipation de l'avenir. Considérez la direction de votre esprit à n'importe quel moment : vous trouverez qu'il s'occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L'attention est une attente, et il n'y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L'avenir est là; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l'avenir.
Retenir ce qui n'est déjà plus, anticiper sur ce qui n'est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience. Il n'y aurait pas pour elle de présent, si le présent se réduisait à l'instant mathématique. Cet instant n'est que la limite, purement théorique, qui sépare le passé de l'avenir; il peut à la rigueur être conçu, il n'est jamais perçu; quand nous croyons le surprendre, il est déjà loin de nous. Ce que nous percevons en fait, c'est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé immédiat et notre avenir imminent. Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés; s'appuyer et se pencher ainsi est le propre d'un être conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l'avenir.
L'esprit seul est réel
Berkeley
Traité sur les principes de la connaissance humaine
1ère partie
1710
1710
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§7 — De ce que nous avons dit, il suit qu'il n'existe aucune autre substance que l'esprit (spirit) ou ce qui perçoit. Mais pour avoir une preuve plus complète de ce dernier point, considérons que les qualités sensibles sont la couleur, le mouvement, l'odeur, la saveur, etc., c'est-à-dire les idées perçues par les sens. Or, qu'une idée existe dans une chose non percevante, c'est contradiction manifeste : car c'est la même chose qu'avoir une idée et percevoir. Donc, ce en quoi existent la couleur, la figure, etc., doit forcément les percevoir. D'où il est clair qu'il ne peut y avoir aucune substance, aucun substrat non pensant de telles idées. (...)
§9 — Il y a des gens qui font une distinction entre qualités premières et qualités secondes : par celles-là ils entendent l'étendue, la figure, le mouvement, le repos, la solidité ou l'impénétrabilité et le nombre ; par celles-ci ils désignent toutes les autres qualités sensibles telles que couleurs, sons, saveurs, etc. Ils reconnaissent que les idées que nous avons de ces dernières qualités ne ressemblent pas à quelque chose de non perçu qui existerait hors de l'esprit ; mais ils veulent que nos idées des qualités premières soient les modèles ou images de choses qui existent hors de l'esprit, dans une substance non pensante qu'ils appellent matière. Par matière donc, nous devons entendre une substance inerte et insensible, dans laquelle l'étendue, la figure, le mouvement, etc., subsistent effectivement. Or il est évident, par ce que nous avons déjà montré, que l'étendue, la figure et le mouvement ne sont que des idées existant dans l'esprit ; et qu'une idée ne peut ressembler à rien d'autre qu'à une autre idée ; que, par conséquent, ni les idées ni leurs archétypes ne peuvent exister dans une substance non percevante. D'où il est clair que la notion même de ce qu'on appelle matière ou substance corporelle renferme une contradiction. (...)
§35 — Je n'argumente pas contre l'existence d'aucune chose que nous puissions appréhender soit par les sens, soit par la réflexion. Je n'ai pas le moindre doute de l'existence effective des choses que je vois de mes yeux et je touche de mes mains. La seule chose dont nous nions l'existence, est celle que les philosophes appellent matière ou substance corporelle. (...)
§37 — On insistera sur ce qu'au moins il est vrai que nous rejetons toutes les substances corporelles. Je réponds que si l'on prend le mot
substance
dans son sens courant, comme une combinaison de qualités sensibles telles qu'étendue, solidité, poids, etc. - on ne peut nous accuser de les supprimer; mais si on le prend dans son sens philosophique, comme un soutien d'accidents et de qualités extérieurs à l'intelligence - alors certes, je le reconnais, nous les supprimons, si l'on peut dire qu'on supprime ce qui n'a jamais existé, non pas même dans l'imagination.
L'obstacle vitaliste
Bernard (Claude)
Introduction à l'étude de la médecine expérimentale
1865
1865
Voir le texte
La spontanéité dont jouissent les êtres doués de la vie a été une des principales objections que l’on a élevées contre l’emploi de l’expérimentation dans les études biologiques
. En effet, chaque être vivant nous apparaît comme pourvu d’une espèce de
force intérieure
qui préside à des manifestations vitales de plus en plus indépendantes des influences cosmiques générales, à mesure que l’être s’élève davantage dans l’échelle de l’organisation. Chez les animaux supérieurs et chez l’homme, par exemple, cette
force vitale
paraît avoir pour résultat de soustraire le corps vivant aux influences physico-chimiques générales et de le rendre ainsi très difficilement accessible à l’expérimentation.
Les corps bruts n’offrent rien de semblable, et, quelle que soit leur nature, ils sont tous dépourvus de spontanéité. Dès lors la manifestation de leurs propriétés étant enchaînée d’une manière absolue aux conditions physico-chimiques qui les environnent et leur servent de milieu, il en résulte que l’expérimentateur peut facilement les atteindre et les modifier à son gré.
D’un autre côté, tous les phénomènes d’un corps vivant sont dans une harmonie réciproque telle, qu’il paraît impossible de séparer une partie de l’organisme, sans amener immédiatement un trouble dans tout l’ensemble. Chez les animaux supérieurs en particulier, la sensibilité plus exquise amène des réactions et des perturbations encore plus considérables.
Beaucoup de médecins et de physiologistes spéculatifs, de même que des anatomistes et des naturalistes, ont exploité ces divers arguments pour s’élever contre l’expérimentation chez les êtres vivants
. Ils ont admis que la force vitale était en opposition avec les forces physico-chimiques, qu’elle dominait tous les phénomènes de la vie, les assujettissait à des
lois tout à fait spéciales
et faisait de l’organisme un tout organisé auquel l’expérimentateur ne pouvait toucher sans détruire le caractère de la vie même. Ils ont même été jusqu’à dire que les corps bruts et les corps vivants différaient radicalement à ce point de vue, de telle sorte que l’expérimentation était applicable aux uns et ne l’était pas aux autres. Cuvier, qui partage cette opinion, et qui pense que la physiologie doit être une science d’observation et de déduction anatomique, s’exprime ainsi : « Toutes les parties d’un corps vivant sont liées; elles ne peuvent agir qu’autant qu’elles agissent toutes ensemble : vouloir en séparer une de la masse, c’est la reporter dans l’ordre des substances mortes, c’est en changer entièrement l’essence. »
Si les objections précédentes étaient fondées, ce serait reconnaître, ou bien qu’il n’y a pas de déterminisme possible dans les phénomènes de la vie, ce qui serait nier simplement la science biologique; ou bien ce serait admettre que la force vitale doit être étudiée par des procédés particuliers et que la science de la vie doit reposer sur d’autres principes que la science des corps inertes
. Ces idées, qui ont eu cours à d’autres époques, s’évanouissent sans doute aujourd’hui de plus en plus; mais cependant il importe d’en extirper les derniers germes, parce que ce qu’il reste encore, dans certains esprits, de ces idées dites vitalistes constitue un véritable obstacle aux progrès de la médecine expérimentale.
La vie, c'est la création
Bernard (Claude)
Introduction à l'étude de la médecine expériementale
1865
1865
Voir le texte
S’il fallait définir la vie d’un seul mot, qui, en exprimant bien ma pensée, mît en relief le seul caractère qui, suivant moi, distingue nettement la science biologique, je dirais :
la vie, c’est la création
. En effet, l’organisme créé est une machine qui fonctionne nécessairement en vertu des propriétés physico-chimiques de ses éléments constituants. Nous distinguons aujourd’hui trois ordres de propriétés manifestées dans les phénomènes des êtres vivants - propriétés physiques, propriétés chimiques et propriétés vitales. Cette dernière dénomination de propriétés vitales n’est, elle-même, que provisoire; car nous appelons vitales les propriétés organiques que nous n’avons pas encore pu réduire à des considérations physico-chimiques; mais il n’ est pas douteux qu’on y arrivera un jour. De sorte que ce qui caractérise la machine vivante, ce n’est pas la nature de ses propriétés physico-chimiques, si complexes qu’elles soient, mais bien la création, de cette machine qui se développe sous nos yeux dans les conditions qui lui sont propres et d’après une
idée définie
qui exprime la nature de l’être vivant et l’essence même de la vie.
Quand un poulet se développe dans un œuf, ce n’est point la formation du corps animal, en tant que groupement d’éléments chimiques, qui caractérise essentiellement la force vitale. Ce groupement ne se fait que par suite des lois qui régissent les propriétés chimico-physiques de la matière; mais ce qui est essentiellement du domaine de la vie et ce qui n’appartient ni à la chimie, ni à la physique, ni à rien autre chose, c’est
l’idée directrice
de cette évolution vitale.
Dans tout germe vivant, il y a une idée créatrice qui se développe et se manifeste par l’organisation
. Pendant toute sa durée, l’être vivant reste sous l’influence de cette même force vitale créatrice, et la mort arrive lorsqu’elle ne peut plus se réaliser.
Le savant, observateur et expérimentateur
Bernard (Claude)
Introduction à l’étude
de la médecine
expérimentale
1865
1865
Voir le texte
Le savant qui veut embrasser l'ensemble des principes de la méthode
expérimentale doit remplir deux ordres de conditions et posséder deux qualités
de l'esprit qui sont indispensables pour atteindre son but et arriver à la
découverte de la vérité. D'abord le savant doit avoir une idée qu'il soumet au
contrôle des faits; mais en même temps il doit s'assurer que les faits qui
servent de point de départ ou de contrôle à son idée, sont justes et bien
établis; c'est pourquoi il doit être lui-même à la fois observateur et expérimentateur.
L'observateur
, avons-nous dit, constate purement et simplement le phénomène qu'il a sous les yeux. Il ne doit avoir d'autre souci que de se prémunir contre les erreurs d'observation qui pourraient lui faire voir incomplètement
ou mal définir un phénomène. À cet effet, il met en usage tous les instruments
qui pourront l'aider à rendre son observation plus complète. L'observateur doit
être le photographe des phénomènes, son observation doit représenter exactement la nature. Il faut observer sans idée préconçue; l'esprit de l'observateur
doit être passif, c'est-à-dire se taire; il écoute la nature et écrit sous sa dictée.
Mais une fois le fait constaté et le phénomène bien observé, l'idée arrive,
le raisonnement intervient et l'expérimentateur apparaît pour interpréter le
phénomène.
L'expérimentateur
, comme nous le savons déjà, est celui qui, en vertu
d'une interprétation plus ou moins probable, mais anticipée des phénomènes
observés, institue l'expérience de manière que, dans l'ordre logique de ses
prévisions, elle fournisse un résultat qui serve de contrôle à l'hypothèse ou à
l'idée préconçue. Pour cela l'expérimentateur réfléchit, essaye, tâtonne, compare et combine pour trouver les conditions expérimentales les plus propres à
atteindre le but qu'il se propose. Il faut nécessairement expérimenter avec une
idée préconçue. L'esprit de l'expérimentateur doit être actif, c'est-à-dire qu'il
doit interroger la nature et lui poser les questions dans tous les sens, suivant
les diverses hypothèses qui lui sont suggérées.
Mais, une fois les conditions de l'expérience instituées et mises en œuvre
d'après l'idée préconçue ou la vue anticipée de l'esprit, il va, ainsi que nous
l'avons déjà dit, en résulter une observation provoquée ou préméditée. Il s'ensuit l'apparition de phénomènes que l'expérimentateur a déterminés, mais qu'il
s'agira de constater d'abord, afin de savoir ensuite quel contrôle on pourra en
tirer relativement à l'idée expérimentale qui les a fait naître.
Or, dès le moment où le résultat de l'expérience se manifeste, l'expérimentateur se trouve en face d'une véritable observation qu'il a provoquée, et qu'il
faut constater, comme toute observation, sans aucune idée préconçue. L'expérimentateur doit alors disparaître ou plutôt se transformer instantanément en
observateur; et ce n'est qu'après qu'il aura constaté les résultats de l'expérience absolument comme ceux d'une observation ordinaire, que son esprit reviendra pour raisonner, comparer et juger si l'hypothèse expérimentale est vérifiée
ou infirmée par ces mêmes résultats. Pour continuer la comparaison énoncée
plus haut, je dirai que l'expérimentateur pose des questions à la nature; mais
que, dès qu'elle parle, il doit se taire; il doit constater ce qu'elle répond,
l'écouter jusqu'au bout, et, dans tous les cas, se soumettre à ses décisions.
L'expérimentateur doit forcer la nature à se dévoiler, a-t-on dit. Oui, sans
doute, l'expérimentateur force la nature à se dévoiler, en l'attaquant et en lui
posant des questions dans tous les sens; mais il ne doit jamais répondre pour
elle ni écouter incomplètement ses réponses en ne prenant dans l'expérience
que la partie des résultats qui favorisent ou confirment l'hypothèse. Nous
verrons ultérieurement que c'est là un des plus grands écueils de la méthode
expérimentale. L'expérimentateur qui continue à garder son idée préconçue, et
qui ne constate les résultats de l'expérience qu'à ce point de vue, tombe
nécessairement dans l'erreur, parce qu'il néglige de constater ce qu'il n'avait
pas prévu et fait alors une observation incomplète. L'expérimentateur ne doit
pas tenir à son idée autrement que comme à un moyen de solliciter une
réponse de la nature. Mais il doit soumettre son idée à la nature et être prêt à l'abandonner, à la modifier ou à la changer, suivant ce que l'observation des
phénomènes qu'il a provoqués lui enseignera.
Il y a donc deux opérations à considérer dans une expérience. La première
consiste à préméditer et à réaliser les conditions de l'expérience; la deuxième
consiste à constater les résultats de l'expérience. Il n'est pas possible d'instituer
une expérience sans une idée préconçue; instituer une expérience, avons-nous
dit, c'est poser une question; on ne conçoit jamais une question sans l'idée qui
sollicite la réponse. Je considère donc, en principe absolu, que l'expérience
doit toujours être instituée en vue d'une idée préconçue, peu importe que cette
idée soit plus ou moins vague, plus ou moins bien définie. Quant à la constatation des résultats de l'expérience, qui n'est elle-même qu'une observation
provoquée, je pose également en principe qu'elle doit être faite là comme dans
toute autre observation, c'est-à-dire sans idée préconçue.
Informatique ou numérique ?
Berry (Gérard)
L' Hyperpuissance de l'informatique: Algorithmes
données
machines
2017
Voir le texte
Informatique ou numérique ?
Avant d’entrer dans la chair des chapitres, je souhaite continuer une discussion un peu générale dans cette introduction. On a vu se produire récemment deux glissements de vocabulaires dans les médias, les discours politiques et l’enseignement : « informatique » est devenu « numérique » et « programmation » est devenu « codage », les deux anciens mots ayant pratiquement disparu. C’est surtout sensible depuis qu’on parle de plus en plus du sujet, en reconnaissant maintenant qu’il faut « y aller » : il faut enseigner « le numérique » (maintenant devenu un substantif), et les enfants doivent apprendre « le code ».
D’où vient ce glissement ? Mon idée personnelle, peut-être un peu brutale, est la suivante : changer les mots a permis à ceux qui le souhaitent de se construire des formes de compétence, d’adhésion ou de rejet sans avoir à entrer dans le cœur du sujet, donc en gardant l’intention de ne se renseigner vraiment ni sur l’informatique, ni sur la programmation. Un bon exemple est donné par les très nombreux hommes politiques et commentateurs de la politique qui associent systématiquement numérique avec Internet, les réseaux sociaux et maintenant l’intelligence artificielle. Ce sont certainement des sujets très visibles et très importants, surtout depuis que les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel dans les discussions politiques et la transmission des rumeurs et fausses nouvelles de tous types. Mais l’informatique est beaucoup plus que cela, comme nous allons le voir tout au long du livre.
Puisque mon but est précisément de montrer à l’inverse qu’on ne peut pas comprendre le monde numérique dans sa totalité sans comprendre suffisamment ce qu’est son cœur informatique, je ferai très attention aux mots pour que l’arbre ne cache pas la forêt.
Le mot « numérique » a pour moi un sens précis que je souhaite conserver
. Je l’utilisais comme adjectif dans le titre « Pourquoi et comment le monde devient numérique » de ma leçon inaugurale de 2008 au Collège de France, où j’expliquais comment la numérisation du monde et l’utilisation des algorithmes, programmes et ordinateurs conduisaient à une modification profonde du monde. Ce mot me permettait aussi d’inclure d’autres communautés scientifiques et techniques. Les mathématiciens appliqués qui montrent comment résoudre des équations complexes à l’aide de grands calculs numériques sont appelés depuis toujours des « numériciens ». La science qui invente les algorithmes de contrôle des avions, satellites, voitures ou robots est appelée l’automatique ; si ces algorithmes étaient autrefois réalisés par des machines analogiques, ils le sont désormais par numérisation des données et calcul à l’aide de circuits et logiciels informatiques qui permettent beaucoup plus de souplesse et évitent complètement l’accumulation du bruit qui limitait les machines analogiques. Le traitement du signal, fondamental dans des domaines aussi divers que la musique et l’analyse des images, des tremblements de terre ou des signaux émis par le cerveau, est un domaine en soi.
Tous ces domaines et bien d’autres sont devenus numériques car ils s’appuient sur l’informatique pour leurs réalisations
. De même, l’expression « économie numérique », maintenant d’usage constant, est justifiée par les faits, alors que l’expression « économie informatique » ne serait pas appropriée.
Je continuerai donc à m’appuyer sur
les définitions
que mes collègues et moi-même avions utilisées lors de la rédaction du rapport de l’Académie des sciences L’Enseignement de l’informatique en France. Il est urgent de ne plus attendre (Académie des sciences, 2013), que j’ai eu l’honneur de coordonner :
1.
Le mot « informatique »
désignera spécifiquement la science et la technique du traitement de l’information, et, par extension, l’industrie directement dédiée à ces sujets.
2.
L’adjectif « numérique »
peut être accolé à toute activité fondée sur la numérisation et le traitement de l’information : photographie numérique, son numérique, édition numérique, sciences numériques, art numérique, etc. On parle ainsi de « monde numérique » pour exprimer le passage d’un nombre toujours croissant d’activités à la numérisation de l’information et d’« économie numérique » pour toutes les activités économiques liées au monde numérique, le raccourci « le numérique » rassemblant toutes les activités auxquelles on peut accoler l’adjectif numérique. Puisque toute information numérisée ne peut être traitée que grâce à l’informatique, celle-ci est le moteur conceptuel et technique du monde numérique. (...) Pour ce qui est de « programmation » et « codage », je garderai aussi le mot initial, bien que les informaticiens utilisent volontiers le mot « code » : montre-moi ton code est une expression très répandue. On dit cependant « langage de programmation » et pas « langage de codage », et « code » est ambigu car il a d’autres sens assez différents, comme « le code secret Enigma » pour le chiffrement allemand pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais les informaticiens aussi changent les mots. Maintenant, on ne programme plus, on « développe », et les programmeurs sont devenus des développeurs. À suivre…
Berry (Gérard),
L' Hyperpuissance de l'informatique: Algorithmes, données, machines, réseaux
, 2017
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Humanité et négation
Besnier (Jean-Michel)
"Comment dire « non » quand les machines triomphent ?"
Revue Esprit
mars-avril
2017
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Même s’ils en sont victimes, tous les parents et éducateurs savent associer le pouvoir de dire « non » à la croissance, sinon à la maturité, de leur progéniture. Psychologues et psychanalystes situent l’apparition du « non » vers l’âge de 3 ans, au moment où la compétence pour le langage s’affirme. La première chose que les enfants savent dire, en donnant l’impression qu’ils savent ce qu’ils disent et qu’ils ne sont plus dans le babillage ou l’écholalie, c’est « non ». L’humanité en eux paraît donc surgir avec le refus. Savoir dire « non », c’est d’emblée affirmer que le monde ne saurait s’imposer à l’humain sans qu’il lui résiste d’abord. La réalité sera peut-être la plus forte (les parents gagnent toujours), mais l’enfant ne se sera pas laissé faire. Le baroud d’honneur, c’est au moins la dignité sauvegardée !
Le Non traduit durablement l’arrachement à la nature par lequel on a longtemps décrit l’humanisme : ne pas se laisser imposer ce qui se prétend obligatoire parce que naturel, immédiat, donné – et au contraire, l’affronter et lui objecter l’artifice, le détour, le construit. Tous les ingrédients sont ici réunis pour décrire le processus d’humanisation dont les animaux ne sont pas capables : dire « non » et signifier par là que nous prétendons être pour quelque chose dans ce que nous devenons, telle est la formule justifiant qu’on ait défini l’humanisme comme « l’anti-destin » – une formule d’où se déduisent les avatars de la liberté : dire « non » pour refuser que les choses soient seulement comme elles sont, dire « non » pour transfigurer la situation dans laquelle nous sommes prisonniers, dire « non » pour nous affirmer capables d’utopie, dire « non » pour afficher le point de vue moral susceptible de contraindre le monde à être conforme à nos idéaux, dire « non » pour éviter d’être réduits au simple fonctionnement métabolique qui caractérise l’organisme vivant… Le pouvoir de la négation révèle l’être de langage en nous et interdit qu’on nous définisse comme des « animaux comme les autres ».
Modernité et refus du corps
Besnier (Jean-Michel)
Demain les posthumains : Le futur a-t-il encore besoin de nous ?
2009
2009
Voir le texte
Le dualisme de la pensée et de la matière affirmé par Descartes est la forme moderne qu’a prise la disqualification ancestrale du corps. Avec lui, l’homme ne devait qu’à son âme d’échapper à l’animal et au traitement strictement mécaniste dont relève le corps qu’il a en commun avec lui. Même lorsqu’ils combattront le dualisme pour privilégier une conception de la matière dotée de sensibilité et susceptible de produire l’intelligence la plus élaborée, les Temps modernes que Descartes inaugure restent convaincus que le corps représente l’inessentiel en nous – la part d’hétéronomie qui empêche que nous atteignions l’émancipation à laquelle nous aspirons. C’est dire combien l’on s’est persuadé de ce que l’autonomie, cet idéal des Modernes, doit en finir, d’une manière ou d’une autre, avec le corps. De là à envisager que nous n’avons depuis toujours d’autre obsession que celle de mettre à la raison ce corps qui nous impose des limites, de le discipliner jusqu’à l’effacer, il n’y a qu’un pas.
Au fond, l’obsession du corps parfait que traduisent tant de nos contemporains ne dit peut-être rien d’autre que ce refus de la finitude qui réside au cœur de toute métaphysique et, aujourd’hui, au principe des utopies posthumaines. La spiritualité à laquelle on dit et redit – avec Malraux ou sans lui – que notre siècle est voué n’est peut-être que l’expression de ce paradoxal désir de dépasser la corporéité qui nous rive au sol et nous condamne à mourir un jour.
Transgression et humanité
Besnier (Jean-Michel)
Demain les posthumains : Le futur a-t-il encore besoin de nous ?
2009
2009
Voir le texte
la connaissance et la technique procèdent d’un geste de transgression et c’est justement par là qu’elles sont une promesse d’accomplissement pour l’humanité. (...) La transgression est dans l'ordre de l'humain.
L’idée s’est vite imposée dans l’esprit des philosophes : l’homme se définit par son aptitude à transgresser la Nature – une Nature qui l’a déshérité en ne lui offrant que le minimum par rapport à la dotation des animaux (voir le mythe de Prométhée). L’homme est homme parce qu’il s’arrache au donné naturel et qu’il ouvre ainsi l’espace de la culture et de l’histoire. Hegel exprimait cette idée en proposant de considérer le tatouage ou la scarification chez les Indiens comme l’indice de la présence de l’esprit en eux et de leur vocation à nier la Nature pour le réaliser. Dès qu’il est délivré du besoin animal, l’homme manifeste son humanité en suscitant un univers de symboles et en accomplissant des gestes autonomes. Parmi ces gestes, il en est certains que les anthropologues et les philosophes privilégient : en tout premier lieu, celui du sacrifice – geste souverain par excellence, selon Bataille, parce qu’il méprise l’ordre des choses utiles –, celui de la fête qui nie rituellement les interdits, celui du crime qui défie l’ordre du bien, celui de l’érotisme qui déjoue l’impératif de la reproduction, celui de la révolution qui renverse l’ordre ancien…
Euclide et l'idéal d'une théorie déductive
Blanché (Robert)
L'axiomatique
1955
1955
Voir le texte
La géométrie classique, sous la forme que lui a donnée Euclide dans ses
Éléments
, a longtemps passé pour un modèle insurpassable, et même difficilement égalable, de théorie déductive. Les termes propres à la théorie n’y sont jamais introduits sans être définis; les propositions n’y sont jamais avancées sans être démontrées, à l’exception d’un petit nombre d’entre elles qui sont énoncées d’abord à titre de principes : la démonstration ne peut en effet remonter à l’infini et doit bien reposer sur quelques propositions premières, mais on a pris soin de les choisir telles qu’aucun doute ne subsiste à leur égard dans un esprit sain. Bien que tout ce qu’on affirme soit empiriquement vrai, l’expérience n’est pas invoquée comme justification : le géomètre ne procède que par voie démonstrative, il ne fonde ses preuves que sur ce qui a été antérieurement établi, en se conformant aux seules lois de la logique. Chaque théorème se trouve ainsi relié, par un rapport nécessaire, aux propositions dont il se déduit comme conséquence, de sorte que, de proche en proche, se constitue un réseau serré où, directement ou indirectement, toutes les propositions communiquent entre elles. L’ensemble forme un système dont on ne pourrait distraire ou modifier une partie sans compromettre le tout. Ainsi, « les Grecs ont raisonné avec toute la justesse possible dans les mathématiques, et ils ont laissé au genre humain des modèles de l’art de démontrer » [Leibniz]. Avec eux, la géométrie a cessé d’être un recueil de recettes pratiques ou, au mieux, d’énoncés empiriques, pour devenir une science rationnelle. D'où le rôle pédagogique privilégié qu'on n'a, depuis, cessé de lui reconnaître. Si on la fait étudier aux enfants, c'est moins pour enseigner des vérités que pour discipliner l'esprit, sa pratique étant censée donner et développer l'habitude du raisonnement rigoureux.
Les géométries non-euclidiennes et la vérité mathématique
Blanché (Robert)
L'axiomatique
1955
1955
Voir le texte
La première chose qui ait tourmenté les lecteurs d'Euclide amis de la rigueur, c'est l'intervention des postulats. Ce qui a d'abord gêné, ce n'était pas proprement les trois postulats qui figurent en tête des Eléments, à côté des définitions et axiomes (...). Mais, après avoir commencé la chaîne de ses déductions, il arrive à deux reprises à Euclide d'invoquer, dans le cours même d'une démonstration et pour les besoins de celle-ci, une proposition très particulière qu'il demande qu'on lui accorde, sans pouvoir la justifier autrement que par une sorte d'appel à l'évidence intuitive. C'est ainsi que, pour démontrer sa 29e proposition, il lui faut admettre que, par un point hors d'une droite, ne passe qu'une seule parallèle à cette droite. (...) Le postulat des parallèles survenait ainsi comme un maillon étranger au système, comme un expédient destiné à combler une lacune dans l'enchaînement logique. Aux yeux des géomètres, il faisait figure de théorème empirique, dont la vérité ne pouvait être mise en question, mais dont la démonstration restait à découvrir. Les savants alexandrins, arabes, et modernes s'y employèrent successivement, mais il se révélait toujours à l'analyse que les prétendues démonstrations se fondaient sur quelque autre supposition, demeurée le plus souvent implicite : on n'avait fait que changer de postulat. On sait comment l'échec des démonstrations directes suggéra l'idée d'une démonstration par l'absurde, et comment à son tour l'échec des démonstrations par l'absurde aboutit bientôt, par un renversement du point de vue, à la constitution des premières géométries dites non euclidiennes.
La portée épistémologique de ces nouvelles théories est considérable. En particulier, elles ont fortement contribué à déplacer le centre d'intérêt de la géométrie spéculative, en le transportant du contenu vers la structure, de la vérité extrinsèque des propositions isolées vers la cohérence interne du système total. La somme des angles d'un triangle est-elle égale, inférieure ou supérieure à deux angles droits ? Des trois cas concevables, un géomètre ancien eût répondu que le premier était vrai, les deux autres faux. Pour un moderne, il s'agit là de trois théorèmes distincts, qui ne s'excluent mutuellement qu'à l'intérieur d'un même système, selon que le nombre des parallèles est postulé égal, supérieur ou inférieur à un, et qui même se tolèrent dans un système affaibli et plus général, où le nombre des parallèles possibles est laissé en suspens. Que l'expérience à notre échelle vérifie l'une, et l'une seulement, de ces trois propositions, cela ne concerne que l'utilisation pratique de la science, non la science pure et désintéressée.
L'idée ainsi apparue à l'occasion de la théorie des parallèles doit naturellement s'étendre à l'ensemble des postulats. On voit alors se dissocier les deux aspects de la vérité géométrique, jusque-là intimement mêlés dans une union étonnante. Un théorème de géométrie était à la fois un renseignement sur les choses et une construction de l'esprit, une loi de physique et une pièce d'un système logique, une vérité de fait et une vérité de raison. De ces couples paradoxaux, la géométrie théorique laisse maintenant décidément tomber le premier élément, qu'elle renvoie à la géométrie appliquée. Il n'y a plus, pour les théorèmes, de vérité séparée et pour ainsi dire atomique : leur vérité, c'est seulement leur intégration au système, et c'est pourquoi des théorèmes incompatibles entre eux peuvent également être vrais, pourvu qu'on les rapporte à des systèmes différents. Quant aux systèmes eux-mêmes, il n'est plus question pour eux de vérité ou de fausseté, sinon au sens logique de la cohérence ou de la contradiction interne. Les principes qui les commandent sont de simples hypothèses, dans l'acception mathématique de ce terme : ils sont seulement posés, et non affirmés; non pas douteux, comme les conjectures du physicien, mais situés par-delà le vrai et le faux, comme une décision ou une convention. La vérité mathématique prend ainsi un caractère global : c'est celle d'une vaste implication, où la conjonction de tous les principes constitue l'antécédent, et celle de tous les théorèmes le conséquent.
Vérité et validité
Blanché (Robert)
Introduction à la logique contemporaine
1957
1957
Voir le texte
Il ne faut pas confondre la validité d'un raisonnement avec la vérité des
propositions qui le composent
. Voici par exemple, deux inférences très simples :
Tout triangle est trilatère, donc tout trilatère est triangle
Tout triangle est quadrilatère donc quelque quadrilatère est triangle
Un instant réflexion montrera que la première inférence n'est pas valable bien que les deux propositions y soient vraies, et que la seconde est valable bien que les deux propositions y soient fausses.
On exprime souvent cette distinction en opposant, à la vérité matérielle, une vérité formelle, et en disant d'un raisonnement valide qu'il est vrai par sa forme, indépendamment de la vérité de sa matière, c'est-à-dire de son contenu
(...).
Qu'est-ce donc que la forme d'un raisonnement ? et que faut-il entendre par vérité formelle ?
Considérons le syllogisme traditionnel :
Tout homme est mortel
Socrate est homme
Donc Socrate est mortel
Il est clair d'abord que la validité d'un tel raisonnement n'est nullement liée au personnage sur qui il porte: si ce raisonnement est valable pour Socrate, il le serait aussi bien pour Platon, pour Alcibiade, ou pour n'importe qui. Nous pouvons donc y remplacer le nom de Socrate par une lettre x jouant le rôle d'une variable indéterminée, et marquant seulement la place pour le nom d'un homme quelconque. Et même, il n'est pas nécessaire que ce soit un nom d'homme: car si j'écris « Bucéphale ou «l'Himalaya» , ma mineure assurément sera une proposition fausse et ma conclusion risquera donc de le devenir aussi, mais mon raisonnement n'en demeurera pas moins valable, en ce sens que si les deux prémisses étaient vraies, nécessairement la conclusion le serait aussi. Cette variable x, qui représente un individu quelconque, nous l'appellerons une variable individuelle. Nous pouvons donc écrire notre raisonnement sous cette forme plus schématique:
Tout homme est mortel
x est homme
Donc x est mortel
Faisons un second pas. La validité de ce raisonnement ne dépend pas non plus des concepts qui y figurent: homme, mortel. Il est donc permis de les remplacer par d'autres sans faire perdre de sa force au raisonnement. Pour marquer cette possibilité, je substituerai, là aussi, aux mots qui les désignent, des lettres symboliques, f, g, aptes à représenter des concepts quelconques : ce sont des variables conceptuelles. D'où cette nouvelle présentation :
Tout f est g
x est f
Donc x est g
(...) Nous n'avons plus affaire qu'à un schéma de raisonnement ou, si l'on veut, à un moule à raisonnements, qui donnera un raisonnement lorsqu'on y coulera une matière. Seulement, quelle que soit cette matière, le raisonnement sera bon, parce que sa validité ne dépend que de la forme du moule, qui demeure invariante.
On voit en quel sens on peut parler de la forme d'un raisonnement. Mais on voit aussi qu'avec cette forme, la notion de vérité semble avoir disparu. D'une part, notre schéma de raisonnement n'est pas plus susceptible de vérité que ne l'était le raisonnement initial, il est seulement, comme lui, susceptible de validité : la vérité et la fausseté ne peuvent convenir qu'aux propositions elles-mêmes, non à la manière de les organiser.
Science et société
Bougnoux (Daniel)
"La science au risque des médias" in Le Monde Diplomatique
septembre 1995.
septembre 1995
septembre 1995
Voir le texte
La situation actuelle se caractériserait plutôt par l’enchevêtrement de la recherche scientifique avec l’industrie et le marché sur lequel il faut se placer, se vendre, d’où la nécessité pour chaque laboratoire de gagner en notoriété. Celle-ci s’acquiert sans doute d’abord auprès des pairs, mais la renommée médiatique ou la présence d’un chercheur-vedette dans telle équipe n’est pas à dédaigner au moment des arbitrages ou quand il s’agit de quêter au dehors des crédits. (...) Et c’est ainsi qu’on voit se développer la science par conférences de presse, le lobbying des laboratoires, des effets d’annonce fracassants (...).
(Dans les années 60) l’idée, chère aux structuralistes, de la coupure épistémologique renforçait l’enceinte scientifico-universitaire, l’opposition entre les opinions (profanes) et la raison (scientifique), entre la communauté savante et la société. Encore aujourd’hui il faut un certain courage à des sociologues ou anthropologues français des sciences, comme Michel Callon ou Bruno Latour, pour attaquer frontalement ce dogme hérité de Gaston Bachelard ou de Louis Althusser, et pour lui substituer calmement le “principe de symétrie” appliqué à la recherche scientifique : les gestes du laboratoire et les stratégies d’énonciation des vérités qui en sortent ne sont pas de nature fondamentalement différentes des autres activités, énonciations ou jeux de pouvoir mondains. Les scientifiques se croient purs et agissent à leurs propres yeux en irréprochables gardiens de l’objectivité et de la vérité; pourtant, suggère Bruno Latour1 , la manipulation par tel laboratoire des réseaux d’influence n’est pas en soi très différente des manoeuvres perpétrées par des politiciens “véreux et corrompus”. (...)
La voie de la recherche n’est pas irénique mais polémique, ponctuée ou cadrée en permanence par des occasions ou des arbitrages qui ne sont pas seulement scientifiques mais économiques, techniques, sociaux et politiques, donc médiatiques. Le discours de la raison scientifique suppose un long parcours qui traverse des domaines follement hétérogènes et rebelles à la science, quoique factuellement liés à elle; comme Bruno Latour et Pierre Lévy2 y insistent, l’énonciation scientifique résulte, et résultera toujours davantage, d’une chaîne compliquée d’acteurs ou d’un collectif où les hommes, les animaux et les machines, les cultures historiques et les contraintes géographiques jouent leur part. A considérer le bariolage de ces acteurs tous nécessaires au fonctionnement normal de l’institution, la formule de l’épistémologue dadaïste Feyerabend, “Anything goes”, y trouve un certain poids. Qu’on le veuille ou non la “communication” constitue l’un des maillons de la chaîne de production des énoncés dits scientifiques.
Importance du capital culturel
Bourdieu
« La transmission de l'héritage culturel »
Le partage des bénéfices
1966
1966
Voir le texte
L'influence du capital culturel se laisse appréhender sous la forme de la relation, maintes fois constatée, entre le niveau culturel global de la famille et la réussite scolaire des enfants. La part des « bons élèves » dans un échantillon d'élèves de sixième croissant en fonction du revenu de leur famille ‒ ce qui aurait pu conduire à imputer aux conditions matérielles une influence favorisante, Paul Clerc a pu montrer que, à diplôme égal, le revenu (fortement lié, on le sait, au niveau d'instruction du chef de famille) n'exerce aucune influence propre sur la réussite scolaire et que, tout à l'opposé, à revenu égal, la proportion de bons élèves varie de façon significative selon que le père n'a pas de diplôme ou qu'il est bachelier, ce qui permet de conclure que l'action du milieu familial sur la réussite scolaire est presque exclusivement culturelle. Plus que le diplôme obtenu par le père, plus même que le type de scolarité qu'il a pu accomplir (indiqué par le dernier établissement fréquenté), c'est le niveau culturel global du groupe familial qui entretient la relation la plus étroite avec la réussite scolaire de l'enfant. […] Si l'école aime à proclamer sa fonction d'instrument démocratique de la mobilité sociale, elle a aussi pour fonction de légitimer - et donc, dans une certaine mesure, de perpétuer - les inégalités de chances devant la culture en transmuant, par les critères de jugement qu'elle emploie, les privilèges socialement conditionnés en mérites ou en "dons" personnels. A partir des statistiques qui mesurent l'inégalité des chances d'accès à l'enseignement supérieur selon l'origine sociale et le sexe et en s'appuyant sur l'étude empirique des attitudes des étudiants et de professeurs ainsi que sur l'analyse des règles -souvent non écrites - du jeu universitaire, on peut mettre en évidence, par-delà l'influence des inégalités économiques, le rôle de l'héritage culturel, capital subtil fait de savoirs, de savoir-faire et de savoir-dire, que les enfants des classes favorisées doivent à leur milieu familial et qui constitue un patrimoine d'autant plus rentable que professeurs et étudiants répugnent à le percevoir comme un produit social.
Le goût
Bourdieu
L'amour de l'art
1969
1969
Voir le texte
Le sociologue (...) établit logiquement et expérimentalement, que plaît ce dont on a le concept, ou, plus exactement, que seul ce dont on a le concept peut plaire; que, par suite, le plaisir esthétique en sa forme savante suppose l'apprentissage et, dans le cas particulier, l'apprentissage par l'accoutumance et l'exercice, en sorte que, produit artificiel de l'art et de l'artifice, ce plaisir qui se vit ou entend se vivre comme naturel est en réalité un plaisir cultivé. (...) S'il est vrai que la culture ne s'accomplit qu'en se niant comme telle, c'est-à-dire comme artificielle et artificiellement acquise, on comprend que les virtuoses du jugement de goût semblent accéder à une expérience de la grâce esthétique si parfaitement affranchie des contraintes de la culture et si peu marquée par la longue patience des apprentissages dont elle est le produit, que le rappel des conditions et des conditionnements sociaux qui l'ont rendue possible apparaît à la fois comme une évidence et comme un scandale. (...) Ainsi la sacralisation de la culture et de l'art (...) remplit une fonction vitale en contribuant à la consécration de l'ordre social (...).
Accorder à l’œuvre d'art le pouvoir d’éveiller la grâce de l'illumination esthétique en toute personne, si démunie soit-elle culturellement, et de produire elle-même les conditions de sa propre diffusion (...), c'est s'autoriser à attribuer dans tous les cas aux hasards insondables de la grâce ou à l'arbitraire des "dons" des aptitudes qui sont le produit d'une éducation inégalement répartie, donc à traiter comme vertus propres de la personne, à la fois naturelles et méritoires, des aptitudes héritées.
Liberté et déterminisme (2)
Bourdieu
Leçon sur la leçon
1982
1982
Voir le texte
Le sociologue trouve des armes contre les déterminismes sociaux dans la science qui les porte à la conscience. Ceux qui déplorent le pessimisme désenchanteur ou les effets démobilisateurs de l'analyse sociologique lorsqu'elle formule par exemple les lois de la reproduction sociale sont à peu près aussi fondés à le faire que ceux qui reprocheraient à Galilée d'avoir découragé le rêve de vol en construisant la loi de la chute des corps. Énoncer une loi sociale - comme celle qui établit que le capital culturel va au capital culturel - c'est offrir la possibilité d'introduire parmi les circonstances propres à contribuer à l'effet qu'elle prévoit - dans ce cas particulier, l'élimination scolaire des enfants les plus dépourvus de capital culturel - les « éléments modificateurs », comme disait Auguste Comte, qui, si faibles soient-ils, peuvent suffire à transformer dans le sens de nos souhaits le résultat des mécanismes. La connaissance des mécanismes permet, ici comme ailleurs, de déterminer les conditions et les moyens d'une action destinée à les maîtriser.
Les mouvements d'émancipation sont là pour prouver qu'une certaine prise de conscience peut contribuer à créer les conditions politiques d'un changement social.
Mais surtout, la connaissance exerce par soi un effet - qui me paraît libérateur - toutes les fois que les mécanismes dont elle établit les lois de fonctionnement doivent une part de leur efficacité à la méconnaissance, c'est-à-dire toutes les fois qu’elle touche à la violence symbolique. Il s’agit d’une contrainte qui ne s’institue que par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments qui font apparaitre cette relation comme naturelle.
Clarification des multiples significations attachées au mot “politique”
Braud (Philippe)
La science politique
2023
2023
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La politique. C’est la scène (un champ, dirait Pierre Bourdieu) où s’affrontent des individus et des groupes en compétition pour l’exercice du pouvoir. Concrètement, cela rend compte, pour l’essentiel, de la concurrence entre partis et personnalités politiques pour accéder au contrôle de l’État, des collectivités locales, voire d’organisations internationales. Cette définition renvoie à des expressions courantes comme « faire de la politique » ou encore effectuer « un choix politique », par opposition à un choix purement technique.
La politique peut aussi revêtir une tout autre signification dans des expressions telles que « la politique gouvernementale », « la politique de santé », « les politiques publiques », etc. Il s’agit alors d’identifier un ensemble, réputé cohérent, d’intentions et de décisions, attribuables à des dirigeants agissant dans le cadre de leurs compétences institutionnelles. Enfin, la politique peut être considérée, dans une troisième acception, comme l’art de gouverner les hommes vivant en société. Il s’agit d’un usage fréquent dans la littérature philosophique.
Le politique. Cet emploi du mot permet d’approcher de manière plus compréhensive l’objet de la science politique. On peut en effet désigner sous ce terme un champ social d’intérêts collectifs contradictoires ou d’aspirations collectives antagonistes que régule un pouvoir détenteur de la coercition légitime.
Une telle définition mérite d’être explicitée. Si, dans la société, il n’y avait pas de conflits de rationalités entre patrons et salariés, entre producteurs et consommateurs, entre actifs et retraités, entre villes et campagnes, entre religions, groupes ethniques, minorités linguistiques, etc., sans oublier les conflits potentiels au sein de chacun de ces groupes, s’il n’y avait que complémentarités et convergences, il ne serait pas nécessaire d’édicter des normes contraignantes, sanctionnées au besoin par la force. Le policier et le juge deviendraient inutiles ; au gouvernement des hommes se substituerait l’administration des choses. En réalité, c’est bien l’existence de conflits, réels ou virtuels, qui exige la mise en place d’un pouvoir politique dont la tâche est de prévenir ou de réguler les antagonismes qui traversent la société.
Aucun problème de société n’est intrinsèquement politique, mais n’importe lequel peut le devenir. Ainsi, la question de l’avortement dans les années 1970, le mouvement des sans-papiers dans les années 1980, le financement des retraites à la fin des années 1990, le mariage des homosexuels dans les années 2010 le deviennent lorsqu’ils suscitent des débats et des mobilisations contradictoires si visibles que le pouvoir politique ne peut ou ne veut plus les ignorer. Ce passage au politique entraîne un codage d’un type particulier qui repose sur les mécanismes suivants : émergence de débats conduisant à identifier des victimes (et des responsables) ; réécriture des problèmes catégoriels en problèmes d’intérêt général ou enjeux de valeurs fondamentales ; focalisation des uns sur les carences réelles ou supposées des gouvernants, des autres sur l’incapacité de l’opposition à « faire mieux » ; sous-estimation délibérée enfin des dimensions qui échappent à l’action politique et/ou gouvernementale.
Analogique et numérique
Cardon (Dominique)
Culture numérique
2019
2019
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Revenons aux 0 et aux 1. Le monde dans lequel nous vivons, écrivons et parlons est essentiellement analogique. Alors que le signal analogique, propre à l’écriture manuscrite, à la photographie argentique et à la voix, est une forme continue qui oscille entre une valeur minimale et une valeur maximale, le signal numérique, lui, est discontinu et ne peut prendre que deux valeurs : 0 ou 1. Pour le calculer, il faut le discrétiser, autrement dit transformer les textes, les images et les sons en 0 et en 1. Ainsi, lorsqu’on transforme une image en pixels et que l’on attribue à chaque pixel des valeurs décomposant les trois couleurs primaires (rouge, vert, bleu), elle devient numérique. Contrairement au signal analogique, qui s’affaiblit à chaque maillon de la transmission, les données numériques ne s’altèrent pas, les chiffres transmis par le numérique sont immuables. Alors que la copie d’une cassette audio ou d’un document de papier provoque des pertes, celle d’un DVD ou d’un fichier est parfaitement fidèle. Les informations transformées en chiffres sont beaucoup plus faciles et beaucoup moins coûteuses à stocker et à reproduire que des signaux analogiques. Or, et c’est la magie du codage informatique, une fois les informations transformées en chiffres, il est possible de conduire l’ensemble des opérations qui sont à l’origine de la révolution numérique : les données peuvent être stockées et archivées dans des fichiers ; elles peuvent être déplacées et échangées et donc favoriser la communication à distance et la coopération ; elles peuvent, enfin, être calculées et transformées de mille et une manières. L’informatique et les ordinateurs sont les agents de ces transformations.
Le projet politique des pionniers d’internet
Cardon (Dominique)
Culture numérique
2019
2019
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Tentons auparavant de cerner le projet politique qui nourrit cette utopie car il constitue en quelque sorte le legs des pionniers d’internet. On peut le caractériser en cinq points. 1)
Internet est d’abord une affaire d’individus
. Face au conformisme de la société cadenassée des années 1960, il est apparu comme une promesse d’émancipation, un outil qui redonne du pouvoir et de la liberté aux personnes. 2) Cet individualisme ne doit cependant pas être compris comme un repli sur soi, un acte solitaire et égoïste. Au contraire,
internet valorise la communauté et l’échange
, mais on y choisit sa communauté plutôt que se laisser enfermer dans des cercles d’appartenance ou de statut comme la famille, le travail, le parti ou la religion. En jouant avec son identité, en s’inventant des avatars plus ou moins décalés par rapport à sa propre personnalité, l’individu peut introduire une distance avec la vraie vie. La possibilité de désinhiber ses capacités expressives, de ne pas être constamment ce que la société vous assigne d’être, de choisir plus librement la communauté à laquelle on veut appartenir est offerte par le masque de l’anonymat. Cet anonymat tant décrié aujourd’hui est apparu aux pionniers d’internet comme un instrument d’émancipation. 3)
Le changement social passe par le réseau des individus connectés
et non par la décision du centre, des institutions politiques, des partis ou des États. Le mantra de ces pionniers, « changer la société sans prendre le pouvoir », inspirera beaucoup de mouvements sociaux des années 2000. Le projet politique de la culture numérique repose sur l’idée que les internautes associés – les individus en réseau – peuvent transformer la société autant, si ce n’est plus facilement et mieux, que ne le font les institutions politiques traditionnelles. 4)
Si la méfiance et l’hostilité règnent à l’égard de l’État et des institutions politiques, les pionniers se défient beaucoup moins du marché
, comme le montrera la suite de leur trajectoire. Durant les années 1990, on assiste à un rapprochement entre la culture libertaire et les valeurs de l’économie libérale : ce mariage inattendu donnera naissance à une forme nouvelle du capitalisme, tel celui qu’incarnent aujourd’hui les GAFA (acronyme désignant les quatre géants que sont Google, Apple, Facebook, Amazon, parfois rallongé en GAFAM quand on inclut Microsoft) et l’économie des plateformes (Uber, Airbnb, etc.). Bon nombre de pionniers d’internet n’hésitent pas, au cours des années 1980 et 1990, à créer des entreprises, et certains d’entre eux prennent des positions économiques très libérales. Stewart Brand et Esther Dyson, par exemple, soutiennent les politiques de dérégulation de Ronald Reagan. La culture numérique ne cesse d’osciller entre valeurs libertaires et ambitions marchandes, ce qui explique pourquoi certains gourous de la Silicon Valley continuent aujourd’hui d’afficher une idéologie clairement libertarienne. 5)
La technologie est investie du pouvoir thaumaturgique de révolutionner la société
. L’innovation numérique doit permettre de faire tomber les hiérarchies, de court-circuiter les institutions et de bousculer les ordres sociaux traditionnels. La technologie est véritablement pensée comme un instrument d’action politique. Les entreprises de la Silicon Valley deviennent porteuses d’un discours sur le pouvoir salvateur du numérique. Jamais la croyance dans l’idée que les problèmes du monde peuvent être réparés par la technologie – par les réseaux sociaux, les big data, les applications mobiles, les algorithmes ou l’intelligence artificielle – n’a été aussi forte qu’aujourd’hui.
Les traits de l'identité en ligne
Cardon (Dominique)
Culture numérique
2019
2019
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Commençons par la première variable pour bâtir une carte des différents traits de l’identité personnelle que nous projetons en ligne (document 31). Le processus d’individuation qui a cours dans nos sociétés fait apparaître à nouveau deux grandes tensions. L’une, parfois qualifiée de processus de subjectivation, oppose l’être et le faire (axe horizontal) : d’un côté, les signes d’une
identité acquise
, incorporée, stable et durable – ce que l’on est ; de l’autre côté, les signes d’une
identité active
– ce que l’on fait –, qui porte la trace de nos choix, de nos compétences et de nos réalisations. L’identité est à la fois reçue et produite. La seconde tension qui travaille l’identité dans les mondes numériques peut être appelée dynamique de simulation de soi (axe vertical) : d’un côté,
le réalisme de l’identité
, ce que je suis pour mes proches, pour ceux qui me connaissent et qui me voient ; de l’autre côté,
l’identité que je projette
. Cette dernière est parfois appelée identité virtuelle, mais le terme de virtuel est trompeur car on le comprend trop souvent comme un simulacre, une duperie, un déguisement de soi. Or, virtuel ne s’oppose pas à réel, mais à actuel ; il veut donc dire potentiel. Nous projetons sur les réseaux sociaux une image de nous-même qui est un désir, un devenir possible, bref une image que l’on aimerait valoriser et faire reconnaître par les autres. L’identité est à la fois un présent et une projection de soi.
Principe de la navigation par liens hypertextes sur le web
Cardon (Dominique)
Culture numérique
2019
2019
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Le web (de l’anglais web pour toile) est un réseau de liens qui créent des routes entre les pages de différents sites. Sa caractéristique essentielle est le lien hypertexte. Nous sommes aujourd’hui tellement habitués à cliquer sur ces séquences de mots apparaissant en bleu sur nos écrans pour aller d’un document à l’autre que nous ne pensons plus à l’originalité de cette méthode de navigation. Pourtant, au moment de son invention, l’idée de créer des liens entre les documents semblait une très mauvaise façon de les classer. La tradition des bibliothécaires a toujours été de ranger les documents dans des catégories, puis de ranger les catégories dans d’autres catégories et ainsi de suite. Avec un meuble de rangement bien conçu, il est possible de savoir dans quel tiroir trouver le bon document : Orgueil et Préjugés est un (1) roman (2) anglais du (3) XIXe siècle écrit par (4) Jane Austen. Le lien hypertexte propose une conception tout autre, non centralisée. Comme lors de la confrontation entre le réseau centralisé des opérateurs de télécom et le réseau décentralisé de l’ARPA, ce sont deux conceptions de l’ordre documentaire qui s’affrontent lors de la naissance au web. Avec le web, il n’est pas nécessaire de classer les informations en les rangeant dans les bons tiroirs – comme on le fait encore lorsqu’on dépose les documents dans les dossiers de son disque dur. On peut tout simplement renoncer à les classer et préférer donner à l’utilisateur les moyens de naviguer d’un document à un autre en suivant les liens que les documents ont tissés entre eux. Le classement ne vient pas d’en haut. Il n’est pas conçu par des documentalistes omniscients. On laisse, au contraire, l’auteur de chaque document définir quels sont les autres documents de son voisinage. L’internaute n’a qu’à suivre, de saut en saut, les idées que les textes échangent entre eux à travers leurs liens. Ce sont les documents eux-mêmes – donc ceux qui les écrivent – qui décident de leur classement. Le web hérite ainsi de l’esprit libertaire d’internet. Le pouvoir donné à chaque internaute qui crée un site web de le relier comme il le souhaite à d’autres sites est à la source de l’auto-organisation des communautés en ligne, de la dynamique des innovations ascendantes, du rassemblement de communautés d’internautes produisant des biens communs et de la notion d’intelligence collective. Bref, des valeurs fondatrices du web.
Quatre types de réseaux sociaux
Cardon (Dominique)
Culture numérique
2019
2019
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Paravent
” :
La première famille n’est pas la plus importante, mais elle joue un rôle particulier. S’y rangent les sites de rencontres où la visibilité des profils est organisée derrière un paravent. L’identité affichée est très réaliste et les critères retenus, objectifs et durables, sont ceux de l’identité civile (photo, âge, localisation, mensurations, revenus, etc.) mais on ne s’y découvre que progressivement. La rencontre est un processus de dévoilement dont la plateforme organise les étapes, invitant les internautes à négocier entre eux avant de consentir à révéler des traits plus narratifs de leur identité. Certains de ces sites, comme Tinder, inspirés des sites gay, proposent des séquences de dévoilement raccourcies, plus immédiates, mais c’est la même dynamique : on commence par se choisir – se « matcher » –, pour avoir ensuite le droit de discuter en ligne, de se donner un numéro de téléphone et de se voir.
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Clair-obscur
” :
La deuxième famille de réseaux sociaux est la plus importante. Elle regroupe un ensemble de réseaux dont la propriété commune est de créer une visibilité en clair-obscur, une zone grise selon danah boyd, spécialiste des réseaux sociaux, ou bien une visibilité privée-publique. Dans cette famille de services, les internautes s’exposent tout en se cachant. Ils affichent une identité narrative en racontant leur journée, en livrant leurs sentiments, leur vie avec les amis, leurs aventures de vacances, leurs démêlés avec les parents ou les professeurs. S’ils exposent leur vie personnelle dans sa dimension très quotidienne, ils ne souhaitent pas être vus de tout le monde. L’ingéniosité des plateformes consiste alors à inventer des espaces dans lesquels il est possible de régler sa visibilité. Être vu de ses amis, mais pas des parents ou des professeurs ; montrer des photos de vacances, mais pas à son chef ; suivre les autres sans que les voisins, les « ex » ou les collègues ne vous voient. En règle générale, les internautes ne s’exposent pas naïvement à tout le monde. Beaucoup sont même devenus des experts dans l’usage des paramètres permettant de masquer, de bloquer ou d’effacer certaines publications (sans être bien entendu à l’abri des erreurs). (...) Facebook est aujourd’hui le principal réseau en clair-obscur dans la plupart des pays ; il n’y a guère que dans les régimes autoritaires que la fonctionnalité du clair-obscur (se montrer tout en se cachant) est prise en charge par une autre plateforme, tels Vkontakte en Russie ou Wechat en Chine. En France, la visibilité en clair-obscur a d’abord été portée par Skyblog. Aujourd’hui, outre Facebook, elle s’observe notamment sur Snapchat et Whatsapp. C’est à cette famille de réseaux sociaux en clair-obscur que l’on doit l’incroyable mobilisation qui a bouleversé la démographie du web depuis les années 2000. Toutes les générations se sont peu à peu emparées de ces lieux de discussion, à tel point que les plus jeunes, qui ont été les pionniers de ce type d’usage, ont fini par déserter des plateformes telles que Facebook pour rejoindre d’autres réseaux sociaux, comme Snapchat, où ils peuvent maintenir l’entre-soi du clair-obscur… jusqu’à ce que leurs parents rejoignent à leur tour Snapchat, dans un interminable jeu du chat et de la souris.
“
Phare
” :
Une troisième famille de plateformes sociales donne une visibilité beaucoup plus large au profil des participants. C’est Myspace qui a inventé ce format, que l’on peut qualifier de phare, par opposition au clair-obscur : tout y est visible par tous. Cette famille de réseaux sociaux est apparue de façon inattendue à une époque, le début des années 2000, où il paraissait évident que les réseaux d’amis en ligne devaient rester privés. (...)
Si, dans cette troisième famille, tout le monde peut voir le profil de tout le monde, alors l’identité exposée est différente de celles montrées sur les sites des deux familles précédentes. En général, on n’y publie pas pour susciter la reconnaissance, l’amour, le rire de ses proches à propos d’événements ordinaires vécus dans la vie quotidienne. Au contraire, on affiche une identité tendue vers un centre d’intérêt afin de pouvoir le partager avec des inconnus : la musique sur Myspace, les chaînes personnelles sur Youtube, les photos sur Flickr ou Pinterest, les activités professionnelles sur Linkedin, les informations sur Twitter, etc. Il existe une relation étroite entre ce que l’on montre de soi et la visibilité que la plateforme accorde aux publications des utilisateurs. Au vu de tous, les participants ne se connectent pas entre eux parce qu’ils se connaissent, mais parce qu’ils ont des goûts, des opinions ou des passions en commun. Une tout autre logique se met en place lorsque la visibilité est ouverte : dans cette famille de réseaux sociaux c’est le partage de contenus qui domine. Mais il faut constater qu’avec le développement des stratégies de réputations en ligne, l’individu peut lui-même devenir un contenu qui se sculpte, se montre et attire à lui de la notoriété en provenance de personnes qu’il ne connaît pas. Sur Instagram, par exemple, certains comptes publics (mannequins, voyageurs, etc.) mettent en scène leur vie, leur corps ou leur personnalité pour drainer vers eux l’attention et les likes. À la différence des réseaux sociaux en clair-obscur, où les internautes racontent leur vie quotidienne de façon jouée mais ordinaire, c’est dans une véritable démarche de fabrication de soi que s’engagent certains lorsqu’ils entreprennent, à la manière d’une marque personnelle, de devenir des stars des réseaux sociaux.
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Mondes virtuels
” :
La quatrième famille de réseaux sociaux en ligne est celle des mondes virtuels : jeux vidéo à univers persistants tels World of Warcraft, mondes virtuels de type Second Life. Ici, les identités des participants sont publiques. En revanche elles ont été tellement façonnées, sculptées et fabriquées (pseudos, avatars, jeux avec l’identité) qu’elles dissimulent l’identité réelle des personnes. Les mondes virtuels fabriquent ainsi des espaces dans lesquels les personnes se lient entre elles à partir d’affinités qui sont beaucoup moins liées à leur personnalité hors ligne qu’à ce qu’elles cherchent à projeter en ligne à travers leur avatar.
L'autorité de la science
Chalmers (Alan)
Qu'est-ce que la science ?
Introduction
1976
1976
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L'époque tient la science en haute estime. La croyance que la science et ses méthodes ont quelque chose de particulier semble très largement partagée. Le fait de qualifier un énoncé ou une façon de raisonner du terme "scientifique" lui confère une sorte de mérite ou signale qu'on lui accorde une confiance particulière. Mais, si la science a quelque chose de particulier, qu'est-ce donc ? Ce livre est une tentative d'élucider cette question et d'aborder des problèmes de ce type.
On trouve dans la vie de tous les jours de nombreux signes de la haute considération dont jouit la science, même en dépit de quelques désenchantements liés aux conséquences dont on la tient pour responsable, comme les bombes à hydrogène ou la pollution. La publicité nous annonce souvent que tel ou tel produit a été montré scientifiquement plus blanc, plus puissant (...) ou plus attractif pour une raison ou une autre que ses concurrents. Les auteurs de ces messages entendent signifier par là que leur discours est particulièrement bien fondé et éventuellement qu'il ne saurait être remis en question. Dans la même veine, une publicité vantant les mérites de la Science chrétienne, publiée dans un journal récent, nous faisait savoir que "la science nous dit que l'on a prouvé que la Bible chrétienne est vraie", et insiste sur le fait que "les scientifiques eux-mêmes y croient aujourd'hui". Il s'agit ici d'un appel direct à l'autorité de la science et des scientifiques. La question que nous sommes en droit de nous poser est de savoir "sur quels fondements une telle autorité est basée".
Peut-on observer sans préjugé ?
Chalmers (Alan)
Qu'est-ce que la science ?
ch.3
section 4
1976
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Selon le plus naïf des inductivistes, la base de la connaissance scientifique est fournie par les observations faites par un observateur dénué de tout préjugé. Si on l'interprète à la lettre, cette position est absurde et intenable. Pour l'illustrer, imaginons Heinrich Hertz, en 1888, effectuant l'expérience électrique qui lui permit d'être le premier à produire et à détecter des ondes radio. S'il avait été parfaitement innocent en effectuant ces observations, il aurait été obligé de noter non seulement les lectures sur différents mètres, la présence ou l'absence d'étincelles à différents lieux critiques dans les circuits électriques, les dimensions du circuit, etc., mais aussi la couleur des mètres, les dimensions du laboratoire, le temps qu'il faisait, la pointure de ses chaussures et un fatras de détails sans aucun rapport avec le type de théorie qui l'intéressait et qu'il était en train de tester. (Dans ce cas particulier Hertz testait la théorie électromagnétique de Maxwell pour voir s'il pouvait produire les ondes radio qu'elle prédisait.) (...)
Les exemples qui précèdent illustrent en quoi la théorie précède l'observation dans la science. Les observations et les expériences sont faites pour tester ou pour faire la lumière sur une théorie, et seules les observations qui s'y rapportent sont dignes d'être notées. Cependant, pour autant que les théories qui constituent notre savoir scientifique sont faillibles et incomplètes, la façon dont elles nous guident pour savoir quelles observations sont pertinentes par rapport au phénomène étudié peut être source d'erreurs et nous conduire à ne pas prendre en compte certains facteurs essentiels. L'expérience citée de Hertz en est un bel exemple. L'un des facteurs que j'ai écarté comme nettement "hors sujet" était en fait au cœur même du sujet. La théorie testée avait pour conséquence que la vitesse des ondes radio doit être identique à celle de la lumière. Or, quand Hertz mesura la vitesse de ses ondes radio, il trouva à plusieurs reprises qu'elle différait de celle de la lumière. Il ne parvint jamais à résoudre cette énigme, dont la cause ne fut comprise qu'après sa mort. Les ondes radio émises par son appareil se réfléchissaient sur les murs de son laboratoire, revenaient vers son appareil et interféraient avec ses mesures. Les dimensions du laboratoire étaient bel et bien un facteur essentiel. Les théories faillibles et incomplètes qui constituent la connaissance scientifique peuvent ainsi orienter l'observateur sur une fausse piste. Mais ce problème peut être résolu en améliorant et en étendant nos théories et non en accumulant une liste infinie d'observations sans but.
Le cerveau et la pensée
Changeux (Jean-Pierre)
L'homme neuronal
1983
1983
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Au fil des chapitres, le lecteur se sera rendu à l'évidence que le cerveau de l'homme se compose de milliards de neurones reliés entre eux par un immense réseau de câbles et de connexions, que dans ces "fils" circulent des impulsions électriques ou chimiques intégralement descriptibles en termes moléculaires ou physico-chimiques, et que tout comportement s'explique par la mobilisation interne d'un ensemble topologiquement défini de cellules nerveuses. Cette dernière proposition enfin a été étendue, à titre d'hypothèse, à des processus de caractère "privé" qui ne se manifestent pas nécessairement par un conduite "ouverte" sur le monde extérieur comme les sensations ou perceptions, l'élaboration d'images de mémoire ou de concepts, l'enchaînement des objets mentaux en "pensée". (...)
L'identification d'événements mentaux à des événements physiques ne se présente donc en aucun cas comme une prise de position idéologique, mais simplement comme l'hypothèse de travail la plus raisonnable et surtout la plus fructueuse. Comme l'écrivait J.S. Mill, "si c'est être matérialiste que de chercher les conditions matérielles des opérations mentales, toutes les théories de l'esprit doivent être matérialistes ou insuffisantes". (...)
Le moment historique que nous traversons rappelle celui où s'est trouvée la biologie avant la dernière guerre mondiale. Les doctrines vitalistes avaient droit de cité, même parmi les scientifiques. La biologie moléculaire les a réduites au néant. Il faut s'attendre à ce qu'il en soit de même pour les thèses spiritualistes et leurs divers avatars "émergentistes".
Les possibilités combinatoires liées au nombre et à la diversité des connexions du cerveau de l'homme paraissent effectivement suffisantes pour rendre compte des capacités humaines. Le clivage entre activités mentales et neuronales ne se justifie pas. Désormais, à quoi bon parler d'"esprit" ? Il n'y a plus que deux "aspects" d'un seul et même événement que l'on pourra décrire avec des termes empruntés soit au langage du psychologue (ou de l'introspection), soit à celui du neurobiologiste.
Sortir de la violence et de la peur
Chirpaz (François)
Difficile rencontre
1982
1982
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Ce qui peut donc seul rompre le cercle infernal de la souffrance et délivrer l'individu de la peur qui le paralyse (de cette peur tout à la fois tapie en chaque recoin de l'espace inter-humain et collant à l'existence au point de faire corps avec elle), cela est, pour Dostoïevski, la bienveillance qui est accueil, amour, compassion. L'amour est compassion, il est capable de se faire proche, de se tenir dans la proximité de celui vers qui il se tourne. Il n'est pas le simple désir. Il ne commence que dans le temps où le désir devient capable d'opérer en soi-même la transformation radicale qui lui fait extirper de soi toute visée sur l'autre, qu'elle soit de pouvoir ou de domination. (...) Livré à lui seul, le désir court le risque effrayant de n'engendrer que de la mort parce qu'il ne peut masquer son vœu secret d'assurer son pouvoir et sa domination. Et ce n'est que la compassion qui sait aimer; elle peut engendrer de la vie parce qu'elle est à même de rendre à l'autre la possibilité d'habiter la vie, en se tenant, sans peur dans sa propre vie.
L'amour (...) n'est autre que cette conversion radicale du désir dans la bienveillance de la présence attentive et disponible. Qualité de l'existence qui sait se faire présente, toute proche, venant vers celui qui est aspiré par la souffrance et ivre de souffrance, le visage nu, sans armes, sans ruse, là simplement et simplement disponible. Une présence qui sait laisser entendre, par soi seule, qu'il n'y a rien à redouter, qu'il n'y a plus de place pour la méfiance et pour la peur, qui sait, d'un mot, laisser entendre à l'autre à qui elle s'adresse qu'il peut, à son tour oser venir et s'avancer vers elle comme, elle, elle ose s'avancer.
Avouer sa propre fragilité et renoncer à la puissance, cela est tout un
: le premier pas de la rencontre pacifiée de l'homme avec son semblable est le premier pas de la sortie de l'homme hors de sa peur.
Violence et rencontre d'autrui
Chirpaz (François)
Difficile rencontre
1982
1982
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Le moment premier de l'expérience humaine n'est pas le temps de l'harmonie, de l'équilibre et de la paix. La violence est toujours inéluctablement première dans l'espace d'une cohabitation contrainte avec des partenaires jamais choisis. L'existence ne commence jamais que dans un monde social, monde qui impose ses réseaux de relations, ses contraintes du langage et de son système de l'organisation, de la cohabitation et, par le fait même, des tensions qu'il ne peut pas ne pas faire naître. Pour exister il faut supporter d'autres présences à l'entour et le chemin de chacun (dans tous les moments de sa vie) croise le chemin des autres. Il le contrarie, il est contrarié par lui. La tension entre des partenaires est tension entre des désirs qui tout à la fois réclament la présence de ces autres et ne cessent de se contrarier : de se faire violence d'une manière réciproque, d'engendrer indéfiniment de la violence. De se faire peur, en un mot, par cette violence qui renaît sans fin.
Et pourtant il n'est d'existence qui soit humaine que si elle sait parvenir à exorciser ce retour indéfini de la violence, la repérer, en mettre à jour le jeu pervers, se prémunir contre elle dans l'espace commun de la vie sociale, se garder contre son retour chaque fois que l'existence voit se tourner vers elle le visage d'un autre et tourne son propre visage vers un autre qu'elle sollicite. Pacifier l'espace de nos relations n'est pas seulement nécessaire pour rendre notre monde habitable (il faut un minimum de paix pour que nous soyons en mesure de travailler avec un autre, d'échanger, de simplement vivre). Cela est aussi la condition pour que l'existant devienne réellement et vraiment un être
humain
. (...)
L'entrée dans l'existence pour chacun, comme le déroulement commun de l'histoire des sociétés, se fait sous le signe d'une violence brutale ou bien déjà feutrée par le système de l'organisation de l'espace social, mais d'une violence toujours implacable car l'enjeu de l'affrontement de l'homme avec l'homme ne tient pas à la seule convoitise de choses qu'ils veulent s'approprier l'un et l'autre : il ne renvoie pas au seul domaine de l'
avoir
(par le biais de l'appropriation et du maintien de la possession), il renvoie au domaine de l'
être
. La convoitise pour l'appropriation et pour le maintien de la possession engendre le conflit (et donc la violence et la peur), cela est un fait puisque les choses du monde qui sont ainsi disputées ne sont, somme toute, qu'en nombre limité. Beaucoup plus insidieux et lourd de conséquences le conflit qui porte sur l'être (pour la gloire et le prestige), car être le plus fort et capable de dominer un autre ou des autres donne au maître une garantie qui semble le garantir contre toute menace. Et en premier lieu, le garantir contre la peur de sa propre fragilité.
A propos de Clovis
Citron (Suzanne)
Le Monde
28 février 1996
28 février 1996
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Un comité exclusivement français s'apprête à parrainer une « année Clovis ». Qu'en pensent d'éminents historiens médiévistes allemands comme Karl Ferdinand Werner, l'analyste du « mythe franc » et de son appropriation par l'historiographie française, ou comme Carl Richard Brühl fustigeant l'anachronisme de ceux qui considèrent « l'Allemagne » ou « la France » comme des données historiques établies a priori ?
En France, un catéchisme scolaire, d'origine à la fois royaliste et républicaine, entretient dans notre pays l'image d'une nation intemporelle, éternelle, préexistant à sa propre histoire. Pour nos voisins européens, cette célébration hexagonale de Clovis ne peut que renforcer l'idée d'une France arrogante, toujours prompte à s'attribuer l'exceptionnalité comme fondement de l'identité nationale.
Si l'on croit au déterminisme historique, le royaume de Clovis concerne autant le passé des futurs Allemands, Belges, Néerlandais, Luxembourgeois que celui des futurs Français. Et Clovis parlait une langue que l'on pourrait qualifier de « proto-allemande », mais certainement pas de « proto-française » ! Clovis, premier roi illustre de l'histoire de France ? La manipulation du passé remonte aux moines de Saint-Denis, historiographes des premiers Capétiens. Ils ont prétendu que leurs rois descendaient des Carolingiens. Ces derniers avaient eux-mêmes légitimé leur propre coup d'Etat, grâce au mythe introduit au IXe siècle par l'évêque de Reims Hincmar : l'huile du sacre de Pépin et de ses successeurs était celle du baptême de Clovis, apportée par une colombe et miraculeusement conservée depuis lors dans la Sainte Ampoule de l'église de Reims.
L'historiographie libérale et républicaine du XIXe siècle a entériné cette pseudo-continuité des dynasties royales en adossant l'histoire des rois au mythe des Gaulois ancêtres des Français, garants de la préexistence idéologique et chronologique de la nation sur les rois. Et les manuels de l'école républicaine ont ainsi intégré Clovis et Charlemagne dans le légendaire de l'histoire de France.
Cette « année Clovis » ne pourrait-elle, au contraire, être celle de la démythification des histoires « nationales » ? D'abord refuser la vision idyllique et truquée du Clovis chrétien de Jean Paul II. «
Les portraits de Clovis donnés par les sources anciennes
, écrit l'historienne Colette Beaune,
ne sont clairs que sur l'appréciation laudative des qualités guerrières du Mérovingien
. » Parce que ce pillard (ou roi d'un peuple pillard) rendait à l'Eglise une partie du butin, allons-nous, une année durant, le proposer comme « repère » aux jeunes de nos banlieues ? Souhaite-t-on que les fabricants lancent une mode de tee-shirts avec Clovis fracassant le crâne du guerrier de Soissons ? Ou que les Corses adoptent la framée ?
Cette « année Clovis » ne pourrait-elle être celle de la démythification des histoires « nationales » ?
Nous avons, aujourd'hui, besoin d'une historiographie qui ne soit plus celle de la France une, indivisible et sans commencement, mais celle d'une France plurielle, interculturelle, qui intègre une diversité religieuse, ethnique, philosophique, régionale, ouverte aux autres. Dans tous les pays européens, les mythes et les stéréotypes ont été, au XIXe et au XXe siècle, mis au service d'une image orgueilleuse et exclusive de la nation. Déverrouillons, au contraire, les imaginaires collectifs. Si nous ne voulons pas laisser le projet européen s'engluer dans les débats technocratiques, si nous voulons qu'il retrouve un souffle de générosité, si nous voulons réinventer le lien social à l'intérieur de nos sociétés complexes, ce n'est certainement pas cette célébration franco-française de Clovis qui y contribuera.
De quelle(s) histoire(s) de France parle-t-on ?
Citron (Suzanne)
Le Monde
28 novembre 2009
28 novembre 2009
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Dans le débat lancé par le ministre de l'immigration, Eric Besson, les références à l'histoire de France, y compris, naturellement celles de Nicolas Sarkozy, ajoutent à la confusion. De quelle histoire s'agit-il ? Existe-t-il une bible du passé, socle indéfectible de "l'identité nationale" ?
Tel fut le postulat des historiens européens du XIXe siècle. Chaque histoire "nationale" était le récit d'une prédestination. Le positivisme d'alors associait méthodologie scientifique et vérité unique, et le romantisme célébrait les nations comme des entités métahistoriques. L'école gratuite et obligatoire de la IIIe République inculqua aux élèves l'imaginaire d'un passé commun qui vint se superposer ou se substituer aux mémoires familiales. L'objectif était de faciliter l'adhésion à la République et d'inspirer l'amour d'une patrie amputée par la défaite. L'historien Ernest Lavisse fut le rédacteur génial de manuels illustrés, qui, pendant des décennies, directement ou par imitation, firent office de catéchisme laïque de la nation et de la République.
De Vercingétorix au petit Bara, de Clovis aux grands hommes de la République, l'histoire de France cristallisa la vision d'un peuple souche, d'un territoire prédestiné, d'une généalogie continue de personnages d'Etat. Le récit légitimait les conquêtes des rois qui "avaient fait la France", exaltait les agrandissements coloniaux. Enfants basques, bretons, antillais, immigrés, minorités scolarisées en Algérie ou en Afrique noire, jeunes juifs héritiers adoptèrent comme "naturels" les ancêtres gaulois chevelus. C'était le temps de l'assimilation.
Mais la grande tuerie de 1914-1918, le pétainisme complice de la solution finale, la torture légalisée en Algérie, les migrations postcoloniales et les revendications ou la résurgence de mémoires blessées ou ignorées ont déchiré la belle image d'une France proclamée par Michelet, messie du genre humain. Comme toutes les histoires fabriquées au XIXe siècle, le canon du roman national républicain ne répond plus aux demandes de sens dans une France aux multiples racines, membre de l'Union européenne, confrontée aux crises de la mondialisation, aux menaces écologiques planétaires. Et l'histoire des historiens ne se pense plus comme un intangible récit mais comme une lecture du passé ouverte à de nouvelles questions.
LA CHAÎNE LITURGIQUE
Les allusions aux grands historiens viennent embrouiller les mises au point. On cite Renan sans rappeler le contexte de sa polémique avec Mommsen. On mentionne Braudel sans souligner les paradoxes de son livre posthume invoquant la France de Michelet sous couvert de retracer de façon nouvelle son identité. Mais la plus fréquente des ambiguïtés concerne une phrase de Marc Bloch : "Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la Fête de la fédération." Pour certains commentateurs, connaître ou reconnaître ces deux moments signerait l'allégeance ou non à la "vraie" France. Or, ces lignes sont extraites d'un passage sur la grande peur de la bourgeoisie face au Front populaire (L'Etrange Défaite, Gallimard 1990). Marc Bloch y rappelle "l'émoi que dans les rangs des classes aisées (...) provoqua en 1936 l'avènement du Front populaire". Il fustige une bourgeoisie incapable de saisir "cet élan des masses vers l'espoir d'un monde plus juste". Le sacre de Reims et la fête de la Fédération sont évoqués pour condamner "l'imperméabilité aux plus beaux jaillissements de l'enthousiasme collectif".
Ces jaillissements ne font pas la trame du programme d'histoire de l'école élémentaire, revu et corrigé en 2008, et qui prolonge la chaîne liturgique des personnages, inaugurée par le "Petit Lavisse". Au collège les découpages de la 6e à la 3e reproduisent une logique chronologique déjà en place durant la Restauration.
Une réécriture de l'histoire scolaire à l'école et au collège serait impérative pour inscrire la nation dans l'aventure européenne et dans le devenir de l'humanité. Mais la question n'est jamais posée. Quelles auraient été les réponses de Marc Bloch ? Nous n'en saurons jamais rien. Dans ses projets clandestins de réforme, il demandait un enseignement de l'histoire "refondu" qui "s'attache à donner une image véridique et compréhensive du monde". Le défi reste immense pour que la découverte d'un passé qui ait du sens facilite le désir du vivre ensemble.
A quoi sert la philosophie ?
Comte-Sponville (André)
Une éducation philosophique
1989
1989
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Si l'on demande à quoi sert la philosophie, la première réponse qui vient à l'esprit est : à rien ! Ce n'est pas forcément une manière de la condamner. Plusieurs philosophes vous diront que cette absence d'utilité la rend au contraire infiniment précieuse dans un monde où tout sert à quelque chose. « L'utile est toujours laid », disait Théophile Gautier, et certains auront tendance à penser que la philosophie est d'autant plus belle qu'elle est inutile. Telle n'est pas ma pensée. (...)
Il est vrai qu'il y a des tas de choses tout à fait estimables qui ne servent à rien. La musique, l'amour, le plaisir, en un sens, ne servent à rien. Et le bonheur, à quoi sert-il ? A rien, bien sûr ! Cela n'empêche pourtant pas que l'on fasse de la musique, que l'on fasse l'amour, ou que l'on tente d'être heureux... Mais c'est qu'on recherche le plaisir, l'amour ou le bonheur pour eux-mêmes : l'agrément qu'il y a à jouir, à aimer, à être heureux se suffit à lui-même. Est-ce le cas de philosophie ?
Soyons franc : elle frappe par sa difficulté plutôt que par son agrément. Elle est fatigante, ennuyeuse, angoissante parfois. À tel point que si, vraiment, elle ne servait à rien, on en déconseillerait la tentative à tout un chacun. Plutôt qu'un plaisir ou un art, la philosophie est d'abord un travail. Elle n'est pas que cela. Mais je crois qu'elle est avant tout un travail, avec tout ce que le travail a de pénible et souvent d'ingrat. Comme tout travail doit servir à quelque chose, la question devient : à quoi sert la philosophie ? A-t-elle un enjeu pratique ? Je crois que oui. La philosophie sert à vivre, simplement. Son but est à mes yeux le bien-vivre ou le mieux-vivre, c'est-à-dire le bonheur, ou qui peut nous en rapprocher.
En faisant du bonheur le but de la philosophie, je m'appuie sur une tradition fort ancienne et multiforme, et d'abord sur la tradition grecque. J'en extrairais volontiers la belle définition de la philosophie que donnait Épicure, et qui va à l'encontre de l'opinion reçue selon laquelle on ne pourrait définir ce qu'est la philosophie. « La philosophie, disait Épicure, est une activité qui, par des discours et des raisonnements nous procure la vie heureuse. » J'aime tout, dans cette définition. Que la philosophie y soit une activité, et pas seulement une théorie. Qu'elle procède par discours et raisonnements, et pas seulement par intuitions et visions. Qu'elle tende au bonheur !
Je donnerai pour ma part la même définition quant au fond, formulée dans un langage peut-être plus moderne : la philosophie est une activité discursive, qui a la vie pour objet, la raison pour moyen et le bonheur pour but. Je pense répondre ainsi aux deux questions : « Qu'est-ce que la philosophie et à quoi sert-elle ? » Car ces deux questions n'en font qu'une. Inutile de préciser que cette définition est mienne. Elle ne prétend pas valoir pour toutes les philosophies. Mais cela même est philosophique.
Il faut encore préciser. Dire que la philosophie sert à vivre mieux, à être plus heureux, n'est évidemment pas à entendre comme l'annonce qu'il existerait des spécialistes à même de faire votre bonheur à votre place, tout comme une femme de ménage peut faire votre ménage pour que vous n'ayez pas à le faire. Les philosophes ne sont pas les femmes de ménage de l'esprit. Leur existence ne saurait vous dispenser de philosopher. Ils ne peuvent servir qu'à vous aider à philosopher vous-même, par vous-même, pour vous-même.
C'est parce que la philosophie sert à vivre qu'elle ne peut appartenir en propre aux philosophes de métier. Et c'est pourquoi aussi personne ne peut se dispenser de philosopher. Dès lors qu'on essaie de penser sa vie et de vivre sa pensée, on philosophe, peu ou prou, et plus ou moins bien. Les grands auteurs nous aident seulement à philosopher un peu mieux.
Il reste encore à préciser que si le bonheur est le but de la philosophie, il n'est pas sa norme. Ce n'est pas parce qu'une idée me rend heureux que je dois la penser ; c'est uniquement parce qu'elle me paraît vraie. Il ne s'agit donc pas de penser ce qui me rend heureux, ce qui serait faire du bonheur la norme et soumettre la philosophie à une espèce de pragmatisme éthique. Il s'agit de penser ce qui me paraît vrai. Or s'il y a contradiction entre ces deux exigences, la normativité du vrai et la finalité du bonheur, la dignité du philosophe se joue toute entière dans le fait qu'il choisit la vérité. Si quelqu'un a le choix entre un bonheur et une vérité, il n'est philosophe qu'en tant qu'il choisit la vérité.
Cet amour du vrai me semble commun à tous les philosophes. À tel point que ceux qui ne se soumettraient pas à cette norme de la vérité, de mon point de vue, ne seraient plus des philosophes, mais bien ce que la tradition appelle des sophistes. Car si la philosophie sert à quelque chose, c'est en fin de compte à chercher le bonheur dans la vérité. Le but et la norme de la philosophie se rencontre ici, et cette rencontre, quand elle est effective, définit la sagesse. Ce bonheur ne serait pas fait, comme la plupart des plaisirs contingents. Ni d'illusions et de mensonges. Ce bonheur serait fait de vérité, et c'est ce qu'on appelle la béatitude : le bonheur dans la vérité, ou l'amour vrai du vrai.
Dialogue et respect d'autrui
Conche (Marcel)
Le fondement de la morale
1990
1990
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Il y a différentes façons de s’adresser à d’autres hommes. On peut s’adresser à un homme comme on s’adresse à un chien ou à un esclave, simplement pour lui donner un ordre auquel il doit obéir sans le comprendre, ou qu’il peut comprendre mais n’a pas à discuter : alors on exclut que celui à qui on s’adresse ait droit à la parole parce qu’on exclut que la vérité puisse venir de lui. Mais si l’on s’adresse à lui comme à un interlocuteur, que l’on interroge et que l’on écoute, qui répond, interroge, et, de toute façon, écoute, on le considère comme capable de vérité, donc libre, et soi-même on se considère comme capable de vérité et libre, dès que l’on peut répondre à toute question, fût-ce en constatant simplement que l’on ne sait pas. Dans toute conversation, dans tout dialogue, chacun considère, en principe, l’autre homme comme également capable de vérité et libre, donc le considère comme un égal. Un dialogue, une discussion ne peuvent avoir lieu qu’entre égaux. Il faut que chaque participant à la discussion se sente et se trouve avec l’autre ou les autres sur un pied d’égalité. Chacun, en effet, doit être présupposé pouvoir dire quelque chose de juste et de vrai. (...) Tous les hommes, dès lors, sont égaux, en tant qu'ayant cette capacité, ce pouvoir, de mettre en circulation la vérité. Tous les hommes pouvant participer à un dialogue ? Oui, mais tous le peuvent (en droit). Platon, dans le
Ménon
, choisit comme interlocuteur de Socrate un esclave, voulant montrer que l'interlocuteur peut être n'importe qui.
Contre Rousseau
Constant (Benjamin)
De la liberté chez les modernes
1818
1818
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[Rousseau] (...) définit le contrat passé entre la société et ses membres, l'aliénation complète de chaque individu avec tous ses droits et sans réserve à la communauté. Pour nous rassurer sur les suites de cet abandon si absolu de toutes les parties de notre existence au profit d'un être abstrait, il nous dit que le souverain, c'est-à-dire le corps social, ne peut nuire ni à l'ensemble de ses membres, ni à chacun d'eux en particulier; que chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et que nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres; que chacun se donnant à tous, ne se donne à personne; que chacun requiert sur tous les associés les mêmes droits qu'il leur cède, et gagne l'équivalent de tout ce qu'il perd avec plus de force pour conserver ce qu'il a. Mais il oublie que tous ces attributs préservateurs qu'il confère à l'être abstrait qu'il nomme le souverain résultent de ce que cet être se compose de tous les individus sans exception. Or, aussitôt que le souverain doit faire usage de la force qu'il possède, c'est-à-dire aussitôt qu'il faut procéder à une organisation pratique de l'autorité, comme le souverain ne peut l'exercer par lui-même, il la délègue, et tous ces attributs disparaissent.
L'action qui se fait au nom de tous étant nécessairement de gré ou de force à la disposition d'un seul ou de quelques-uns, il arrive qu'en se donnant à tous, il n'est pas vrai qu'on ne se donne à personne; on se donne au contraire à ceux qui agissent au nom de tous
. De là suit, qu'en se donnant tout entier, l'on n'entre pas dans une condition égale pour tous, puisque quelques-uns profitent exclusivement de sacrifice du reste; il n'est pas vrai que nul n'ait intérêt de rendre la condition onéreuse aux autres, puisqu'il existe des associés qui sont hors de la condition commune; il n'est pas vrai que tous les associés acquièrent les mêmes droits qu'ils cèdent; ils ne gagnent pas tous l'équivalent de ce qu'ils perdent, et le résultat de ce qu'ils sacrifient est, ou peut être l'établissement d'une force qui leur enlève ce qu'ils ont.
Rousseau lui-même a été effrayé de ces conséquences; frappé de terreur à l'aspect de l'immensité du pouvoir social qu'il venait de créer,
il n'a pas su dans quelles mains déposer ce pouvoir monstrueux, et n'a trouvé de préservatif contre le danger inséparable d'une pareille souveraineté, qu'un expédient qui en rendît l'exercice impossible. Il a déclaré que la souveraineté ne pouvait être aliénée, ni déléguée, ni représentée. C'était déclarer en d'autres termes qu'elle ne pouvait être exercée; c'était anéantir de fait le principe qu'il venait de proclamer
.
Devons-nous toujours dire la vérité ?
Constant (Benjamin)
Des réactions politiques
1797
1797
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Cependant il est hors de doute que les principes abstraits de la morale, s'ils étaient séparés de leurs principes intermédiaires, produiraient autant de désordre dans les relations sociales des hommes que les principes abstraits de la politique, séparés de leurs principes intermédiaires, doivent en produire dans leurs relations civiles. Le principe moral, par exemple, que dire la vérité est un devoir, s'il était pris d'une manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences très directes qu'a tirées de ce principe un philosophe allemand, qui va jusqu'à prétendre qu'envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime. Ce n'est que par des principes intermédiaires que ce principe premier a pu être reçu sans inconvénients. Mais, me dira-t-on, comment découvrir les principes intermédiaires qui manquent ? Comment parvenir même à soupçonner qu'ils existent ? Quels signes y a-t-il de l'existence de l'inconnu ? Toutes les fois qu'un principe, démontré vrai, paraît inapplicable, c'est que nous ignorons le principe intermédiaire qui contient le moyen d'application.
Pour découvrir ce dernier principe, il faut définir le premier. En le définissant, en l'envisageant sous tous ses rapports, en parcourant toute sa circonférence, nous trouverons le lien qui l'unit à un autre principe. Dans ce lien est, d'ordinaire, le moyen d'application. S'il n'y est pas, il faut définir le nouveau principe auquel nous aurons été conduits. Il nous mènera vers un troisième principe, et il est hors de doute que nous arriverons au moyen d'application en suivant la chaîne.
Je prends pour exemple le principe moral que je viens de citer, que dire la vérité est un devoir. Ce principe isolé est inapplicable. Il détruirait la société. Mais, si vous le rejetez, la société n'en sera pas moins détruite, car toutes les bases de la morale seront renversées. Il faut donc chercher le moyen d'application, et pour cet effet, il faut, comme nous venons de le dire, définir le principe. Dire la vérité est un devoir. Qu'est-ce qu'un devoir? L'idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d'un autre. Là où il n'y a pas de droits, il n'y a pas de devoirs. Dire la vérité n'est donc un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui.
Voilà, ce me semble, le principe devenu applicable. En le définissant, nous avons découvert le lien qui l'unissait à un autre principe, et la réunion de ces deux principes nous a fourni la solution de la difficulté qui nous arrêtait.
Observez quelle différence il y a entre cette manière de procéder, et celle de rejeter le principe. Dans l'exemple que nous avons choisi, l'homme qui, frappé des inconvénients du principe qui porte que dire la vérité est un devoir, au lieu de le définir et de chercher son moyen d'application, se serait contenté de déclamer contre les abstractions, de dire qu'elles n'étaient pas faites pour le monde réel, aurait tout jeté dans l'arbitraire. Il aurait donné au système entier de la morale un ébranlement dont ce système se serait ressenti dans toutes ses branches. Au contraire, en définissant le principe, en découvrant son rapport avec un autre, et dans ce rapport le moyen d'application, nous avons trouvé la modification précise du principe de la vérité, qui exclut tout arbitraire et toute incertitude.
La liberté des anciens
Constant (Benjamin)
De la liberté des anciens comparée à celle des modernes
1819
1819
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Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté toute entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d'alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre; mais en même temps que c'était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l'assujettissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n'est accordé à l'indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l'industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l'un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les plus utiles, l'autorité du corps social s'interpose et gêne la volonté des individus; Terpandre ne peut chez les Spartiates ajouter une corde à sa lyre sans que les éphores ne s'offensent. Dans les relations les plus domestiques, l'autorité intervient encore. Le jeune Lacédémonien ne peut visiter librement sa nouvelle épouse. A Rome, les censeurs portent un œil scrutateur dans l'intérieur des familles. Les lois règlent les mœurs, et comme les mœurs tiennent à tout, il n'y a rien que les lois ne règlent.
Ainsi chez les anciens, l'individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés. Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre; comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements ; comme portion du corps collectif, il interroge, destitue, condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses magistrats ou ses supérieurs; comme soumis au corps collectif, il peut à son tour être privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort, par la volonté discrétionnaire de l'ensemble dont il fait partie. Chez les modernes, au contraire, l'individu, indépendant dans sa vie privée, n'est même dans les états les plus libres, souverain qu'en apparence. Sa souveraineté est restreinte, presque toujours suspendue; et si, à des époques fixes, mais rares, durant lesquelles il est encore entouré de précautions et d'entraves, il exerce cette souveraineté, ce n'est jamais que pour l'abdiquer.
Que la souveraineté doit être limitée
Constant (Benjamin)
De liberté chez les modernes
1818
1818
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Lorsqu'on établit que la souveraineté du peuple est illimitée, on crée et l'on jette au hasard dans la société humaine un degré de pouvoir trop grand par lui-même, et qui est un mal, en quelques mains qu'on le place. Confiez-le à un seul, à plusieurs, à tous, vous le trouverez également un mal. Vous vous en prendrez aux dépositaires de ce pouvoir, et suivant les circonstances, vous accuserez tour à tour la monarchie, l'aristocratie, la démocratie, les gouvernements mixtes, le système représentatif. Vous aurez tort; c'est le degré de force, et non les dépositaires de cette force qu'il faut accuser. C'est contre l'arme et non contre le bras qu'il faut sévir. Il y a des masses trop pesantes pour la main des hommes.
L'erreur de ceux qui, de bonne foi dans leur amour de la liberté, ont accordé à la souveraineté du peuple un pouvoir sans bornes, vient de la manière dont se sont formées leurs idées en politique. Ils ont vu dans l'histoire un petit nombre d'hommes, ou même un seul, en possession d'un pouvoir immense, qui faisait beaucoup de mal; mais leur courroux s'est dirigé contre les possesseurs du pouvoir et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire, ils n'ont songé qu'à le déplacer. C'était un fléau, ils l'ont considéré comme une conquête. Ils en ont doté la société entière. Il a passé forcément d'elle à la majorité, de la majorité entre les mains de quelques hommes, souvent dans une seule main : il fait tout autant de mal qu'auparavant. (...)
La souveraineté n'existe que d'une manière limitée et relative. Au point où commence l'indépendance et l'existence individuelle, s'arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable que le despote qui n'a pour titre que le glaive exterminateur; la société ne peut excéder sa compétence sans être usurpatrice, la majorité sans être factieuse. L'assentiment de la majorité ne suffit nullement dans tous les cas, pour légitimer ses actes : il en existe que rien ne peut sanctionner; lorsqu'une autorité quelconque commet des actes pareils, il importe peu de quelle source elle se dit émanée, il importe peu qu'elle se nomme individu ou nation; elle serait la nation entière, moins le citoyen qu'elle opprime, qu'elle n'en serait pas plus légitime.
Une psychologie scientifique est-elle possible ?
Cournot (Antoine-Augustin)
Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique
1851
1851
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Pour qu’une observation puisse être qualifiée de scientifique, il faut qu’elle soit susceptible d’être faite et répétée dans des circonstances qui comportent une définition exacte, de manière qu’à chaque répétition des mêmes circonstances on puisse toujours constater l’identité des résultats, au moins entre les limites de l’erreur qui affecte inévitablement nos déterminations empiriques1. Il faut en outre que, dans les circonstances définies, et entre les limites d’erreurs qui viennent d’être indiquées, les résultats soient indépendants de la constitution de l’observateur ; ou que, s’il y a des exceptions, elles tiennent à une anomalie de constitution, qui rend manifestement tel individu impropre à tel genre d’observation, sans ébranler notre confiance dans la constance et dans la vérité intrinsèque du fait observé. Mais rien de semblable ne se rencontre dans les conditions de l’observation intérieure sur laquelle on voudrait fonder une psychologie scientifique ; d’une part, il s’agit de phénomènes fugaces, insaisissables dans leurs perpétuelles métamorphoses et dans leurs modifications continues ; d’autre part, ces phénomènes sont essentiellement variables avec les individus en qui se confondent le rôle d’observateur et celui de sujet d’observation ; ils changent, souvent du tout au tout, par suite des variétés de constitution qui ont le plus de mobilité et d’inconsistance, le moins de valeur caractéristique ou d’importance dans le plan général des œuvres de la nature. Que m’importent les découvertes qu’un philosophe a faites ou cru faire dans les profondeurs de sa conscience, si je ne lis pas la même chose dans la mienne ou si j’y lis tout autre chose ? Cela peut-il se comparer aux découvertes d’un astronome, d’un physicien, d’un naturaliste2 qui me convie à voir ce qu’il a vu, à palper ce qu’il a palpé, et qui, si je n’ai pas l’œil assez bon ou le tact assez délicat, s’adressera à tant d’autres personnes mieux douées que je ne le suis, et qui verront ou palperont si exactement la même chose, qu’il faudra bien me rendre à la vérité d’une observation dont témoignent tous ceux en qui se trouvent les qualités du témoin ?
Taylorisme et dégradation du travail ouvrier
Crawford (Matthew)
Éloge du carburateur
2009
2009
Voir le texte
Dans l'analyse de Harry Braverman, le coupable numéro un est le "management scientifique" ou l'organisation scientifique du travail (...). C'est Frederick Winslow Taylor qui a exposé pour la première fois avec le plus de franchise les principes du management scientifique dans son ouvrage du même nom, qui exerça une énorme influence pendant les premières décennies du XXe siècle. (...) Comme l'explique Taylor, "les managers assument (...) le fardeau du collecter le savoir traditionnel accumulé tout au long du passé par les travailleurs et de classifier, tabuler ce savoir et de le réduire à des règles, des lois, des formules" (Taylor,
Principes du management scientifique
, 1915). C'est ainsi que le savoir professionnel dispersé est concentré entre les mains de l'employeur, puis resservi aux travailleurs sous la forme d'instructions détaillées leur permettant d’exécuter une
partie
de ce qui est désormais un
procès
de travail. Ce processus remplace ce qui était hier une activité intégrale, enracinée dans la tradition et l'expérience d'un métier, animée par l'intentionnalité du travailleur et l'image du produit fini qu'il formait dans son esprit. Par conséquent, poursuit Taylor, "toute forme de travail cérébral devrait être éliminée de l'atelier et recentrée au sein du département conception et planification" (ibid.)
Il serait erroné de penser que l'objectif primaire de cette séparation est de rendre le procès de travail plus efficace. (...) Car c'est plutôt la question du coût du travail qui compte ici. Une fois que les aspects cognitifs du travail ont été accaparés par une classe managériale séparée des travailleurs, ou mieux encore, une fois qu'ils ont été incorporés à un processus automatique qui ne requiert aucune forme de jugement ou de délibération, les travailleurs qualifiés peuvent être remplacés par des travailleurs non qualifiés moins bien payés.
Technologie et économie de l'attention
Crawford (Matthew)
Contact
2016 (trad: Cédric Eyssette)
2016 (trad: Cédric Eyssette)
Voir le texte
Le capitalisme a compris que malgré tout ce que nous disons sur l'économie de l'information, nous vivons en réalité dans une économie de l'attention […] De nos jours, il est difficile d'ouvrir un journal […] sans tomber sur un article déplorant […] l'érosion de notre capacité d'attention et l'atmosphère de distraction généralisée. […] Bien qu'il s'agisse avant tout d'une faculté individuelle, il est clair que le problème de l'attention est aussi désormais un grave problème collectif de la vie moderne […]. Notre environnement technologique en pleine évolution engendre un besoin de stimulation toujours croissant. […] Notre vie mentale est plus décousue, et plus vulnérable aux sollicitations du moments. […] Notre dispersion mentale ne peut pas simplement être attribuée à la publicité, à Internet, … […] il s'agit d'un phénomène plus global qui relève de tout un style de vie. […] Cette hypothèse est particulièrement pertinente à l'ère du big data, alors que nous nous sommes assujettis à des techniques de captation de l'attention non seulement envahissantes mais de mieux en mieux ciblées. […] Si nous ne sommes pas capables de maîtriser l'orientation de notre attention, nous sommes à la merci de ceux qui souhaitent l'orienter en fonction de leurs intérêts […] Insister sur l'importance des facultés de concentration que nous acquérons par la pratique, c'est reconnaître que l'indépendance de la pensée et du sentiment est une chose fragile qui requiert certaines conditions spécifiques.
Arts mécaniques et arts libéraux
D'Alembert
Discours préliminaire de l'Encyclopédie
1759
1759
Voir le texte
On peut en général donner le nom d'Art à tout système de connaissances qu'il est permis de réduire à des règles positives, invariables et indépendantes du caprice ou de l'opinion, et il serait permis de dire en ce sens que plusieurs de nos sciences sont des arts, étant envisagées par leur côté pratique. Mais comme il y a des règles pour les opérations de l'esprit ou de l'âme, il y en a aussi pour celles du corps, c'est-à-dire pour celles qui bornées aux corps extérieurs, n'ont besoin que de la main seule pour être exécutées. De là la distinction des arts en libéraux et en mécaniques, et la supériorité qu'on accorde aux premiers sur les seconds (...)
Les arts mécaniques, dépendant d'une opération manuelle et asservis, qu'on me permette ce terme, à une espèce de routine, ont été abandonnés à ceux d'entre les hommes que les préjugés ont placés dans la classe la plus inférieure. L'indigence qui a forcé ces hommes à s'appliquer à un pareil travail, plus souvent que le goût et le génie ne les y ont entraînés, est devenue ensuite une raison pour les mépriser, tant elle nuit à tout ce qui l'accompagne. A l'égard des opérations libres de l'esprit elles ont été le partage de ceux qui se sont crus sur ce point les plus favorisés de la nature. Cependant
l'avantage que les arts libéraux ont sur les arts mécaniques, par le travail que les premiers exigent de l'esprit, et par la difficulté d'y exceller, est suffisamment compensé par l'utilité bien supérieure que les derniers nous procurent pour la plupart
. C'est cette utilité même qui a forcé de les réduire à des opérations purement machinales, pour en faciliter la pratique à un plus grand nombre d'hommes. Mais
la société en respectant avec justice les grands génies qui l'éclairent, ne doit point avilir les mains qui la servent
(...).
Le mépris qu'on a pour les arts mécaniques semble avoir influé jusqu'à un certain point sur leurs inventeurs mêmes.
Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus, tandis que l'histoire de ses destructeurs, c'est-à-dire des conquérants, n'est ignorée de personne
. Cependant c'est peut-être chez les artisans qu'il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l'esprit, de sa patience et de ses ressources.
Qu'est-ce qu'un athée ?
D'Holbach
Système de la nature (1770)
partie II
chapitre XI
1770
1770
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Qu’est-ce en effet qu’un athée ? C’est un homme qui détruit des chimères nuisibles au genre humain pour ramener les hommes à la nature, à l’expérience, à la raison. C’est un penseur qui, ayant médité la matière, son énergie, ses propriétés et ses façons d’agir, n’a pas besoin, pour expliquer les phénomènes de l’univers et les opérations de la nature, d’imaginer des puissances idéales, des intelligences imaginaires, des êtres de raison, qui, loin de faire mieux connaître cette nature, ne font que la rendre capricieuse, inexplicable, méconnaissable, inutile au bonheur des humains.[…] Si par athées l’on entend des hommes dépourvus d’enthousiasme, guidés par l’expérience et le témoignage de leur sens, qui ne voient dans la nature que ce qui s’y trouve réellement ou ce qu’ils sont à portée d’y connaître, qui n’aperçoivent et ne peuvent apercevoir que de la matière, essentiellement active et mobile, diversement combinée, jouissant par elle-même de diverses propriétés, et capable de produire tous les êtres que nous voyons ; si par athées l’on entend des physiciens convaincus que, sans recourir à une cause chimérique, l’on peut tout expliquer par les seuls lois du mouvement, par les rapports subsistants entre les êtres, par leur affinités, leurs analogies, leurs attractions et leurs répulsions, leurs proportions, leurs compositions et leurs décompositions ; si par athées l’on entend des gens qui ne savent point ce qu’est un esprit et qui ne voient point le besoin de spiritualiser ou de rendre incompréhensibles des causes corporelles, sensibles et naturelles, qu’ils voient uniquement agir, et qui ne trouvent pas que ce soit un moyen de mieux connaître la force motrice de l’univers que de l’en séparer pour la donner à un être placé hors du grand tout, à un être d’une essence totalement inconcevable, et dont on ne peut indiquer le séjour ; si par athées l’on entend des hommes qui conviennent de bonne foi que leur esprit ne peut ni concevoir ni concilier les attributs négatifs que l’on attribue à la divinité, ou des hommes qui prétendent que de cet alliage incompatible il ne peut résulter qu’un être de raison, vu qu’un pur esprit est destitué des organes nécessaires pour exercer des qualités et des facultés humaines ; si par athées l’on désigne des hommes qui rejettent un fantôme, dont les qualités odieuses et disparates ne sont propres qu’à troubler et à plonger le genre humain dans une démence très nuisible ; si, dis-je, des penseurs de cette espèce sont ceux que l’on nomme des athées, l’on ne peut douter de leur existence, et il y en aurait un très grand nombre, si les lumières de la saine physique et de la droite raison étaient plus répandues ; pour lors, ils ne seraient pas regardés ni comme des insensés ni comme des furieux, mais comme des hommes sans préjugés, dont les opinions, ou si l’on veut l’ignorance, seraient bien plus utiles au genre humain que les sciences et les vaines hypothèses qui depuis longtemps sont les vraies causes de ses maux.
Technique et liberté
Dagognet (François)
entretien au Monde
novembre 1993
novembre 1993
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Cessons de condamner les nouvelles techniques médicales sous le faux prétexte qu'elles risquent de nous conduire à je ne sais quelle apocalypse ! Il y a là beaucoup de confusion et de fausses terreurs. Il y a surtout une grave méprise concernant la relation entre ces techniques et la liberté. On croit qu'elles ôtent à l'homme des libertés. C'est exactement l'inverse : elles lui en donnent de nouvelles. Prenons l'exemple du diagnostic prénatal. Il me paraît absolument normal que ceux qui attendent un enfant puissent savoir si cet enfant est atteint ou non d'une maladie héréditaire comme la trisomie. Connaître avec exactitude la situation du foetus est en effet l'élément essentiel dont les parents ont besoin pour prendre leur décision. Cet information laisse entière leur liberté. Chacun doit pouvoir refuser un avortement thérapeutique, et choisir, en toute connaissance de cause, de mettre au monde un enfant handicapé. (...) Les techniques médicales n'ont ni l'intention ni les moyens de tout commander. Elles ne décideront jamais à votre place. Mais elles mettent clairement chacun face à ses choix. C'est en ce sens qu'elles accroissent nos libertés, au lieu de les restreindre, comme on le croit par erreur. Ce qui est condamnable, ce ne sont pas les techniques et les informations qu'elles fournissent, c'est le refus d'informer ! Je condamne pour ma part l'idée qu'on puisse refuser d'avertir des parents de la naissance d'un futur enfant trisomique, ou des fiancés de la séropositivité de l'un ou de l'autre. Nous ne devons rien écarter de ce qui nous rend libre d'accepter ou de refuser en toute connaissance de cause. Vouloir mettre à l'écart ce genre d'information est signe d'obscurantisme. Cela revient en effet à vouloir soumettre les humains aux hasards aveugles de la vie. C'est tenter de les maintenir asservis à des mécanismes que la connaissance permet, si on le veut, de contrôler. Voilà qui est intolérable à mes yeux. Car plier l'homme à la nature est la pire des aliénations.
Le monde de l'art
Danto (Arthur)
Le monde de l'art
1988
1988
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Monsieur Andy Warhol, l'artiste Pop, expose des fac-similés de boîtes de Brillo, entassées les unes sur les autres, en piles bien ordonnées, comme dans l'entrepôt d'un supermarché. Il arrive qu'ils soient en bois, peints pour ressembler à du carton, et pourquoi pas ? (...) Il importe peu que la boîte de Brillo puisse ne pas être du bon art, encore moins du grand art. La chose impressionnante, c'est qu'elle soit de l'art tout court. Mais si elle l'est pourquoi les boîtes de Brillo habituelles qui sont dans l'entrepôt ne le sont-elles pas ? C'est qu'un entrepôt n'est pas une galerie d'art. (...) En dehors de la galerie ce ne sont que de simples boîtes. L'artiste a échoué à produire simplement un simple objet réel. Il a produit une œuvre d'art, son utilisation des boîtes de Brillo n'étant qu'une extension des ressources dont disposent les artistes, un apport aux matériaux. Ce qui finalement fait la différence entre une boîte de Brillo et une œuvre d'art qui consiste en une boîte de Brillo, c'est une certaine théorie de l'art. C'est la théorie qui la fait rentrer dans le monde de l'art, et l'empêche de se réduire à n'être que l'objet réel qu'elle est. Bien sûr, sans la théorie, on ne la verrait probablement pas comme art, et afin de la voir comme faisant partie du monde de l'art, on doit avoir maîtrisé une bonne partie de la théorie artistique, aussi bien qu'une bonne partie de l'histoire de la peinture récente. Ce n'aurait pas pu être de l'art il y a cinquante ans. (...) Le monde doit être prêt pour certaines choses, le monde de l'art comme le monde réel. C'est le rôle des théories artistiques, de nos jours comme toujours, de rendre le monde de l'art et l'art possibles. Je serais enclin à penser qu'il ne serait jamais venu à l'idée des peintres de Lascaux qu'ils étaient en train de produire de l'art sur ces murs. A moins qu'il n'y ait eu des esthéticiens néolithiques.
Même et autre
Danto (Arthur)
La transfiguration du banal
1981
1981
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Partons du tableau qu'a décrit un jour l'homme d'esprit danois Sören Kierkegaard. Il était censé représenter la traversée de la mer Rouge par les Hébreux. Mais, en le contemplant, on aurait découvert un tableau bien différent de ce que son sujet pouvait laisser prévoir. Imaginons-le peint par Poussin ou Altdorfer : ils auraient représenté une grande foule de gens, la panique inscrite dans leurs attitudes diverses, portant les fardeaux de leurs vies bouleversées, avec, au loin, la cavalerie égyptienne qui se prépare à charger. Ici, en revanche, on se trouvait confronté à un simple carré de peinture rouge, parce que, comme l'expliquait l'artiste, "les Hébreux ont déjà traversé la mer Rouge et les Égyptiens se sont noyés". D'après le commentaire de Kierkegaard, le résultat de sa vie ressemble à ce tableau : tous les tumultes spirituels qu'il a vécus - son père maudissant Dieu au milieu des Landes danoises, sa rupture avec Regina Olsen, sa quête intérieure du sens de la religion chrétienne, les débats sans fin d'une âme à l'agonie - ont fini par se fondre, tels les échos dans les grottes de Marabar, en "un état d'âme, une couleur unique".
A côté de celui que décrit Kierkegaard, plaçons maintenant un tableau, exactement identique au premier. Supposons qu'il ait été réalisé par un portraitiste danois doté d'une intuition psychologique hors pair et qu'il s'intitule
L'Etat d'âme de Kierkegaard
. Continuons encore dans cette veine et imaginons toute une série de rectangles rouges alignés les uns à côté des autres. Ainsi, à côté des deux tableaux, et ressemblant à chacun d'eux autant qu'ils se ressemblent entre eux, nous placerons d'abord
Red Square
, un aimable bout de paysage moscovite. Notre prochaine oeuvre sera un exemplaire minimaliste d'art géométrique qui, par hasard, porte le même titre :
Red Square
. Vient ensuite
Nirvana
. Il s'agit d'un tableau métaphysique, fondé sur la connaissance de l'identité ultime des ordres de réalité du Nirvana et du Samsara et sur le fait que le monde du Samsara est gentiment appelé "la poussière rouge" par ceux qui s'en détournent. Puis il nous faut encore une nature morte, exécutée par un disciple aigri de Matisse. On l'appellera
La Nappe rouge
, et nous pouvons permettre que la couleur soit appliquée plus légèrement. Notre objet suivant n'est pas vraiment une oeuvre d'art : c'est un châssis entoilé dont le fond a été préparé au minium et sur lequel Giorgione, s'il avait vécu assez longtemps, aurait exécuté son chef-d'oeuvre non réalisé, la
Conversazione sacra
. Il s'agit d'une surface rouge et, bien qu'on puisse à peine parler d'une oeuvre, elle n'est pas dénuée d'intérêt pour l'histoire de l'art, puisque c'est Giorgione lui-même qui a exécuté le fond. Pour finir, j'ajouterai une surface qui, elle aussi, est peinte au minium mais n'est pas un fond de tableau : un simple artefact que j'expose comme quelque chose dont l'intérêt philosophique se réduit au fait qu'il ne s'agit pas d'une oeuvre d'art. Et s'il intéresse l'histoire de l'art, c'est uniquement parce que, plutôt que de l'ignorer, nous le contemplons : car c'est simplement un objet, avec de la peinture par-dessus.
Voici donc mon exposition au complet. Son catalogue, bien qu'en couleurs, est plutôt monotone : toutes ses reproductions sont pareilles. Et pourtant les tableaux reproduits appartiennent à des genres aussi divers que la peinture historique, l'art du portrait psychologique, le paysage, l'abstraction géométrique, l'art religieux et la nature morte. S'y ajoute la reproduction d'un châssis entoilé de l'atelier de Giorgione et celle d'une simple objet qui ne prétend en rien au statut élevé de l'art.
L'homme, maître de la nature ?
Descartes
Discours de la méthode
1637
1637
Voir le texte
Mais sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusque où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusqu’à présent, j'ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien général de tous les hommes; car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l'esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusqu’ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher.
Le bon sens
Descartes
Discours de la méthode
1637
1637
Voir le texte
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en tout autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils n’en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et de distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement, peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s’en éloignent.
Pour moi, je n’ai jamais présumé que mon esprit fut en rien plus parfait que ceux du commun; même j’ai souvent souhaité d’avoir la pensée aussi prompte, ou l’imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample, ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci, qui servent à la perfection de l’esprit : car pour la raison, ou le sens, d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire qu’elle est toute entière en un chacun.
Le morceau de cire
Descartes
Méditations métaphysiques
II
§11-13
1641
Voir le texte
Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier.
Prenons pour exemple ce morceau de cire : il vient tout fraîchement d'être tiré de la ruche, il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur sont apparentes ; il est dur, il est froid, il est maniable, et si vous frappez dessus, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci.
Mais voici que pendant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évapore, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine peut-on le manier, et quoique l'on frappe dessus, il ne rendra plus aucun son.
La même cire demeure-t-elle encore après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure ; personne n'en doute, personne ne juge autrement. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, sous l'odorat, sous la vue, sous l'attouchement et sous l'ouïe, se trouvent changées, et que cependant la même cire demeure. Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que cette cire n'était pas, ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son ; mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sensible sous ces formes, et qui maintenant se fait sentir sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine lorsque je le conçois en cette sorte ? Considérons-le attentivement, et, retranchant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable.
Or qu'est-ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer. Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue ? Car elle devient plus grande quand la cire se fond, plus grande quand elle bout, et plus grande encore quand la chaleur augmente ; et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que de la cire, si je ne pensais que même ce morceau que nous considérons est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc demeurer d'accord que je ne saurais pas même comprendre par l'imagination ce que c'est que ce morceau de cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le comprenne. Je dis ce morceau de cire en particulier : car pour la cire en général, il est encore plus évident. Mais quel est ce morceau de cire qui ne peut être compris que par l'entendement ou par l'esprit ? Certes c'est le même que je vois, que je touche, que j'imagine, et enfin, c'est le même que j'ai toujours cru que c'était au commencement.
Or ce qui est ici grandement à remarquer, c'est que sa perception n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été quoiqu'il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle, et dont elle est composée.
Les animaux parlent-ils ?
Descartes
Discours de la méthode
1637
1637
Voir le texte
C’est une chose bien remarquable qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel il fasse entendre leurs pensées; et qu’au contraire il n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent, au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux-mêmes quelques signes par lesquels ils se font entendre à ceux qui étant ordinairement avec eux ont loisir d’apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout. Car on voit qu’il n’en faut que fort peu pour savoir parler; et d’autant qu’on remarque de l’inégalité entre les animaux d’une même espèce aussi bien qu’entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n’est pas croyable qu’un singe ou un perroquet qui serait des plus parfaits de son espèce n’égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n’était d’une nature du tout différente de la nôtre.
Pourquoi il faut faire table rase du passé
Descartes
Méditations métaphysiques
1641
1641
Voir le texte
Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que,
dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses
opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé
sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort
douteux et incertain; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de
toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma
créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de
constant dans les sciences. Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j’ai attendu que j’eusse atteint un
âge qui fût si mûr, que je n’en pusse espérer d’autre après
lui, auquel je fusse plus propre à l’exécuter; ce qui m’a fait
différer si longtemps, que désormais je croirais commettre
une faute, si j’employais encore à délibérer le temps qu’il
me reste pour agir.
Maintenant donc que mon esprit est libre de tous
soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une
paisible solitude, je m’appliquerai sérieusement et avec
liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions. Or il ne sera pas nécessaire, pour arriver à ce dessein, de prouver qu’elles sont toutes fausses, de quoi peut-
être je ne viendrais jamais à bout; mais, d’autant que la
raison me persuade déjà que je ne dois pas moins soigneusement m’empêcher de donner créance aux choses qui ne
sont pas entièrement certaines et indubitables, qu’à celles
qui nous paraissent manifestement être fausses, le
moindre sujet de douter que j’y trouverai, suffira pour me
les faire toutes rejeter. Et pour cela il n’est pas besoin que
je les examine chacune en particulier, ce qui serait d’un
travail infini; mais, parce que la ruine des fondements
entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l’édifice,
je m’attaquerai d’abord aux principes, sur lesquels toutes
mes anciennes opinions étaient appuyées.
Nécessité des passions
Diderot
Pensées philosophiques
1746
1746
Voir le texte
On déclame sans fin contre les passions ; on leur impute toutes les peines de l’homme, et l’on oublie qu’elles sont aussi la source de tous ses plaisirs. C’est dans sa constitution un élément dont on ne peut dire ni trop de bien ni trop de mal. Mais ce qui me donne de l’humeur, c’est qu’on ne les regarde jamais que du mauvais côté. On croirait faire injure à la raison, si l’on disait un mot en faveur de ses rivales ; cependant il n’y a que les passions, et les grandes passions, qui puissent élever l’âme aux grandes choses. Sans elles, plus de sublime, soit dans les mœurs, soit dans les ouvrages ; les beaux-arts retournent en enfance, et la vertu devient minutieuse.
Les passions sobres font les hommes communs. Si j’attends l’ennemi, quand il s’agit du salut de ma patrie, je ne suis qu’un citoyen ordinaire. Mon amitié n’est que circonspecte, si le péril d’un ami me laisse les yeux ouverts sur le mien. La vie m’est-elle plus chère que ma maîtresse, je ne suis qu’un amant comme un autre.
Les passions amorties dégradent les hommes extraordinaires. La contrainte anéantit la grandeur et l’énergie de la nature. Voyez cet arbre ; c’est au luxe de ses branches que vous devez la fraîcheur et l’étendue de ses ombres : vous en jouirez jusqu’à ce que l’hiver vienne le dépouiller de sa chevelure. Plus d’excellence en poésie, en peinture, en musique, lorsque la superstition aura fait sur le tempérament l’ouvrage de la vieillesse.
Ce serait donc un bonheur, me dira-t-on, d’avoir les passions fortes. Oui, sans doute, si toutes sont à l’unisson. Établissez entre elles une juste harmonie, et n’en appréhendez point de désordres. Si l’espérance est balancée par la crainte, le point d’honneur par l’amour de la vie, le penchant au plaisir par l’intérêt de la santé, vous ne verrez ni libertins, ni téméraires, ni lâches.
C’est le comble de la folie, que de se proposer la ruine des passions. Le beau projet que celui d’un dévot qui se tourmente comme un forcené, pour ne rien désirer, ne rien aimer, ne rien sentir, et qui finirait par devenir un vrai monstre s’il réussissait !
Un complotiste est-il hypercritique ?
Dieguez (Sebastian)
Total bullshit ! Au cœur de la post-vérité
2018
2018
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Il convient donc d'en dire un peu plus sur le caractère pseudorationnel du complotisme, qu'on désigne souvent comme une attitude « hypercritique » qui consisterait à douter de tout et de manière excessive. Le scepticisme et la pensée critique étant en général perçus comme des vertus épistémiques, le complotisme est de ce fait conçu comme un abus de ces vertus, la balance ayant en quelque sorte penché un peu trop loin du côté de la méfiance chez ces personnes. Là encore, j'estime que cette approche est trompeuse, et introduit une fausse symétrie entre des pôles présumés extrêmes de naïveté et de méfiance, situant la bonne attitude entre les deux.
Le problème du complotisme, n'est pas à situer dans l' excès d'une pensée suspicieuse, mais dans sa simulation . Il n'y a pas, chez le complotiste, de pensée hypercritique, mais plutôt une critique fantôme, un simulacre de critique. Le concept de « pseudorationnalité », suivant l'analyse qu'en donne le philosophe Adrian Piper 25 , semble très approprié pour comprendre en quoi consiste le complotisme, et permet d'écarter l'idée répandue que les complotistes seraient en fait sur la bonne voie, si seulement ils se donnaient la peine de mieux calibrer la nature et l'objet de leur suspicion. La pseudorationnalité, dit Piper, est une ressource mentale permettant de réduire nos sentiments de contradiction et de morcellement internes, c'est - à - dire le fait que le moi est en permanence confronté à des perceptions et des informations qui prennent sa structure en défaut et menacent son intégrité. Le concept englobe ainsi un certain nombre de mécanismes psychiques comme le déni, la rationalisation, le mensonge à soi - même et la dissociation, qui ont pour point commun de permettre de sauvegarder l'apparence d'un moi solide et unitaire. La mauvaise foi, de fait, est rarement conçue comme telle par celui qui en fait preuve : on préfère rendre compte de nos contradictions en nous persuadant que nous avons de bonnes raisons de les minimiser ou de les ignorer, et que nous disposons d'explications satisfaisantes pour les rendre parfaitement cohérentes.
La chute
Dieu ?
Livre de la Genèse
Bible
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Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs, que l'Éternel Dieu avait faits. Il dit à la femme : Dieu a-t-il réellement dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ? La femme répondit au serpent : Nous mangeons du fruit des arbres du jardin. Mais quant au fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n'en mangerez point et vous n'y toucherez point, de peur que vous ne mouriez. Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point; mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. La femme vit que l'arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu'il était précieux pour ouvrir l'intelligence ; elle prit de son fruit, et en mangea ; elle en donna aussi à son mari, qui était auprès d'elle, et il en mangea. Les yeux de l'un et de l'autre s'ouvrirent, ils connurent qu'ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent des ceintures. Alors ils entendirent la voix de l'Éternel Dieu, qui parcourait le jardin vers le soir, et l'homme et sa femme se cachèrent loin de la face de l'Éternel Dieu, au milieu des arbres du jardin. Mais l'Éternel Dieu appela l'homme, et lui dit : Où es-tu ? Il répondit : J'ai entendu ta voix dans le jardin, et j'ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché. Et l'Éternel Dieu dit : Qui t'a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de manger ? L'homme répondit : La femme que tu as mise auprès de moi m'a donné de l'arbre, et j'en ai mangé. Et l'Éternel Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : Le serpent m'a séduite, et j'en ai mangé. L'Éternel Dieu dit au serpent : Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs, tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité : celle-ci t'écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon. Il dit à la femme : J'augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi. Il dit à l'homme : Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l'arbre au sujet duquel je t'avais donné cet ordre : Tu n'en mangeras point ! le sol sera maudit à cause de toi. C'est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l'herbe des champs. C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre, d'où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. Adam donna à sa femme le nom d'Eve : car elle a été la mère de tous les vivants. L'Éternel Dieu fit à Adam et à sa femme des habits de peau, et il les en revêtit. L'Éternel Dieu dit : Voici, l'homme est devenu comme l'un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d'avancer sa main, de prendre de l'arbre de vie, d'en manger, et de vivre éternellement. Et l'Éternel Dieu le chassa du jardin d'Éden, pour qu'il cultivât la terre, d'où il avait été pris. C'est ainsi qu'il chassa Adam ; et il mit à l'orient du jardin d'Éden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l'arbre de vie.
Expliquer et comprendre
Dilthey
Le monde de l'esprit
1926 (posthume)
1926 (posthume)
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Le mouvement des astres - non seulement dans notre système planétaire, mais même dans celui d'étoiles dont la lumière ne nous parvient qu'après des années et des années - se révèle soumis à la loi pourtant bien simple de la gravitation, et nous pouvons le calculer longtemps à l'avance. Les sciences sociales ne pourraient apporter à l'intelligence de pareilles satisfactions. Les difficultés que pose la connaissance d'une simple entité psychique se trouvent multipliées par la variété infinie, les caractères singuliers de ces entités, telles qu'elles agissent en commun dans la société (...). Pourtant ces difficultés se trouvent plus que compensées par une constatation de fait : moi qui, pour ainsi dire, vis du dedans ma propre vie, moi qui me connais, moi qui suis un élément de l'organisme social, je sais que les autres éléments de cet organisme sont du même type que moi et que, par conséquent, je puis me représenter leur vie interne. Je suis à même de comprendre la vie en société. (...)
Nous appelons
compréhension
le processus par lequel nous connaissons un "intérieur" à l'aide de signes perçus de l'extérieur par nos sens. C'est l'usage de la langue (...). La compréhension de la nature -
interpretatio naturae
- est une expression figurée. Mais nous appelons aussi, assez improprement, compréhension l'appréhension de nos états particuliers. Je dis par exemple : "Je ne comprends pas comment j'ai pu agir de la sorte" et même : "Je ne me comprends plus". J'entends par là qu'une manifestation de moi-même qui s'est intégrée dans le monde sensible me semble venir d'un étranger et que je ne suis pas capable de l'interpréter en tant que telle, ou, dans le second cas, que je suis entré dans un état que je regarde comme étranger. Ainsi donc, nous appelons compréhension le processus par lequel nous connaissons quelque chose de psychique à l'aide de signes sensibles qui en sont la manifestation.
Cette compréhension va de l'intelligence des balbutiements enfantins à celle d'
Hamlet
ou de la
Critique de la raison pure
. Par les pierres, le marbre, la musique, les gestes, la parole et l'écriture, par les actions, les règlements économiques et les constitutions, c'est le même esprit humain qui s'adresse à nous et demande à être interprété.
Critique de la notion d'expérience cruciale
Duhem (Pierre)
La théorie physique
1906
1906
Voir le texte
Une expérience peut-elle seule décider entre deux théories concurrentes ?
En résumé, le physicien ne peut jamais soumettre au contrôle de l'expérience une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble d'hypothèses; lorsque l'expérience est en désaccord avec ses prévisions, elle lui apprend que l'une au moins des hypothèses qui constituent cet ensemble est inacceptable et doit être modifiée; mais elle ne lui désigne pas celle qui doit être changée. (...)
Deux hypothèses sont en présence touchant la nature de la lumière; pour Newton, pour Laplace, pour Biot, la lumière consiste en projectiles lancés avec une extrême vitesse; pour Huygens, pour Young, pour Fresnel, la lumière consiste en vibrations dont les ondes se propagent au sein d'un éther; ces deux hypothèses sont les seules dont on entrevoie la possibilité; (...) Suivons la première hypothèse; elle nous annonce que la lumière marche plus vite dans l'eau que dans l'air; suivons la seconde; elle nous annonce que la lumière marche plus vite dans l'air que dans l'eau. Montons l'appareil de Foucault; mettons en mouvement le miroir tournant; sous nos yeux, deux taches lumineuses vont se former, l'une incolore, l'autre verdâtre. La bande verdâtre est-elle à gauche de la bande incolore ? C'est que la lumière marche plus vite dans l'eau que dans l'air, c'est que l'hypothèse des ondulations est fausse. La bande verdâtre, au contraire, est-elle à droite de la bande incolore ? C'est que la lumière marche plus vite dans l'air que dans l'eau, c'est que l'hypothèse de l'émission est condamnée. Nous plaçons l'oeil derrière la loupe qui sert à examiner les deux taches lumineuses, nous constatons que la tache verdâtre est à droite de la tache incolore; le débat est jugé; la lumière n'est pas un corps; c'est un mouvement vibratoire propagé par l'éther; l'hypothèse de l'émission a vécu; l'hypothèse des ondulations ne peut être remise en doute; l'expérience cruciale en a fait un nouvel article du Credo scientifique.
(...) On se tromperait en attribuant à l'expérience de Foucault une signification aussi simple et une portée aussi décisive; ce n'est pas entre deux hypothèses, l'hypothèse de l'émission et l'hypothèse des ondulations, que tranche l'expérience de Foucault; c'est entre deux ensembles théoriques dont chacun doit être pris en bloc, entre deux systèmes complets, l'Optique de Newton et l'Optique d'Huygens. (...)
La contradiction expérimentale n'a pas, comme la réduction à l'absurde employée par les géomètres, le pouvoir de transformer une hypothèse physique en une vérité incontestable; pour le lui conférer, il faudrait énumérer complètement les diverses hypothèses auxquelles un groupe déterminé de phénomènes peut donner lieu; or le physicien n'est jamais sûr d'avoir épuisé toutes les suppositions imaginables; la vérité d'une théorie physique ne se décide pas à croix ou pile.
Expérience, observation et interprétation
Duhem (Pierre)
La théorie physique
1906
1906
Voir le texte
Une expérience de physique n'est pas simplement l'observation d'un phénomène; elle est, en outre, l'interprétation théorique de ce phénomène.
(...) Qu'est-ce, au juste, qu'une expérience de Physique ? Cette question étonnera sans doute plus d'un lecteur; est-il besoin de la poser, et la réponse n'est-elle pas évidente ? Produire un phénomène physique dans des conditions telles qu'on puisse l'observer exactement et minutieusement, au moyen d'instruments appropriés, n'est-ce pas l'opération que tout le monde désigne par ces mots : Faire une expérience de Physique ?
Entrez dans ce laboratoire : approchez-vous de cette table qu'encombrent une foule d'appareils, une pile électrique, des fils de cuivre entourés de soie, des godets pleins de mercure, des bobines, un barreau de fer qui porte un miroir. Un observateur enfonce dans de petits trous la tige métallique d'une fiche dont la tête est en ébonite; le fer oscille et, par le miroir qui lui est lié, renvoie sur une règle en celluloïde une bande lumineuse dont l'observateur suit les mouvements; voilà bien sans doute une expérience; au moyen du va-et-vient de cette tache lumineuse, ce physicien observe minutieusement les oscillations du morceau de fer. Demandez-lui maintenant ce qu'il fait; va-t-il vous répondre : "J'étudie les oscillations du barreau de fer qui porte ce miroir" ? Non, il vous répondra qu'il mesure la résistance électrique d'une bobine. Si vous vous étonnez, si vous lui demandez quel sens ont ces mots et quel rapport ils ont avec les phénomènes qu'il a constatés, que vous avez constatés en même temps que lui, il vous répondra que votre question nécessiterait de trop longues explications et vous enverra suivre un cours d'électricité.
Une expérience de physique est l'observation précise d'un groupe de phénomènes, accompagnée de l'INTERPRETATION de ces phénomènes; cette interprétation substitue aux données concrètes réellement recueillies par l'observation des représentations abstraites et symboliques qui leur correspondent en vertu des théories que l'observateur admet
.
Philosophie et science-fiction
During (Elie)
La matrice à philosophies
in Matrix
machine philosophique
2003
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On pourrait dire, pour faire bref, qu'il est essentiel à la science-fiction de produire des fictions de monde qui soient moins des mondes fictifs que des
conjectures
. L'effet propre des conjectures est de remettre en jeu des visions du monde, en testant la consistance des univers qu'elles produisent : non pas simplement des constructions "imaginaires", aussi profondes soient-elles, mais des procédures de variation destinées à révéler les présupposés latents de nos propres schémas de pensée, à mettre à l'épreuve la fermeté ou la cohérence de certaines doctrines, la nécessité ou la contingence de leurs catégories ou de leurs principes, pour autant qu'ils prétendent configurer un monde en général. Philip K. Dick disait en ce sens que le vrai héro d'un roman de science-fiction n'est jamais un personnage, mais une idée nouvelle dont on étudie les développements logiques et narratifs, en la faisant prendre corps en un lieu et un temps donnés, dans le cadre d'une société et d'un monde possibles.
Ainsi s'éclaire le rapport particulier qu'entretient la science-fiction au savoir scientifique d'un côté, à la philosophie de l'autre. Comme l'explique Guy Lardreau, la science-fiction dans sa vocation proprement spéculative "ne mobilise pas une philosophie, elle a pour ambition, parfois avouée, en tout cas la plus profonde, de
se substituer à la philosophie
." En construisant des mondes ou en en défaisant d'autres, elle reflète dans l'ordre de l'imaginaire et de la fiction la question insistante de la philosophie elle-même : celle de la consistance de la réalité ou de l'expérience que nous pouvons en faire. Au revers de ses fictions et de ses symboles, elle fait pressentir la tension de la pensée vers un Autre absolu du monde (quel que soit le nom qui le désigne : Un, Réel, etc.), qui résiste au savoir et projette du même coup sur l'ensemble de notre "réalité" une atmosphère d'étrangeté qui n'est pas sans rapport avec l'affect fondamental de la philosophie, l'étonnement.
La morale et l'individu
Durkheim
L'éducation morale
1902
1902
Voir le texte
La morale de notre temps est fixée dans ses lignes essentielles, au moment où nous naissons; les changements qu’elle subit au cours d’une existence individuelle, ceux, par conséquent, auxquels chacun de nous peut participer sont infiniment restreints. Car les grandes transformations morales supposent toujours beaucoup de temps. De plus, nous ne sommes qu’une des innombrables unités qui y collaborent. Notre apport personnel n’est donc jamais qu’un facteur infime de la résultante complexe dans laquelle il disparaît anonyme. Ainsi,
on ne peut pas ne pas reconnaître que, si la règle morale est œuvre collective, nous la recevons beaucoup plus que nous ne la faisons
. Notre attitude est beaucoup plus passive qu’active. Nous sommes agis plus que nous n’agissons.
Or, cette passivité est en contradiction avec une tendance actuelle
, et qui devient tous les jours plus forte, de la conscience morale. En effet, un des axiomes fondamentaux de notre morale, on pourrait même dire l’axiome fondamental, c’est que la personne humaine est la chose sainte par excellence; c’est qu’elle a droit au respect que le croyant de toutes les religions réserve à son dieu; et c’est ce que nous exprimons nous-mêmes, quand nous faisons de l’idée d’humanité la fin et la raison d’être de la patrie. En vertu de ce principe, toute espèce d’empiètement sur notre for intérieur nous apparaît comme immorale, puisque c’est une violence faite à notre
autonomie personnelle
. Tout le monde, aujourd’hui, reconnaît, au moins en théorie, que jamais, en aucun cas, une manière déterminée de penser ne doit nous être imposée obligatoirement, fût-ce au nom d’une autorité morale.
Le sacré et le profane
Durkheim
Les formes élémentaires de la vie religieuse
Livre I
ch. I
1912
Voir le texte
Les phénomènes religieux se rangent tout naturellement en deux catégories fondamentales : les
croyances
et les
rites
. Les premières sont des états de l'opinion, elles consistent en représentations; les secondes sont des modes d'action déterminés. Entre ces deux classes de faits, il y a toute la différence qui sépare la pensée du mouvement.
Les rites ne peuvent être définis et distingués des autres pratiques humaines, notamment des pratiques morales, que par la nature spéciale de leur objet. Une règle morale, en effet, nous prescrit, tout comme un rite, des manières d'agir, mais qui s'adressent à des objets d'un genre différent. C'est donc l'objet du rite qu'il faudrait caractériser pour pouvoir caractériser le rite lui-même. Or, c'est dans la croyance que la nature spéciale de cet objet est exprimée. On ne peut donc définir le rite qu'après avoir défini la croyance.
Toutes les croyances religieuses connues, qu'elles soient simples ou complexes, présentent un même caractère commun : elles supposent une classification des choses, réelles ou idéales, que se représentent les hommes, en deux classes, en deux genres opposés, désignés généralement par deux termes distincts que traduisent assez bien les mots de
profane
et de
sacré
. La division du monde en deux domaines comprenant, l'un tout ce qui est sacré, l'autre tout ce qui est profane, tel est le trait distinctif de la pensée religieuse; les croyances, les mythes, les gnomes, les légendes sont ou des représentations ou des systèmes de représentations qui expriment la nature des choses sacrées, les vertus et les pouvoirs qui leur sont attribués, leur histoire, leurs rapports les unes avec les autres et avec les choses profanes. Mais, par choses sacrées, il ne faut pas entendre simplement ces êtres personnels que l'on appelle des dieux ou des esprits; un rocher, une source, un caillou, une pièce de bois, une maison, en un mot une chose quelconque peut être sacrée. Un rite peut avoir ce caractère; il n'existe même pas de rite qui ne l'ait à quelque degré. Il y a des mots, des paroles, des formules qui ne peuvent être prononcés que par la bouche de personnages consacrés; il y a des gestes, des mouvements qui ne peuvent être exécutés par tout le monde. (...) Le cercle des objets sacrés ne peut donc être déterminé une fois pour toutes; l'étendue en est infiniment variable selon les religions. Voilà comment le bouddhisme est une religion : c'est que, à défaut de dieux, il admet l'existence de choses sacrées, à savoir des quatre vérités saintes et des pratiques qui en dérivent.
Pas de religion sans Eglise
Durkheim
Les formes élémentaires de la vie religieuse
Livre I
ch.I
1912
Voir le texte
Les croyances proprement religieuses sont toujours communes à une collectivité déterminée qui fait profession d'y adhérer et de pratiquer les rites qui en sont solidaires
. Elles ne sont pas seulement admises, à titre individuel, par tous les membres de cette collectivité; mais
elles sont la chose du groupe et elles en font l'unité
. Les individus qui la composent se sentent liés les uns aux autres, par cela seul qu'ils ont une foi commune.
Une société dont les membres sont unis parce qu'ils se représentent de la même manière le monde sacré et ses rapports avec le monde profane, et parce qu'ils traduisent cette représentation commune dans des pratiques identiques, c'est ce qu'on appelle une Église
. Or, nous ne rencontrons pas, dans l'histoire, de religion sans Église. Tantôt l'Église est étroitement nationale, tantôt elle s'étend par delà les frontières; tantôt elle comprend un peuple tout entier (Rome, Athènes, le peuple hébreu), tantôt elle n'en comprend qu'une fraction (les sociétés chrétiennes depuis l'avènement du protestantisme); tantôt elle est dirigée par un corps de prêtres, tantôt elle est à peu près complètement dénuée de tout organe directeur attitré. Mais partout où nous observons une vie religieuse, elle a pour substrat un groupe défini. Même les cultes dits privés, comme le culte domestique ou le culte corporatif, satisfont à cette condition; car ils sont toujours célébrés par une collectivité, la famille ou la corporation. Et d'ailleurs, de même que ces religions particulières ne sont, le plus souvent, que des formes spéciales d'une religion plus générale qui embrasse la totalité de la vie, ces Églises restreintes ne sont, en réalité, que des chapelles dans une Église plus vaste et qui, en raison même de cette étendue, mérite davantage d'être appelée de ce nom.
Sociologie et liberté
Durkheim
Sociologie et sciences sociales
1909
1909
Voir le texte
Si le réseau des faits sociaux est d'une trame aussi solide et aussi résistante, ne s'ensuit-il pas que les hommes sont incapables de le modifier et que, par conséquent, ils ne peuvent agir sur leur propre histoire ? Mais l'exemple de ce qui s'est passé dans les autres règnes de la nature montre combien ce reproche est injustifié. Il fut un temps où, comme nous le rappelions tout à l'heure, l'esprit humain ignorait que l'univers physique eût ses lois. Est-ce à ce moment que l'homme a eu le plus d'empire sur les choses ? Sans doute, le sorcier, le magicien croyaient pouvoir, à volonté, transmuter les corps les uns dans les autres ; mais le pouvoir qu'ils s'attribuaient ainsi était, nous le savons aujourd'hui, purement imaginaire. Au contraire, depuis que les sciences positives de la nature se sont constituées (et elles se sont constituées, elles aussi, en prenant pour base le postulat déterministe), que de changements n'avons-nous pas introduits dans l'univers ! Il en sera de même dans le règne social. Jusqu'à hier, on croyait que tout y était arbitraire, contingent, que les législateurs ou les rois pouvaient, tout comme les alchimistes d'autrefois, changer à leur guise la face des sociétés, les faire passer d'un type dans un autre. En réalité, ces prétendus miracles étaient illusoires ; et à combien de graves méprises a donné lieu cette illusion encore trop répandue ! Au contraire, c'est la sociologie qui, en découvrant les lois de la réalité sociale, nous permettra de diriger avec plus de réflexion que par le passé l'évolution historique ; car nous ne pouvons changer la nature, morale ou physique, qu'en nous conformant à ses lois. Les progrès de l'art politique suivront ceux de la science sociale, comme les découvertes de la physiologie et de l'anatomie ont aidé au perfectionnement de l'art médical, comme la puissance de l'industrie s'est centuplée depuis que la mécanique et les sciences physico-chimiques ont pris leur essor. Les sciences, en même temps qu'elles proclament la nécessité des choses, nous mettent entre les mains les moyens de la dominer. Comte fait même remarquer avec insistance que, de tous les phénomènes naturels, les phénomènes sociaux sont les plus malléables, les plus accessibles aux variations, aux changements, parce qu'ils sont les plus complexes. La sociologie n'impose donc nullement à l'homme une attitude passivement conservatrice ; au contraire, elle étend le champ de notre action par cela seul qu'elle étend le champ de notre science. Elle nous détourne seulement des entreprises irréfléchies et stériles, inspirées par la croyance qu'il nous est possible de changer, comme nous voulons, l'ordre social, sans tenir compte des habitudes, des traditions, de la constitution mentale de l'homme et des sociétés.
Tout devoir est fini
Durkheim
De la Division du travail social
1893
1893
Voir le texte
Chaque peuple a sa morale qui est déterminée par les conditions dans
lesquelles il vit. On ne peut donc lui en inculquer une autre, si élevée qu'elle soit, sans
le désorganiser, et de tels troubles ne peuvent pas ne pas être douloureusement
ressentis par les particuliers. Mais la morale de chaque société, prise en elle-même,
ne comporte-t-elle pas un développement indéfini des vertus qu'elle recommande ?
Nullement. Agir moralement, c'est faire son devoir, et tout devoir est fini. Il est limité
par les autres devoirs ; on ne peut se donner trop complètement à autrui sans
s'abandonner soi-même ; on ne peut développer à l'excès sa personnalité sans tomber
dans l'égoïsme. D'autre part, l'ensemble de nos devoirs est lui-même limité par les
autres exigences de notre nature. S'il est nécessaire que certaines formes de la
conduite soient soumises à cette réglementation impérative qui est caractéristique de
la moralité, il en est d'autres, au contraire, qui y sont naturellement réfractaires et qui
pourtant sont essentielles. La morale ne peut régenter outre mesure les fonctions
industrielles, commerciales, etc., sans les paralyser, et cependant elles sont vitales ;
ainsi, considérer la richesse comme immorale n'est pas une erreur moins funeste que
de voir dans la richesse le bien par excellence. Il peut donc y avoir des excès de
morale, dont la morale, d'ailleurs, est la première à souffrir ; car, comme elle a pour
objet immédiat de régler notre vie temporelle, elle ne peut nous en détourner sans tarir
elle-même la matière à laquelle elle s'applique.
L'oeuvre ouverte
Eco (Umberto)
L'oeuvre ouverte
1962
1962
Voir le texte
Les esthéticiens parlent parfois de l'"achèvement" et de l'"ouverture" de l'oeuvre d'art, pour éclairer ce qui se passe au moment de la "consommation" de l'objet esthétique. Une oeuvre d'art est d'un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu'elle a été conçue par l'auteur, à travers la configuration des effets qu'elle produit sur l'intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi l'auteur crée-t-il une forme achevée afin qu'elle soit goûtée et comprise telle qu'il l'a voulue. Mais d'un autre côté, en réagissant à la constellation des stimuli, en essayant d'apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture déterminée, des goûts, des tendances, des préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. Au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d'aspects et de résonances sans jamais cesser d'être elle-même. (Un panneau de signalisation routière ne peut, au contraire, être envisagé que sous un seul aspect; le soumettre à une interprétation fantaisiste, ce serait lui retirer jusqu'à sa définition.) En ce premier sens,
toute
oeuvre d'art, alors même qu'elle est forme achevée et "close" dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est "ouverte" au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée. Jouir d'une oeuvre d'art revient à en donner une interprétation, une éxécution, à la faire revivre dans une perspective originale.
Les croyances
Engel (Pascal)
Notions de philosophie
1995
1995
Voir le texte
Au sens le plus large, une croyance est un certain état mental qui porte à donner son
assentiment
à une certaine représentation, ou à porter un jugement dont la vérité objective n'est pas garantie et qui n'est pas accompagné d'un sentiment subjectif de certitude.
En ce sens, la croyance est synonyme d'
opinion
, qui n'implique pas la vérité de ce qui est cru, et s'oppose au savoir, qui implique la vérité de ce qui est su. À la différence d'un savoir ou d'une connaissance, qui sont en principe
absolument
vrais, la croyance comme opinion est
plus ou moins vraie
, et peut ainsi désigner un assentiment à des représentations intermédiaires entre le vrai et le faux, qui ne sont que
probables
. Parce que la vérité de ce qui est cru est seulement possible, et que l'adhésion de l'esprit au contenu d'une croyance peut être plus ou moins forte, le sens de la notion varie selon le degré de garantie objective accordé à la représentation et selon le degré de confiance subjective que le sujet éprouve quant à la vérité de cette représentation.
1. Quand la garantie objective d'une opinion est très faible, ou nulle, bien que celui qui l'affirme puisse éprouver une conviction très forte du contraire, « croyance » est simplement synonyme d'
opinion fausse ou douteuse
, et se décline comme
préjugé, illusion, enchantement
ou
superstition
. Ainsi les idées entretenues au sujet de phénomènes surnaturels ou magiques, comme des guérisons miraculeuses, des pouvoirs extralucides ou de sorcellerie, ou encore au sujet d'êtres ou d'événements merveilleux ou mythiques tels que fées, farfadets, fantômes ou rencontres du troisième type.
2. Quand les croyances sont susceptibles d'être vraies ou d'avoir un certain fondement objectif, ou sont en attente de vérification ou de justification, on parle de
soupçons
, de
présomptions
, de
suppositions
, de
prévisions
, d'
estimations
, d'
hypothèses
ou de
conjectures
.
3. Quand on veut désigner des croyances reposant sur un fort sentiment subjectif mais dont le fondement objectif n'est pas garanti, on parle de
convictions
, de
doctrines
ou de
dogmes
.
4. On parle enfin de croyance en un dernier sens, pour désigner une attitude qui n'est pas, comme l'opinion, proportionnée à l'existence de certaines données et de certaines garanties, mais qui va au-delà de ce que ces données ou garanties permettent d'affirmer. C'est en ce sens qu'on parle de la croyance
en
quelqu'un ou en quelque chose, pour désigner une forme de confiance ou de
foi
. Dans ce cas, le degré de certitude subjective est très fort, bien que le degré de garantie objective puisse être très faible.
L'esclave n'est pas celui que l'on croit...
Epictète
Entretiens
1er-2ème siècle
1er-2ème siècle
Voir le texte
L’esclave souhaite aussitôt d’être affranchi et libre. Pourquoi ? Croyez-vous que c’est par désir de donner de l’argent aux fermiers de l’impôt du vingtième ? Non, mais parce qu’il s’imagine mener une vie contrainte et malheureuse tant qu’il n’aura pas obtenu la liberté. “Si je suis affranchi, dit-il, c’est la vie facile, je ne m’inquiète de personne, je suis l’égal de tous, je parle comme tout le monde, je voyage où je veux; je viens d’où je veux et je vais où je veux.” Le voilà affranchi; tout de suite, il n’a rien à manger, il cherche qui flatter, chez qui dîner; alors ou bien il se fait ouvrier et, même s’il a une mangeoire, il est dans la situation la plus affreuse, il tombe dans un esclavage bien plus dur que le précédent; ou bien il s’enrichit, mais il reste un homme grossier; il s’amourache d’une petite fille; il est malheureux, il geint et il regrette l’esclavage. “Quel mal était-ce pour moi ? Un autre m’habillait, me chaussait, me nourrissait, me soignait; mon service auprès de lui était peu de chose. Maintenant, malheureux, comme je souffre avec plusieurs maîtres au lieu d’un seul ! Pourtant, si j’obtiens les bagues d’or, alors au moins j’aurais la vie facile et heureuse.” D’abord, pour les obtenir, il subit les avanies qu’il mérite; il les obtient, et c’est encore la même chose. Alors il dit : “Si je prends du service, je serais débarrassé de tous mes maux”. Il prend du service; il subit tout ce que peut subir un gibier de fouet; pourtant il réclame une seconde campagne, puis une troisième. Enfin, arrivé au sommet et devenu sénateur, il subit un nouvel esclavage dès qu’il entre au sénat, le plus beau et le plus tenace des esclavages.
La philosophie et l'opinion
Epictète
Entretiens
1er siècle ap JC
1er siècle ap JC
Voir le texte
Voici le point de
départ de la philosophie : la
conscience du conflit qui met aux prises les hommes entre eux, la
recherche de l'origine de ce conflit, la condamnation de la simple
opinion et la défiance à son égard,
une sorte de critique de l'opinion pour déterminer si on a
raison de la tenir, l’invention d'une norme, de
même que nous avons inventé la balance pour la
détermination du poids, ou le cordeau pour distinguer ce qui
est droit et ce qui est tordu.
Est-ce là le point de départ de la
philosophie ? Est juste tout ce qui paraît tel à
chacun ? Et comment est-il possible que les opinions qui se
contredisent soient justes ? Par conséquent, non pas toutes.
Mais celles qui nous paraissent à nous justes ? Pourquoi
à nous plutôt qu'aux Syriens, plutôt
qu'aux Égyptiens ? Plutôt que celles qui
paraissent telles à moi ou à un tel ? Pas plus
les unes que les autres. Donc l'opinion de chacun n'est pas suffisante
pour déterminer la vérité.
Nous ne nous contentons pas non plus quand il s'agit de poids
ou de mesures de la simple apparence, mais nous avons
inventé une norme pour ces différents cas. Et
dans le cas présent, n'y a-t-il donc aucune norme
supérieure à l'opinion ? Et comment est-il
possible qu'il n'y ait aucun moyen de déterminer et de
découvrir ce qu'il y a pour les hommes de plus
nécessaire ?
—Il y a donc une norme.
Alors, pourquoi ne pas la chercher et ne pas la trouver, et
après l'avoir trouvée, pourquoi ne pas nous en
servir par la suite rigoureusement, sans nous en écarter
d'un pouce ? Car voilà, à mon avis, ce qui, une
fois trouvé, délivrera de leur folie les gens qui
se servent en tout d'une seule mesure, l’opinion, et nous
permettra désormais, partant de principes connus et
clairement définis, de nous servir, pour juger des cas
particuliers, d'un système de prénotions.
3. La mort n'est rien pour nous
Epicure
Lettre à Ménécée
Voir le texte
Familiarise-toi avec l’idée que la mort n’est rien pour nous, car tout bien et tout mal réside dans
la sensation; or, la mort est la privation complète de cette dernière. Cette connaissance certaine que la
mort n’est rien pour nous a pour conséquence que nous apprécions mieux les joies que nous offre la
vie éphémère, parce qu’elle n’y ajoute pas une durée illimitée mais nous ôte au contraire le désir
d’immortalité. En effet, il n’y a plus d’effroi dans la vie pour celui qui a réellement compris que la
mort n’a rien d’effrayant. Il faut ainsi considérer comme un sot celui qui dit que nous craignons la
mort, non parce qu’elle nous afflige quand elle arrive, mais parce que nous souffrons déjà à l’idée
qu’elle arrivera un jour. Car si une chose ne nous cause aucun trouble par sa présence, l’inquiétude qui
est attachée à son attente est sans fondement. Ainsi, celui des maux qui fait le plus frémir n’est rien
pour nous puisque tant que nous existons la mort n’est pas, et que quand la mort est là nous ne
sommes plus. La mort n’a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec les morts, étant
donné qu’elle n’est rien pour les premiers et que les derniers ne sont plus.
La foule tantôt fuit la mort comme le plus grand des maux, tantôt la désire comme le terme des
misères de la vie. Le sage, par contre, ne fait pas fi de la vie et ne craint pas la mort, car la vie ne lui
est pas à charge et il ne considère pas la non-existence comme un mal. En effet, de même qu’il ne
choisit certainement pas la nourriture la plus abondante mais celle qui est la plus agréable,
pareillement il ne tient pas à jouir de la durée la plus longue mais de la durée la plus agréable. Celui
qui proclame qu’il appartient au jeune homme de bien vivre et au vieillard de bien mourir est
passablement sot, non seulement parce que la vie est aimée de l’un aussi bien que de l’autre, mais
surtout parce que l’application à bien vivre ne se distingue pas de celle à bien mourir. Plus sot est
encore celui qui dit que le mieux c’est de ne pas naître, “mais lorsqu’on est né, de franchir au plus vite
les portes de l’Hadès”.
S’il parle ainsi par conviction, pourquoi alors ne sort-il pas de la vie ? Car cela lui sera facile si
vraiment il a fermement décidé de le faire. Mais s’il le dit par plaisanterie, il montre de la frivolité en
un sujet qui n’en comporte point. Il convient de se rappeler que l’avenir n’est ni entièrement en notre
pouvoir ni tout à fait hors de nos prises, de sorte que nous ne devons ni compter sur lui, comme s’il
devait arriver sûrement, ni nous priver de tout espoir, comme s’il ne devait certainement pas arriver.
6. Un idéal de simplicité
Epicure
Lettre à Ménécée
Voir le texte
C’est un grand bien, à notre sens, de savoir se suffire à soi-même, non pas qu’il faille toujours
vivre de peu, mais afin que, si nous ne possédons pas beaucoup, nous sachions nous contenter de peu,
bien convaincus que ceux-là jouissent le plus de l’opulence qui ont le moins besoin d’elle. Tout ce qui
est naturel est aisé à se procurer mais tout ce qui est vain est difficile à avoir. Les mets simples nous
procurent autant de plaisirs qu’une table somptueuse si toute souffrance causée par le besoin est
supprimée. Le pain d’orge et l’eau nous causent un plaisir extrême si le besoin de les prendre se fait
vraiment sentir.
L’habitude, par conséquent, de vivre d’une manière simple et peu coûteuse offre la meilleure
garantie d’une bonne santé; elle permet à l’homme d’accomplir aisément les obligations nécessaires
de la vie, le rend capable, quand il se trouve de temps en temps devant une table somptueuse, d’en
mieux jouir et le met en état de ne pas craindre les coups du sort. Quand donc nous disons que le
plaisir est notre but ultime, nous n’entendons pas par là les plaisirs des débauchés ni ceux qui se
rattachent à la jouissance matérielle, ainsi que le disent les gens qui ignorent notre doctrine ou qui sont
en désaccord avec elle, ou qui l’interprètent dans un mauvais sens. Le plaisir que nous avons en vue
est caractérisé par l’absence de souffrances corporelles et de troubles de l’âme. Ce ne sont pas les
beuveries et les orgies continuelles, les jouissances des jeunes garçons et des femmes, les poissons et
les autres mets qu’offre une table luxueuse, qui engendrent une vie heureuse, mais la raison vigilante
qui recherche minutieusement les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter et qui rejette
les vaines opinions grâce auxquelles le plus grand trouble s’empare des âmes.
La dictature de la consommation II
Ernaux (Annie)
Les Années
2008
2008
Voir le texte
L'ordre marchand se resserrait, imposait son rythme haletant. Les achats munis d'un code-barres passaient avec une célérité accrue du plateau roulant au chariot dans un bip discret escamotant le coût de la transaction en une seconde. Les articles de la rentrée scolaire surgissaient dans les rayons avant que les enfants ne soient encore en vacances, les jouets de Noël le lendemain de la Toussaint et les maillots de bain en février. Le temps des choses nous aspirait et nous obligeait à vivre sans arrêt avec deux mois d'avance. Les gens accouraient aux "ouvertures exceptionnelles" du dimanche, les soirs jusqu'à onze heures, le premier jour des soldes constituait un événement couvert par les médias. "Faire des affaires", "profiter des promotions" était un principe indiscuté, une obligation. Le centre commercial, avec son hypermarché et ses galeries de magasins, devenait le lieu principal de l'existence, celui de la contemplation inépuisable des objets, de la jouissance calme, sans violence, protégée par des vigiles aux muscles puissants. (...) Pour les adolescents - surtout ceux qui ne pouvaient compter sur aucun autre moyen de distinction sociale - la valeur personnelle était conférée par les marques vestimentaires, l'Oréal parce que je le vaux bien. Et nous, contempteur sourcilleux de la société de consommation, on cédait au désir d'une paire de bottes qui, comme jadis la première paire de lunettes solaires, plus tard une minijupe, des pattes d'ef, donnait l'illusion brève d'un être neuf. Plus que la possession, c'était cela, cette sensation que les gens poursuivaient dans les gondoles de Zara et de H&M et que leur procurait immédiatement, sans effort, l'acquisition des choses : un supplément d'être.
Toute l'histoire est choix
Febvre (Lucien)
Combats pour l'histoire
1952
1952
Voir le texte
Et voilà de quoi ébranler sans doute une autre doctrine, si souvent enseignée naguère. “L’historien ne saurait choisir les faits. Choisir ? de quel droit ? au nom de quel principe ? Choisir, la négation de l’oeuvre scientifique...” Mais toute l’histoire est choix.
Elle l’est, du fait même du hasard qui a détruit ici, et là sauvegardé les vestiges du passé. Elle l’est du fait de l’homme : dès que les documents abondent, il abrège, simplifie, met l’accent sur ceci, passe l’éponge sur cela. Elle l’est du fait, surtout, que l’historien crée ses matériaux ou, si l’on veut, les recrée : l’historien, qui ne va pas rôdant au hasard à travers le passé, comme un chiffonnier en quête de trouvailles, mais part avec, en tête, un dessein précis, un problème à résoudre, une hypothèse de travail à vérifier. Dire : “ce n’est point attitude scientifique”, n’est-ce pas montrer, simplement, que de la science, de ses conditions et de ses méthodes, on ne sait pas grand-chose ? L’histologiste mettant l’œil à l’oculaire de son microscope, saisirait-il donc d’une prise immédiate des faits bruts ? L’essentiel de son travail consiste à créer, pour ainsi dire, les objets de son observation, à l’aide de techniques souvent fort compliquées. Et puis, ces objets acquis, à “lire” ses coupes et ses préparations. Tâche singulièrement ardue; car décrire ce qu’on voit, passe encore; voir ce qu’il faut décrire, voilà le plus difficile. (...)
L’invention doit être partout pour que rien ne soit perdu du labeur humain. Élaborer un fait, c’est construire. Si l’on veut, c’est à une question fournir une réponse. Et s’il n’y a pas de question, il n’y a que du néant.
Pourquoi protéger la nature ?
Ferry (Luc)
Le nouvel ordre écologique
1992
1992
Voir le texte
On peut observer que partout où les débats théoriques sur l'écologie ont pris forme philosophique cohérente, ils
se sont structurés en trois courants bien distincts. (…)
Le premier, sans doute le plus banal, mais aussi le moins dogmatique, (…) part de l'idée qu'à travers la nature,
c'est encore et toujours l'homme qu'il s'agit de protéger, fût-ce de lui-même, lorsqu'il joue les apprentis sorciers.
L'environnement n'est pas doté ici d'une valeur intrinsèque. Simplement, la conscience s'est fait jour qu'à détruire
le milieu qui l'entoure, l'homme risque bel et bien de mettre sa propre existence en danger et, à tout le moins, de se
priver des conditions d'une vie bonne sur cette terre. C'est dès lors à partir d'une position qu'on peut dire
« humaniste », voire anthropocentriste, que la nature est prise, sur un mode seulement indirect, en considération.
Elle n'est que ce qui environne l'être humain, la périphérie, donc, et non le centre. (…)
La seconde figure franchit un pas dans l'attribution d'une signification morale à certains êtres non humains.
Elle consiste à prendre au sérieux le principe « utilitariste », selon lequel il faut non seulement rechercher l'intérêt
propre des hommes, mais de manière plus générale tendre à diminuer au maximum la somme des souffrances dans
le monde ainsi qu'à augmenter autant que faire se peut la quantité de bien-être. Dans cette perspective, très
présente dans le monde anglo-saxon où elle fonde l'immense mouvement dit de « libération animale », tous les
êtres susceptibles de plaisir et de peine doivent être tenus pour des sujets de droit et traités comme tels. À cet
égard, le point de vue de l'anthropocentrisme se trouve déjà battu en brèche, puisque les animaux sont désormais
inclus, au même titre que les hommes, dans la sphère des préoccupations morales.
La troisième forme est celle que nous avons déjà vue à l’œuvre dans la revendication d'un droit des arbres,
c'est-à-dire de la nature comme telle, y compris sous ses formes végétale et minérale. (…) L'ancien « contrat
social » des penseurs politiques est censé faire place à un « contrat naturel » au sein duquel l'univers tout entier
deviendrait sujet de droit : ce n'est plus l'homme, considéré comme centre du monde, qu'il faut au premier chef
protéger de lui-même, mais bien le cosmos comme tel, qu'on doit défendre contre les hommes. L'écosystème - la
« biosphère » - est dès lors investi d'une valeur intrinsèque bien supérieure à celle de cette espèce, somme toute
plutôt nuisible, qu'est l'espèce humaine.
Selon une terminologie désormais classique dans les universités américaines, il faut opposer l'« écologie
profonde » (
deep ecology
), « écocentrique » ou « biocentrique », à l’« écologie superficielle » (
shallow ecology
) ou
« environnementaliste » qui se fonde sur l’ancien anthropocentrisme.
La dent d'or
Fontenelle
Histoire des oracles
1687
1687
Voir le texte
Il serait difficile de rendre raison des histoires et des oracles que nous avons rapportés, sans avoir recours aux Démons, mais aussi tout cela est-il bien vrai ? Assurons nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait; mais enfin nous éviterons le ridicule d'avoir trouvé la cause de ce qui n'est point.
Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants d'Allemagne, que je ne puis m'empêcher d'en parler ici.
En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d'or, à la place d'une de ses grosses dents. Horatius, professeur en médecine à l'université de Helmstad, écrivit, en 1595, l'histoire de cette dent, et prétendit qu'elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu'elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs. Figurez vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens, et aux Turcs. En la même année, afin que cette dent d'or ne manquât pas d'historiens, Rullandus en écrit encore l'histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d'or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit sur la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu'il fût vrai que la dent était d'or. Quand un orfèvre l'eût examinée, il se trouva que c'était une feuille d'or appliquée à la dent avec beaucoup d'adresse; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre.
Rien n'est plus naturel que d'en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n'avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d'autres qui s'accommodent très bien avec le faux.
L'hypothèse de l'inconscient
Freud
Métapsychologie
1915
1915
Voir le texte
On nous conteste de tous côtés le droit d'admettre un psychique inconscient et de travailler scientifiquement avec cette hypothèse. Nous pouvons répondre à cela que l'hypothèse de l'inconscient est nécessaire et légitime, et que nous possédons de multiples preuves de l'existence de l'inconscient. Elle est nécessaire, parce que les données de la conscience sont extrêmement lacunaires ; aussi bien chez l'homme sain que chez le malade, et il se produit fréquemment des actes psychiques qui, pour être expliqués, présupposent d'autres actes qui, eux, ne bénéficient pas du témoignage de la conscience. Ces actes ne sont pas seulement les actes manqués et les rêves, chez l'homme sain, et tout ce qu'on appelle symptômes psychiques et phénomènes compulsionnels chez le malade ; notre expérience quotidienne la plus personnelle nous met en présence d'idées qui nous viennent sans que nous en connaissions l'origine, et de résultats de pensée dont l'élaboration nous est demeurée cachée. Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu'il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait d'actes psychiques; mais ils s'ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés. Or, nous trouvons dans ce gain de sens et de cohérence une raison, pleinement justifiée, d'aller au-delà de l'expérience immédiate. Et s'il s'avère de plus que nous pouvons fonder sur l'hypothèse de l'inconscient une pratique couronnée de succès, par laquelle nous influençons, conformément à un but donné, le cours de processus conscients, nous aurons acquis, avec ce succès, une preuve incontestable de l'existence de ce dont nous avons fait l'hypothèse. L'on doit donc se ranger à l'avis que ce n'est qu'au prix d'une prétention intenable que l'on peut exiger que tout ce qui se produit dans le domaine psychique doive aussi être connu de la conscience.
L'interprétation des rêves
Freud
Cinq leçons sur la psychanalyse
(troisième leçon)
1909
1909
Voir le texte
L’interprétation des rêves est, en réalité, la voie royale de la connaissance de l’inconscient
, la base la plus sûre de nos recherches, et c’est l’étude des rêves, plus qu’aucune autre, qui vous convaincra de la valeur de la psychanalyse et vous formera à sa pratique. Quand on me demande comment on peut devenir psychanalyste, je réponds : par l’étude de ses propres rêves. Nos détracteurs n’ont jamais accordé à l’interprétation des rêves l’attention qu’elle méritait ou ont tenté de la condamner par les arguments les plus superficiels. Or, si on parvient à résoudre le grand problème du rêve, les questions nouvelles que soulève la psychanalyse n’offrent plus aucune difficulté.
Il convient de noter que nos productions oniriques – nos rêves – ressemblent intimement aux productions des maladies mentales, d’une part, et que, d’autre part, elles sont compatibles avec une santé parfaite. Celui qui se borne à s’étonner des illusions des sens, des idées bizarres et de toutes les fantasmagories que nous offre le rêve, au lieu de chercher à les comprendre, n’a pas la moindre chance de comprendre les productions anormales des états psychiques morbides. Il restera, dans ce domaine, un simple profane... Et il n’est pas paradoxal d’affirmer que la plupart des psychiatres d’aujourd’hui doivent être rangés parmi ces profanes!
Jetons donc un rapide coup d’œil sur le problème du rêve.
D’ordinaire, quand nous sommes éveillés, nous traitons les rêves avec un mépris égal à celui que le malade éprouve à l’égard des idées spontanées que le psychanalyste suscite en lui. Nous les vouons à un oubli rapide et complet, comme si nous voulions nous débarrasser au plus vite de cet amas d’incohérences. Notre mépris vient du caractère étrange que revêtent, non seulement les rêves absurdes et stupides, mais aussi ceux qui ne le sont pas. Notre répugnance à nous intéresser à nos rêves s’explique par les tendances impudiques et immorales qui se manifestent ouvertement dans certains d’entre eux. – L’antiquité, on le sait, n’a pas partagé ce mépris, et aujourd’hui encore le bas peuple reste curieux des rêves auxquels il demande, comme les Anciens, la révélation de l’avenir.
Je m’empresse de vous assurer que je ne vais pas faire appel à des croyances mystiques pour éclairer la question du rêve; je n’ai du reste jamais rien constaté qui confirme la valeur prophétique d’un songe. Cela n’empêche pas qu’une étude du rêve nous réservera de nombreuses surprises.
D’abord, tous les rêves ne sont pas étrangers au rêveur, incompréhensibles et confus pour lui. Si vous vous donnez la peine d’examiner ceux des petits enfants, à partir d’un an et demi, vous les trouvez très simples et facilement explicables. Le petit enfant rêve toujours de la réalisation de désirs que le jour précédent a fait naître en lui, sans les satisfaire. Aucun art divinatoire n’est nécessaire pour trouver cette simple solution; il suffit seulement de savoir ce que l’enfant a vécu le jour précédent. Nous aurions une solution satisfaisante de l’énigme si l’on démontrait que les rêves des adultes ne sont, comme ceux des enfants, que l’accomplissement de désirs de la veille. Or c’est bien là ce qui se passe. Les objections que soulève cette manière de voir disparaissent devant une analyse plus approfondie.
Voici la première de ces objections : les rêves des adultes sont le plus souvent incompréhensibles et ne ressemblent guère à la réalisation d’un désir. – Mais, répondons-nous, c’est qu’ils ont subi une défiguration, un déguisement. Leur origine psychique est très différente de leur expression dernière. Il nous faut donc distinguer deux choses : d’une part, le rêve tel qu’il nous apparaît, tel que nous l’évoquons le matin, vague au point que nous avons souvent de la peine à le raconter, à le traduire en mots; c’est ce que nous appellerons le
contenu manifeste du rêve
. D’autre part, nous avons l’ensemble des
idées oniriques latentes
, que nous supposons présider au rêve du fond même de l’inconscient. Ce processus de défiguration est le même que celui qui préside à la naissance des symptômes hystériques. La formation des rêves résulte donc du même contraste des forces psychiques que dans la formation des symptômes. Le « contenu manifeste » du rêve est le substitut altéré des « idées oniriques latentes » et cette altération est l’œuvre d’un « moi » qui se défend; elle naît de résistances qui interdisent absolument aux désirs inconscients d’entrer dans la conscience à l’état de veille; mais, dans l’affaiblissement du sommeil, ces forces ont encore assez de puissance pour imposer du moins aux désirs un masque qui les cache. Le rêveur ne déchiffre pas plus le sens de ses rêves que l’hystérique ne pénètre la signification de ses symptômes.
Pour se persuader de l’existence des « idées latentes » du rêve et de la réalité de leur rapport avec le « contenu manifeste », il faut pratiquer l’analyse des rêves, dont la technique est la même que la technique psychanalytique dont il a été déjà question. Elle consiste tout d’abord à faire complètement abstraction des enchaînements d’idées que semble offrir le « contenu manifeste » du rêve, et à s’appliquer à découvrir les « idées latentes », en recherchant quelles associations déclenche chacun de ses éléments. Ces associations provoquées conduiront à la découverte des idées latentes du rêveur, de même que, tout à l’heure, nous voyions les associations déclenchées par les divers symptômes nous conduire aux souvenirs oubliés et aux complexes du malade. Ces « idées oniriques latentes », qui constituent le sens profond et réel du rêve, une fois mises en évidence, montrent combien il est légitime de ramener les rêves d’adultes au type des rêves d’enfants. Il suffit en effet de substituer au « contenu manifeste », si abracadabrant, le sens profond, pour que tout s’éclaire : on voit que les divers détails du rêve se rattachent à des impressions du jour précédent et l’ensemble apparaît comme la réalisation d’un désir non satisfait. Le « contenu manifeste » du rêve peut donc être considéré comme la réalisation
déguisée
de désirs
refoulés
.
Jetons maintenant un coup d’œil sur la façon dont les idées inconscientes du rêve se transforment en « contenu manifeste ». J’appellerai « travail onirique » l’ensemble de cette opération. Elle mérite de retenir tout notre intérêt théorique, car nous pourrons y étudier, comme nulle part ailleurs, quels processus psychiques insoupçonnés peuvent se dérouler dans l’inconscient ou, plus exactement, entre deux systèmes psychiques distincts comme le conscient et l’inconscient. Parmi ces processus, il convient d’en noter deux : la condensation et le déplacement. Le travail onirique est un cas particulier de l’action réciproque des diverses constellations mentales, c’est-à-dire qu’il naît d’une association mentale. Dans ses phases essentielles, ce travail est identique au travail d’altération qui transforme les complexes refoulés en symptômes, lorsque le refoulement a échoué.
Vous serez en outre étonnés de découvrir dans l’analyse des rêves, et spécialement dans celle des vôtres, l’importance inattendue que prennent les impressions des premières années de l’enfance. Par le rêve, c’est l’enfant qui continue à vivre dans l’homme, avec ses particularités et ses désirs, même ceux qui sont devenus inutiles. C’est d’un enfant, dont les facultés étaient bien différentes des aptitudes propres à l’homme normal, que celui-ci est sorti. Mais au prix de quelles évolutions, de quels refoulements, de quelles sublimations, de quelles réactions psychiques, cet homme normal s’est-il peu à peu constitué, lui qui est le bénéficiaire – et aussi, en partie, la victime – d’une éducation et d’une culture si péniblement acquises !
J’ai encore constaté, dans l’analyse des rêves (et je tiens à attirer votre attention là-dessus), que l’inconscient se sert, surtout pour représenter les complexes sexuels, d’un certain symbolisme qui, parfois, varie d’une personne à l’autre, mais qui a aussi des traits généraux et se ramène à certains types de symboles, tels que nous les retrouvons dans les mythes et dans les légendes. Il n’est pas impossible que l’étude du rêve nous permette de comprendre à leur tour ces créations de l’imagination populaire.
On a opposé, à notre théorie que le rêve serait la réalisation d’un désir, les rêves d’angoisse. Je vous prie instamment de ne pas vous laisser arrêter par cette objection. Outre que ces rêves d’angoisse ont besoin d’être interprétés avant qu’on puisse les juger, il faut dire que l’angoisse en général ne tient pas seulement au contenu du rêve, ainsi qu’on se l’imagine quand on ignore ce qu’est l’angoisse des névrosés. L’angoisse est un refus que le « moi » oppose aux désirs refoulés devenus puissants ; c’est pourquoi sa présence dans le rêve est très explicable si le rêve exprime trop complètement ces désirs refoulés.
La civilisation face à la nature
Freud
Le malaise dans la culture
1929
1929
Voir le texte
C'est précisément à cause de ces dangers dont la nature nous menace que nous nous sommes rapprochés et avons créé la civilisation qui, entre autres raisons d'être, doit nous permettre de vivre en commun. À la vérité, la tâche principale de la civilisation, sa raison d'être essentielle est de nous protéger contre la nature. On le sait, elle s'acquitte, sur bien des chapitres, déjà fort bien de cette tâche et plus tard elle s'en acquittera évidemment un jour encore bien mieux. Mais personne ne nourrit l'illusion que la nature soit déjà domptée, et bien peu osent espérer qu'elle soit un jour tout entière soumise à l'homme. Voici les éléments, qui semblent se moquer de tout joug que chercherait à leur imposer l'homme : la terre, qui tremble, qui se fend, qui engloutit l'homme et son oeuvre, l'eau, qui se soulève, et inonde et noie toute chose, la tempête, qui emporte tout devant soi ; voilà les maladies, que nous savons depuis peu seulement être dues aux attaques d'autres êtres vivants, et enfin l'énigme douloureuse de la mort, de la mort à laquelle aucun remède n'a jusqu'ici été trouvé et ne le sera sans doute jamais. Avec ces forces la nature se dresse contre nous, sublime, cruelle, inexorable ; ainsi elle nous rappelle notre faiblesse, notre détresse, auxquelles nous espérions nous soustraire grâce au labeur de notre civilisation. C'est un des rares spectacles nobles et exaltants que les hommes puissent offrir que de les voir, en présence d'une catastrophe due aux éléments, oublier leurs dissensions, les querelles et animosités qui les divisent pour se souvenir de leur grande tâche commune : le maintien de l'humanité face aux forces supérieures de la nature.
QUESTIONS :
1° Dégagez l'idée centrale et le mouvement général du texte.
2° Expliquez :
a) pourquoi le projet de maîtrise de la nature est-il qualifié par Freud d'"illusion" ?
b) en quel sens la nature peut-elle être à la fois "sublime" et "cruelle" ?
c) pourquoi la lutte contre les catastrophes est-elle qualifiée par Freud de "spectacle noble et exaltant" ?
3° La tâche principale de la civilisation est-elle de nous protéger contre la nature ?
La culture nous défend contre la nature
Freud
L'avenir d'une illusion
1927
1927
Voir le texte
La culture humaine (...) présente, comme on sait, deux faces à l’observateur. Elle englobe d’une part tout le savoir et tout le savoir-faire que les hommes ont acquis afin de dominer les forces de la nature (...), et d’autre part tous les dispositifs qui sont nécessaires pour régler les relations des hommes entre eux (...). Chaque individu est virtuellement un ennemi de la culture, laquelle est pourtant censée être d’un intérêt humain universel. Il est remarquable que les hommes, si tant est qu’ils puissent exister dans l’isolement, ressentent néanmoins comme une pression pénible les sacrifices que la culture attend d’eux pour permettre une vie en commun. La culture doit donc être défendue contre l’individu, et ses dispositifs, institutions et commandements se mettent au service de cette tâche. (...) Mais quelle ingratitude, quelle courte vue en somme que d’aspirer à une suppression de la culture ! Ce qui subsiste alors, c’est l’état de nature, et il est beaucoup plus lourd à supporter. C’est vrai, la nature ne nous demanderait aucune restriction pulsionnelle , elle nous laisserait faire, mais elle a sa manière particulièrement efficace de nous limiter, elle nous met à mort, froidement, cruellement, sans ménagement aucun, à ce qu’il nous semble, parfois juste quand nous avons des occasions de satisfaction. C’est précisément à cause de ces dangers dont la nature nous menace que nous nous sommes rassemblés et que nous avons créé la culture qui doit aussi, entre autres, rendre possible notre vie en commun. C’est en effet la tâche principale de la culture, le véritable fondement de son existence, que de nous défendre contre la nature.
La religion comme illusion
Freud
L'avenir d'une illusion
1927
1927
Voir le texte
Ces idées religieuses, qui professent d'être des dogmes, ne sont pas le résidu de l'expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l'humanité; le secret de leur force est la force de ces désirs. Nous le savons déjà : l'impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d'être protégé - protégé en étant aimé - besoin auquel le père a satisfait; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l'homme s'est cramponné à un père, à un père cette fois plus puissant. L'angoisse humaine en face des dangers de la vie s'apaise à la pensée du règne bienveillant de la Providence divine, l'institution d'un ordre moral de l'univers assure la réalisation des exigences de la justice, si souvent demeurées irréalisées dans les civilisations humaines, et la prolongation de l'existence terrestre par une vie future fournit les cadres de temps et de lieu où ces désirs se réaliseront. Des réponses aux questions que se pose la curiosité humaine touchant ces énigmes : la genèse de l'univers, le rapport entre le corporel et le spirituel, s'élaborent suivant les prémisses du système religieux. Et c'est un formidable allégement pour l'âme individuelle que de voir les conflits de l'enfance émanés du complexe paternel - conflits jamais entièrement résolus - , lui être pour ainsi dire enlevés et recevoir une solution acceptée de tous. (...)
Nous le répéterons : les doctrines religieuses sont toutes des illusions, on ne peut les prouver, et personne ne peut être contraint à les tenir pour vraies, à y croire.
Le but de la psychanalyse
Freud
Cinq leçons sur la psychanalyse
(deuxième leçon)
1909
1909
Voir le texte
Exprimons-nous maintenant sans images : l’examen d’autres malades hystériques et d’autres névrosés nous ont conduit à la conviction qu’ils n’ont pas réussi à refouler l’idée à laquelle est lié leur désir insupportable. Ils l’ont bien chassée de leur conscience et de leur mémoire, et se sont épargné, apparemment, une grande somme de souffrances, mais le désir refoulé continue à subsister dans l’inconscient ; il guette une occasion de se manifester et il réapparaît bientôt à la lumière, mais sous un déguisement qui le rend méconnaissable; en d’autres termes, l’idée refoulée est remplacée dans la conscience par une autre qui lui sert de substitut, d’
ersatz
, et à laquelle viennent s’attacher toutes les impressions de malaise que l’on croyait avoir écartées par le refoulement. Ce substitut de l’idée refoulée – le symptôme – est protégé contre de nouvelles attaques de la part du « moi » ; et, au lieu d’un court conflit, intervient maintenant une souffrance continuelle. À côté des signes de défiguration, le symptôme offre un reste de ressemblance avec l’idée refoulée. Les procédés de formations substitutives se trahissent pendant le traitement psychanalytique du malade, et il est nécessaire pour la guérison que le symptôme soit ramené par ces mêmes moyens à l’idée refoulée.
Si l’on parvient à ramener ce qui est refoulé au plein jour -cela suppose que des résistances considérables ont été surmontées-, alors le conflit psychique né de cette réintégration, et que le malade voulait éviter, peut trouver sous la direction du médecin, une meilleure solution que celle du refoulement. Une telle méthode parvient à faire évanouir conflits et névroses. Tantôt le malade convient qu’il a eu tort de refouler le désir pathogène et il accepte totalement ou partiellement ce désir; tantôt le désir lui-même est dirigé vers un but plus élevé et, pour cette raison, moins sujet à critique (c’est ce que je nomme la sublimation du désir); tantôt on reconnaît qu’il était juste de rejeter le désir, mais on remplace le mécanisme automatique donc insuffisant du refoulement, par un jugement de condamnation morale rendu avec l’aide des plus hautes instances spirituelles de l’homme; c’est en pleine lumière que l’on triomphe du désir.
Le refoulement : un exemple et une image.
Freud
Cinq leçons sur la psychanalyse
(deuxième leçon)
1909
1909
Voir le texte
Je me limiterai à l’exposé d’un seul cas, dans lequel les conditions et l’utilité du refoulement sont clairement révélées. Néanmoins, je dois encore écourter ce cas et laisser de côté d’importantes hypothèses. – Une jeune fille avait récemment perdu un père tendrement aimé, après avoir aidé à le soigner – situation analogue à celle de la malade de Breuer. Sa sœur aînée s’étant mariée, elle se prit d’une vive affection pour son beau-frère, affection qui passa, du reste, pour une simple intimité comme on en rencontre entre les membres d’une même famille. Mais bientôt cette sœur tomba malade et mourut pendant une absence de notre jeune fille et de sa mère. Celles-ci furent rappelées en hâte, sans être entièrement instruites du douloureux événement. Lorsque la jeune fille arriva au chevet de sa sœur morte, en elle émergea, pour une seconde, une idée qui pouvait s’exprimer à peu près ainsi : maintenant il est libre et il peut m’épouser. Il est certain que cette idée, qui trahissait à la conscience de la jeune fille l’amour intense qu’elle éprouvait sans le savoir pour son beau-frère, la révolta et fut immédiatement refoulée. La jeune fille tomba malade à son tour, présenta de graves symptômes hystériques, et lorsque je la pris en traitement, il apparut qu’elle avait radicalement oublié cette scène devant le lit mortuaire de sa sœur et le mouvement de haine et d’égoïsme qui s’était emparé d’elle. Elle s’en souvint au cours du traitement, reproduisit cet incident avec les signes de la plus violente émotion, et le traitement la guérit.
J’illustrerai le processus du refoulement et sa relation nécessaire avec la résistance par une comparaison grossière. Supposez que dans la salle de conférences, dans mon auditoire calme et attentif, il se trouve pourtant un individu qui se conduise de façon à me déranger et qui me trouble par des rires inconvenants, par son bavardage ou en tapant des pieds. Je déclarerai que je ne peux continuer à professer ainsi; sur ce, quelques auditeurs vigoureux se lèveront et, après une brève lutte, mettront le personnage à la porte. Il sera « refoulé » et je pourrai continuer ma conférence. Mais, pour que le trouble ne se reproduise plus, au cas où l’expulsé essayerait de rentrer dans la salle, les personnes qui sont venues à mon aide iront adosser leurs chaises à la porte et former ainsi comme une « résistance ». Si maintenant l’on transporte sur le plan psychique les événements de notre exemple, si l’on fait de la salle de conférences le conscient, et du vestibule l’inconscient, voilà une assez bonne image du refoulement.
Les hommes tendent au bonheur
Freud
Le malaise dans la culture
1929
1929
Voir le texte
Quels sont les desseins et les objectifs vitaux trahis par la conduite des hommes, que demandent-ils à la vie, et à quoi tendent-ils ? On n'a guère de chance de se tromper en répondant : ils tendent au bonheur; les hommes veulent être heureux et
le rester. Cette aspiration a deux faces, un but négatif et un but positif : d'un côté
éviter douleur et privation de joie, de l'autre rechercher de fortes jouissances. En un
sens plus étroit, le terme « bonheur » signifie seulement que ce second but a été
atteint. En corrélation avec cette dualité de buts, l'activité des hommes peut prendre
deux directions, selon qu'ils cherchent - de manière prépondérante ou même exclusive -
à réaliser l'un ou l'autre.
On le voit, c'est simplement le principe du plaisir qui détermine le but de la vie,
qui gouverne dès l'origine les opérations de l'appareil psychique ; aucun doute ne peut
subsister quant à son utilité, et pourtant l'univers entier - le macrocosme aussi bien
que le microcosme - cherche querelle à son programme. Celui-ci est absolument
irréalisable ; tout l'ordre de l'univers s'y oppose ; on serait tenté de dire qu'il n'est
point entré dans le plan de la « Création » que l'homme soit « heureux». Ce qu'on
nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d'une satisfaction plutôt soudaine de
besoins ayant atteint une haute tension, et n'est possible de par sa nature que sous
forme de phénomène épisodique. Toute persistance d'une situation qu'a fait désirer le
principe du plaisir n'engendre qu'un bien-être assez tiède ; nous sommes ainsi faits
que seul le contraste est capable de nous dispenser une jouissance intense, alors que
l'état lui-même ne nous en procure que très peu. Ainsi nos facultés de bonheur sont
déjà limitées par notre constitution. Or, il nous est beaucoup moins difficile de faire
l'expérience du malheur. La souffrance nous menace de trois côtés : dans notre propre
corps qui, destiné à la déchéance et à la dissolution, ne peut même se passer de ces
signaux d'alarme que constituent la douleur et l'angoisse ; du côté du monde extérieur, lequel dispose de forces invincibles et inexorables pour s'acharner contre nous
et nous anéantir ; la troisième menace enfin provient de nos rapports avec les autres
êtres humains. La souffrance issue de cette source nous est plus dure peut-être que
toute autre ; nous sommes enclins à la considérer comme un accessoire en quelque
sorte superflu, bien qu'elle n'appartienne pas moins à notre sort et soit aussi inévitable
que celles dont l'origine est autre.
Les origines de la psychanalyse : études sur l'hystérie.
Freud
Cinq leçons sur la psychanalyse
(extraits de la première leçon)
1909
1909
Voir le texte
Ce n'est pas à
moi que
revient le mérite – si c'en est un –
d'avoir mis au monde la
psychanalyse. Je n'ai pas participé à ses
premiers commencements.
J'étais encore étudiant, absorbé par
la préparation de mes derniers
examens, lorsqu'un médecin de Vienne, le Dr Joseph Breuer,
appliqua
pour la première fois ce procédé au
traitement d'une jeune fille
hystérique (cela remonte aux années 1880-1882).
Il convient donc de
nous occuper tout d'abord de l'histoire de cette malade et des
péripéties de son traitement.(...)
La malade du Dr
Breuer
était une
jeune fille de vingt et un ans, très intelligente, qui
manifesta au
cours des deux années de sa maladie une série de
troubles physiques et
mentaux plus ou moins graves. Elle présenta une contracture
des deux
extrémités droites avec anesthésie; de
temps en temps la même affection
apparaissait aux membres du côté gauche; en outre,
trouble des
mouvements des yeux et perturbations multiples de la
capacité visuelle;
difficulté à tenir la tête droite; toux
nerveuse intense, dégoût de
toute nourriture et, pendant plusieurs semaines,
impossibilité de boire
malgré une soif dévorante. Elle
présentait aussi une altération de la
fonction du langage, ne pouvait ni comprendre ni parler sa langue
maternelle. Enfin, elle était sujette à des
“absences”, à des états de
confusion, de délire, d'altération de toute la
personnalité; ce sont là
des troubles auxquels nous aurons à accorder toute notre
attention.
Il semble naturel de penser que des symptômes tels
que ceux
que nous
venons d’énumérer
révèlent une grave affection, probablement du
cerveau, affection qui offre peu d'espoir de guérison et qui
sans doute
conduira promptement à la mort. Les médecins
diront pourtant que, dans
une quantité de cas aux apparences aussi graves, on peut
formuler un
pronostic beaucoup plus favorable. Lorsque des symptômes de
ce genre se
rencontrent chez une jeune femme dont les organes essentiels, le coeur,
les reins, etc., sont tout à fait normaux, mais qui a eu
à subir de
violents chocs affectifs, et lorsque ces symptômes se
développent de
façon capricieuse et inattendue, les médecins se
sentent rassurés. Ils
reconnaissent en effet qu’il s’agit là,
non pas d’une affection
organique du cerveau, mais de cet état bizarre et
énigmatique auquel
les médecins grecs donnaient déjà le
nom d’hystérie, état capable de
simuler tout un ensemble de troubles graves, mais qui ne met pas la vie
en danger et qui laisse espérer une guérison
complète.(...) Il
convient de rappeler ici que les symptômes de la maladie sont
apparus
alors que la jeune fille soignait son père qu'elle adorait
(au cours
d'une maladie à laquelle il devait succomber) et que sa
propre maladie
l'obligea à renoncer à ses soins.
Les renseignements qui précèdent
épuisent ce que les médecins
pouvaient
nous apprendre sur le cas qui nous intéresse. Le moment est
venu de
quitter ces derniers. Car il ne faut pas s’imaginer que
l’on a beaucoup
fait pour la guérison, lorsqu’on a
substitué le diagnostic d’hystérie
à
celui d’affection cérébrale organique.
L’art médical est le plus
souvent impuissant dans un cas que dans l’autre. Et quand il
s’agit
d’hystérie, le médecin n’a
rien d’autre à faire qu’à
laisser à la bonne
nature le soin d’opérer le
rétablissement complet qu’il est en droit de
pronostiquer.
Si le diagnostic d’hystérie touche peu le
malade, il touche
beaucoup le
médecin. Son attitude est toute autre à
l’égard de l’hystérique
qu’à
l’égard de l’organique. Il
n’accorde pas à celui-là le
même intérêt
qu’à celui-ci, car son mal est bien moins
sérieux, malgré les
apparences. N’oublions pas non plus que le
médecin, au cour de ses
études, a appris (...) à se
représenter plus ou moins exactement les
causes des symptômes organiques. Au contraire, en
présence des
singularités hystériques, son savoir, sa science
anatomique,
physiologique et pathologique le laissent en l’air. Il ne
peut
comprendre l’hystérie, en face d’elle il
est incompétent. Ce qui ne
vous plaît guère quand on a l'habitude de tenir en
haute estime sa
propre science. Les hystériques perdent donc la sympathie du
médecin,
qui les considère comme des gens qui transgresse les lois
(comme un
fidèle à l’égard des
hérétiques). Il les juge capables de toutes les
vilenies possibles, les accuse d’exagération et de
simulation
intentionnelles; et il les punit en leur retirant leur
intérêt.
Le Dr Breuer, lui, n’a pas suivi une telle conduite.
Bien que
tout
d’abord il fût incapable de soulager sa malade, il
ne lui refusa ni sa
bienveillance ni son intérêt. (...) On avait
remarqué que dans ses
états d’absence, d’altération psychique avec confusion, la malade avait
l’habitude de murmurer quelques
mots qui semblaient se rapporter à des
préoccupations intimes. Le
médecin se fit répéter ses paroles et,
ayant mis la malade dans une
sorte d’hypnose, les lui répéta mot
à mot espérant ainsi déclencher les
pensées qui la préoccupaient. La malade tomba
dans le piège et se mit à
raconter l’histoire dont les mots murmurés pendant
ses états d’absence
avaient trahi l’existence. C’étaient des
fantaisies d’une profonde
tristesse, souvent même d’une certaine
beauté -nous dirons des
rêveries- qui avaient pour thème une jeune fille
au chevet de son père
malade. Après avoir exprimé un certain nombre de
ces fantaisies, elle
se trouvait délivrée et ramenée
à une vie psychique normale.
L’amélioration, qui durait plusieurs heures,
disparaissait le jour
suivant, pour faire place à une nouvelle absence que
supprimait, de la
même manière, le récit des fantaisies
nouvellement formées. Nul doute
que la modification psychique manifestée pendant les
absences était une
conséquence de l’excitation produite par ces
formations fantaisistes
d’une vive tonalité affective. La malade
elle-même qui, à cette époque
de sa maladie, ne parlait et ne comprenait que l’anglais,
donna à ce
traitement d’un nouveau genre le nom de
talking cure
.(...)
Les symptômes morbides disparurent aussi lorsque,
sous
l’hypnose, la
malade se rappela avec extériorisation affective,
à quelle occasion ces
symptômes s’étaient produits pour la
première fois. Il y avait eu, cet
été-là, une période de
très grande chaleur, et la malade avait beaucoup
souffert de la soif, car sans pouvoir en donner la raison, il lui avait
été brusquement impossible de boire. Elle pouvait
saisir le verre
d'eau, mais aussitôt qu'il touchait ses lèvres,
elle le repoussait
comme une hydrophobe. Durant ces quelques secondes elle se trouvait
évidemment en état d'absence. Elle ne se
nourrissait que de fruits,
pour étancher la soif qui la tourmentait. Cela durait depuis
environ
six semaines, lorsqu'elle se plaignit un jour, sous hypnose, de sa
gouvernante anglaise qu'elle n'aimait pas. Elle raconta alors, avec
tous les signes d'un profond dégoût, qu'elle
s'était rendue dans la
chambre de cette gouvernante et que le petit chien de celle-ci, un
animal affreux, avait bu dans un verre. Elle n'avait rien dit, par
politesse. Son récit achevé, elle manifesta
violemment sa colère,
restée contenue jusqu'alors. Puis elle demanda à
boire, but une grande
quantité d'eau, et se réveilla de l'hypnose le
verre aux lèvres. Le
trouble avait disparu pour toujours.
Arrêtons-nous un instant à cette
expérience. Personne n'avait
encore
fait disparaître un symptôme hystérique
de cette manière et n'avait
pénétré si profondément
dans la compréhension de ses causes. Quelle
découverte grosse de conséquences, si la plupart
de ces symptômes
morbides pouvaient être supprimés de cette
manière ! Breuer n'épargna
aucun effort pour en faire la preuve. Il étudia
systématiquement la
pathogenèse d'autres symptômes morbides plus
graves. Dans presque
chaque cas, (Breuer) constata que les symptômes
étaient, pour ainsi
dire, comme des résidus d’expérience
émotives que, pour cette raison,
nous avons appelé plus tard traumatismes psychiques; leur
caractère
particulier s'apparentait à la scène traumatique
qui les avait
provoqués. Selon l’expression
consacrée, les symptômes étaient
déterminés par les scènes dont ils
formaient les résidus mnésiques, et
il n’était plus nécessaire de voir en
eux des effets arbitraires et
énigmatiques de la névrose. Cependant,
contrairement à ce que l’on
attendait, ce n’était pas toujours d’un
seul événement que le symptôme
résultait, mais , la plupart du temps, de multiples
traumatismes
souvent analogues et répétés. Par
conséquent, il fallait reproduire
chronologiquement toute cette chaîne de souvenirs
pathogènes, mais dans
l’ordre inverse, le dernier d’abord et le premier à la fin; impossible de
pénétrer jusqu'au premier
traumatisme, souvent le plus profond, si l'on sautait les
intermédiaires.(...)
Nous pouvons grosso modo résumer tout ce qui
précède dans la
formule
suivante : les hystériques souffrent de
réminiscences. Leurs symptômes
sont les résidus et les symboles de certains
événements (traumatiques).
Symboles commémoratifs, à vrai dire. Une
comparaison nous fera saisir
ce qu’il faut entendre par là. (...) Ainsi
à Londres, vous trouverez,
devant une des plus grandes gares de la ville, une colonne gothique
richement décorée : Charing Cross. Au XIIIe
siècle, un des vieux rois
Plantagenêt qui faisait transporter à Westminster
le corps de la reine
Eléonore, éleva des croix gothiques à
chacune des stations où le
cercueil fut posé à terre. (...) Ces monuments
sont des “symboles
commémoratifs” comme les symboles
hystériques. La comparaison est donc
soutenable jusque-là. Mais que diriez-vous d’un
habitant de Londres
qui, aujourd’hui encore, s’arrêterait
mélancoliquement devant le
monument du convoi funèbre de la reine Eléonore,
au lieu de s’occuper
de ses affaires avec la hâte qu’exigent les
conditions modernes du
travail, ou de se réjouir de la jeune et charmante reine qui
captive
aujourd’hui son propre coeur ? Ou d’un autre qui
pleurerait devant “le
monument” (commémorant l’incendie de
Londres de 1666) la destruction de
la ville de ses pères, alors que cette ville est depuis
longtemps renée
de ses cendres et brille aujourd’hui d’un
éclat plus vif encore que
jadis ?
Les hystériques et autres
névrosés se comportent comme les
deux
londoniens de notre exemple invraisemblable. Non seulement ils se
souviennent d’événements douloureux
passées depuis longtemps, mais ils
y sont encore affectivement attachés; ils ne se
libèrent pas du passé
et négligent pour lui la réalité et le
présent. Cette fixation de la
vie mentale aux traumatismes pathogènes est un des
caractères les plus
importants et, pratiquement, les plus significatifs de la
névrose.
(...) On voit nettement que cette sujétion au
passé a un caractère
nettement pathologique.
Refoulement et résistance
Freud
Cinq leçons sur la psychanalyse
(deuxième leçon)
1909
1909
Voir le texte
La preuve était faite que les souvenirs oubliés ne sont pas perdus, qu’ils restent en la possession du malade, prêts à surgir, associés à ce qu’il sait encore. Mais il existe une force qui les empêche de devenir conscients. L’existence de cette force peut être considérée comme certaine, car on sent un effort quand on essaie de ramener à la conscience les souvenirs inconscients. Cette force, qui maintient l’état morbide, on l’éprouve comme une résistance opposée par le malade.
C’est sur cette idée de résistance que j’ai fondé ma conception des processus psychiques dans l’hystérie. La suppression de cette résistance s’est montrée indispensable au rétablissement du malade. D’après le mécanisme de la guérison, on peut déjà se faire une idée très précise de la marche de la maladie. Les mêmes forces qui, aujourd’hui, s’opposent à la réintégration de l’oublié dans le conscient sont assurément celles qui ont, au moment du traumatisme, provoqué cet oubli et qui ont refoulé dans l’inconscient les incidents pathogènes. J’ai appelé refoulement ce processus supposé par moi et je l’ai considéré comme prouvé par l’existence indéniable de la résistance. Mais on pouvait encore se demander ce qu’étaient ces forces, et quelles étaient les conditions de ce refoulement où nous voyons aujourd’hui le mécanisme pathogène de l’hystérie. (...) Dans tous les cas observés on constate qu’un désir violent a été ressenti, qui s’est trouvé en complète opposition avec les autres désirs de l’individu, inconciliable avec les aspirations morales et esthétiques de sa personne. Un bref conflit s’en est suivi; à l’issue de ce combat intérieur, le désir inconciliable est devenu l’objet du refoulement, il a été chassé hors de la conscience et oublié. Puisque la représentation en question est inconciliable avec le « moi » du malade, le refoulement se produit sous forme d’exigences morales ou autres de la part de l’individu. L’acceptation du désir inconciliable ou la prolongation du conflit auraient provoqué un malaise intense; le refoulement épargne ce malaise, il apparaît ainsi comme un moyen de protéger la personne psychique.
Symptômes et principe du déterminisme psychique
Freud
Cinq leçons sur la psychanalyse
(troisième leçon)
1909
1909
Voir le texte
Il n’est pas toujours facile d’être exact, surtout quand il faut être bref. Aussi suis-je obligé de corriger aujourd’hui une erreur commise dans mon précédent chapitre. Je vous avais dit que lorsque, renonçant à l’hypnose, on cherchait à réveiller les souvenirs que le sujet pouvait avoir de l’origine de sa maladie, en lui demandant de dire ce qui lui venait à l’esprit, la première idée qui surgissait se rapportait à ces premiers souvenirs. Ce n’est pas toujours exact. Je n’ai présenté la chose aussi simplement que pour être bref. (...) Si l’on persistait dans ce procédé, des idées surgissaient bien, mais il était fort douteux qu’elles correspondent réellement à l’événement recherché : elles semblaient n’avoir aucun rapport avec lui, et d’ailleurs les malades eux-mêmes les rejetaient comme inadéquates. (...)
Incapable d’en sortir, je m’accrochai à un principe dont la légitimité scientifique a été démontrée plus tard par mon ami C. G. Jung et ses élèves à Zurich. (Il est parfois bien précieux d’avoir des principes !) C’est celui du déterminisme psychique, en la rigueur duquel j’avais la foi la plus absolue. Je ne pouvais pas me figurer qu’une idée surgissant spontanément dans la conscience d’un malade, surtout une idée éveillée par la concentration de son attention, pût être tout à fait arbitraire et sans rapport avec la représentation oubliée que nous voulions retrouver. Qu’elle ne lui fût pas identique, cela s’expliquait par l’état psychologique supposé. Deux forces agissaient l’une contre l’autre dans le malade; d’abord son effort réfléchi pour ramener à la conscience les choses oubliées, mais latentes dans son inconscient; d’autre part la résistance que je vous ai décrite et qui s’oppose au passage à la conscience des éléments refoulés. Si cette résistance est nulle ou très faible, la chose oubliée devient consciente sans se déformer; on était donc autorisé à admettre que la déformation de l’objet recherché serait d’autant plus grande que l’opposition à son arrivée à la conscience serait plus forte. L’idée qui se présentait à l’esprit du malade à la place de celle qu’on cherchait à rappeler avait donc elle-même la valeur d’un symptôme. C’était un substitut nouveau, artificiel et éphémère de la chose refoulée et qui lui ressemblait d’autant moins que sa déformation, sous l’influence de la résistance, avait été plus grande. Pourtant, il devait y avoir une certaine similitude avec la chose recherchée, puisque c’était un symptôme et, si la résistance n’était pas trop intense, il devait être possible de deviner, au moyen des idées spontanées, l’inconnu qui se dérobait. L’idée surgissant dans l’esprit du malade est, par rapport à l’élément refoulé, comme une allusion, comme une traduction de celui-ci dans un autre langage.
Travail et sublimation des pulsions
Freud
Le malaise dans la culture
1929
1929
Voir le texte
En l'absence de prédisposition particulière prescrivant impérativement leur direction aux intérêts vitaux, le travail professionnel ordinaire, accessible à chacun, peut prendre la place qui lui est assignée par le sage conseil de Voltaire. Il n'est pas possible d'apprécier de façon suffisante, dans le cadre d'une vue d'ensemble succincte, la significativité du travail pour l'économie de la libido. Aucune autre technique pour conduire sa vie ne lie aussi solidement l'individu à la réalité que l'accent mis sur le travail, qui l'insère sûrement tout au moins dans un morceau de la réalité, la communauté humaine. La possibilité de déplacer une forte proportion de composantes libidinales, composantes narcissiques, agressives et même érotiques, sur le travail professionnel et sur les relations humaines qui s'y rattachent, confère à celui-ci une valeur qui ne le cède en rien à son indispensabilité pour chacun aux fins d'affirmer et justifier son existence dans la société. L'activité professionnelle procure une satisfaction particulière quand elle est librement choisie, donc qu'elle permet de rendre utilisables par sublimation des penchants existants, des motions pulsionnelles poursuivies ou constitutionnellement renforcées. Et cependant le travail, en tant que voie vers le bonheur, est peu apprécié par les hommes. On ne s'y presse pas comme vers d'autres possibilités de satisfaction. La grande majorité des hommes ne travaille que poussée par la nécessité, et de cette naturelle aversion pour le travail qu'ont les hommes découlent les problèmes sociaux les plus ardus.
Esthétique de l'intensité
Garcia (Tristan)
La vie intense
2016
2016
Voir le texte
Ainsi l’« intensité esthétique » a-t-elle lentement éclipsé le canon classique de la beauté. En grande partie fantasmé par ceux qui le regrettent aujourd’hui, ce canon supposait la correspondance d’une représentation à un idéal préexistant. Cet idéal se trouvait régi par des lois de symétrie, d’harmonie et d’agrément. Toutes ces lois ont semblé à l’œil moderne une violence illégitime infligée à l’autonomie de l’image, de la musique ou du texte. Il n’était plus question de juger de la valeur d’une œuvre d’art suivant qu’elle répondait correctement ou non à l’idée de ce qu’elle devait être. Non, on espérait plutôt qu’une œuvre produise une expérience inédite et foudroyante chez le spectateur. Pensons aux happenings, à l’activisme viennois, au Living Theatre. Dans la plupart des disciplines, le but est devenu de dépasser la représentation par le choc de la présence des choses. Le spectateur cherche moins à goûter une représentation, en ce cas, qu’à être parcouru par le frisson de sentir l’excès incontrôlable de présence de ce qui se manifeste devant lui. Du même coup, il parvient à se sentir lui-même un peu plus et un peu mieux présent : il frissonne de retrouver le sens perdu de l’ici et du maintenant. Et l’idée s’est peu à peu imposée qu’une œuvre devrait être estimée à l’aune de son propre principe. L’esthétique moderne a consisté à rapporter le plus possible une œuvre ou une situation à leurs règles internes plutôt qu’à des conventions imposées de l’extérieur. De ce point de vue, rien n’est tout à fait comparable à quoi que ce soit d’autre : un visage, un paysage, un mouvement du corps ne se mesurent pas par rapport à un type prédéfini de visage, de paysage, de mouvement, sinon pour un esprit qu’on qualifiera de « néoclassique » ou de « réactionnaire », qui cherche encore des règles ou des lois de la beauté. Certes, les êtres peuvent être laids, disgracieux, inharmonieux ou faux au regard de telle ou telle norme culturelle. Mais on sait depuis longtemps que ces normes varient. Elles ne sont pas éternelles : elles se forment, elles deviennent périmées, elles périssent. Ce qui est jugé beau ici ne l’est pas là-bas, ce qui l’est maintenant était peut-être considéré comme laid hier, et le sera de nouveau demain. L’Occident a appris ou réappris avec le romantisme à apprécier la chose vulgaire aussi bien que la belle chose. Le difforme peut se renverser en gracieux, le grotesque en sublime. Il n’y a pas de critère absolu de la valeur d’une œuvre d’art qui tienne à son contenu. De l’horreur même, un artiste peut tirer de la magnificence. De l’ennui, il peut faire surgir une sorte de liesse ou d’euphorie paradoxales. De la fausseté et du mensonge, une sorte de vérité. Alors, comment juger ? Seul compte de déterminer si la chose est forte. Et encore la faiblesse peut-elle être aimée, louée, célébrée, si elle est puissamment faible. Si la médiocrité n’est pas médiocrement rendue par un ouvrage, elle trouve sa justification. Il n’y a donc plus de critère objectif du sentiment esthétique moderne, seulement un critère qui porte sur la manière : que la chose soit n’importe quoi, pourvu qu’elle le soit avec intensité.
Publicité, consommation et promesse d'intensité
Garcia (Tristan)
La vie intense
2016
2016
Voir le texte
Il suffit d’entendre les mots qui nous sont adressés quotidiennement par les marchandises que nous consommons. Dans le monde contemporain, la moindre proposition de plaisir est une petite promesse d’intensité : la publicité n’est rien d’autre que le langage articulé de cette griserie de la sensation. Ce qui nous est vendu, ce n’est pas seulement la satisfaction de nos besoins, c’est la perspective d’une perception augmentée et d’un progrès à la fois mesurable et inestimable d’un certain plaisir sensuel. Le chocolat (« intense 86 % »), l’alcool (« Intense Vodka »), les crèmes glacées (« Magnum intense »), les goûts et les fragrances, les parfums sont « intenses » ; on juge ainsi des expériences, des moments, des visages. Par un anglicisme de plus en plus fréquent, on affirme même de quelqu’un de remarquable qu’il est « intense ». On le dit aussi bien de tout ce qu’on a consommé de fort, de soudain et d’original. On pourrait croire que l’intensité relève donc du vocabulaire dominant du monde marchand. Mais pas seulement. Le terme a ceci d’étonnant qu’il est partagé par tous les camps. Les ennemis idéologiques qui s’affrontent sur la scène de notre époque ont au moins cet idéal en commun : la recherche d’une intensité existentielle. Libéraux, hédonistes, révolutionnaires, fondamentalistes ne s’opposent peut-être que sur le sens de cette intensité dont notre existence a besoin. La société de consommation et la culture hédoniste vendent des intensités de vie, mais les plus radicaux qui s’y opposent promettent aussi de l’intensité, une intensité inquantifiable cette fois et qui ne se marchande pas, un supplément d’âme que la société des biens matériels ne serait plus en mesure de fournir aux individus.
Désir mimétique et rivalité
Girard (René)
La Violence et le Sacré
1972
1972
Voir le texte
Dans tous les désirs que nous avons observés, il n'y avait pas seulement un objet et un sujet, il y avait un troisième terme, le rival, auquel on pourrait essayer, pour une fois, de donner la primauté. [...] Le sujet désire l'objet parce que le rival lui-même le désire. En désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable. Le rival est le modèle du sujet, non pas tant sur le plan superficiel des façons d'être, des idées, etc., que sur le plan plus essentiel du désir.
[...] Une fois que ses besoins primordiaux sont satisfaits, et parfois même avant, l'homme désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car
c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu
. Le sujet attend de cet autre qu'il lui dise ce qu'il faut désirer, pour acquérir cet être. Si le modèle, déjà doté, semble-t-il, d'un être supérieur désire quelque chose, il ne peut s'agir que d'un objet capable de conférer une plénitude d'être encore plus totale.
Ce n'est pas par des paroles, c'est par son propre désir que le modèle désigne au sujet l'objet suprêmement désirable
.
Nous revenons à une idée ancienne mais dont les implications sont peut-être méconnues;
le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle; il élit le même objet que ce modèle
.
Le mimétisme du désir enfantin est universellement reconnu. Le désir adulte n'est en rien différent, à ceci près que l'adulte, en particulier dans notre contexte culturel, a honte, le plus souvent, de se modeler sur autrui; il a peur de révéler son
manque d'être
. Il se déclare hautement satisfait de lui-même; il se présente en modèle aux autres; chacun va répétant : « Imitez-moi » afin de dissimuler sa propre imitation.
Deux désirs qui convergent sur le même objet se font mutuellement obstacle. Toute
mimesis
portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit.
La fonction du sacrifice
Girard (René)
La violence et le sacré
1972
1972
Voir le texte
Le sacrifice, ici, a une fonction réelle et le problème de la substitution se pose au niveau de la collectivité entière. La victime n'est pas substituée à tel ou tel individu particulièrement menacé, elle n'est pas offerte à tel ou tel individu particulièrement sanguinaire, elle est à la fois substituée et offerte à tous les membres de la société par tous les membres de la société.
C'est la communauté entière que le sacrifice protège de
sa
propre violence, c'est la communauté entière qu'il détourne vers des victimes qui lui sont extérieures
. Le sacrifice polarise sur la victime des germes de dissension partout répandus et il les dissipe en leur proposant un assouvissement partiel.
Si on refuse de voir dans sa théologie, c'est-à-dire dans l'interprétation qu'il donne de lui-même, le dernier mot du sacrifice, on s'aperçoit vite qu'à côté de cette théologie et en principe subordonné à elle, mais en réalité indépendant, au moins jusqu'à un certain point, il existe un autre discours religieux sur le sacrifice, qui a trait à sa fonction sociale et qui est beaucoup plus intéressant.
Pour confirmer la vanité du religieux, on fait toujours état des rites les plus excentriques, des sacrifices pour demander la pluie et le beau temps, par exemple. Cela existe assurément. Il n'y a pas d'objet ou d'entreprise au nom duquel on ne puisse offrir de sacrifice, à partir du moment, surtout, où le caractère social de l'institution commence à s'estomper. Il y a pourtant un dénominateur commun de l'efficacité sacrificielle, d'autant plus visible et prépondérant que l'institution demeure plus vivante. Ce dénominateur c'est la violence intestine; ce sont les dissensions, les rivalités, les jalousies, les querelles entre proches que le sacrifice prétend d'abord éliminer, c'est l'harmonie de la communauté qu'il restaure, c'est l'unité sociale qu'il renforce.
Le religieux canalise la violence
Girard (René)
La violence et le sacré
1972
1972
Voir le texte
Une fois qu'il n'y a plus de transcendance, religieuse, humaniste, ou de tout autre sorte, pour définir une violence légitime et garantir sa spécificité face à toute violence illégitime, le légitime et l'illégitisme de la violence sont définitivement livrés à l'opinion de chacun, c'est-à-dire à l'oscillation vertigineuse et à l'effacement. Il y a autant de violences légitimes désormais qu'il y a de violents, autant dire qu'il n'y en a plus du tout. Seule une transcendance quelconque, en faisant croire à une différence entre le sacrifice et la vengeance, ou entre le système judiciaire et la vengeance, peut tromper durablement la violence. (...)
Le religieux est donc loin d'être « inutile ». Il déshumanise la violence, il soustrait à l'homme sa violence afin de l'en protéger, faisant d'elle une menace transcendante et toujours présente qui exige d'être apaisée par des rites appropriés ainsi que par une conduite modeste et prudente. Le religieux libère vraiment l'humanité car il délivre les hommes des soupçons qui les empoisonneraient s'ils se remémoraient la crise telle qu'elle s'est réellement déroulée.
Penser religieusement, c'est penser le destin de la cité en fonction de cette violence qui maîtrise l'homme d'autant plus implacablement que l'homme se croit plus à même de la maîtriser. C'est donc penser cette violence comme surhumaine, pour la tenir à distance, pour renoncer à elle. Quand l'adoration terrifiée faiblit, quand les différences commencent à s'effacer, les sacrifices rituels perdent leur efficacité : ils ne sont plus agréés. Chacun prétend redresser lui-même la situation mais personne n'y parvient : le dépérissement même de la transcendance fait qu'il n'y a plus la moindre différence entre le désir de sauver la cité et l'ambition la plus démesurée, entre la piété la plus sincère et le désir de se diviniser.
Religion et violence
Girard (René)
Des choses cachées depuis la fondation du
monde
1978
1978
Voir le texte
Si la crise mimétique et le lynchage fondateur se produisent
réellement, s’il est vrai que les communautés humaines
peuvent se dissoudre et se dissolvent périodiquement dans la
violence mimétique pour se tirer d’affaire, in extremis, par la
victime émissaire, les systèmes religieux, en dépit des transfigurations
qui viennent de l’interprétation sacrée, reposent réellement
sur une observation aiguë des conduites qui entraînent les
hommes dans la violence ainsi que du processus étrange qui
peut y mettre fin. Ce sont ces conduites,
grosso modo
, qu’elles
interdisent, et c’est ce processus,
grosso modo
, qu’elles reproduisent
dans leurs rites. (...)
Le religieux violent n’aurait pas conservé jusqu’à ces dernières
années l’emprise prodigieuse qu’il a exercée sur
l’humanité pendant la quasi-totalité de son histoire, s’il n’y avait
rien d’autre en lui que les balivernes auxquelles on l’a ramené,
des philosophes rationalistes à la psychanalyse.
Sa puissance
vient de ce qu’il dit réellement aux hommes ce qu’il faut faire et
ne pas faire pour que les rapports restent tolérables au sein des
communautés humaines, dans un certain contexte culturel
.
Le sacré, c’est l’ensemble des postulats auxquels l’esprit
humain est amené par les transferts collectifs sur les victimes
réconciliatrices, au terme des crises mimétiques. Loin de constituer
un abandon à l’irrationnel, le sacré constitue la seule hypothèse
possible, pour les hommes, tant que ces transferts subsistent
dans leur intégrité.
Percevoir c'est interpréter
Goodman (Nelson)
Langages de l'art
1968
1968
Voir le texte
C'est toujours vieilli que l’œil aborde son activité, obsédé par son propre passé et par les insinuations anciennes et récentes de l'oreille, du nez, de la langue, des doigts, du cœur et du cerveau. Il ne fonctionne pas comme un instrument solitaire et doté de sa propre énergie, mais comme un membre soumis d'un organisme complexe et capricieux. Besoins et préjugés ne gouvernent pas seulement sa manière de voir mais aussi le contenu de ce qu'il voit. Il choisit, rejette, organise, distingue, associe, classe, analyse, construit. Il saisit et fabrique plutôt qu'il ne reflète; et les choses qu'il saisit et fabrique, il ne les voit pas nues comme autant d'éléments privés d'attributs, mais comme des objets, comme de la nourriture, comme des gens, comme des ennemis, comme des étoiles, comme des armes. Rien n'est vu tout simplement, à nu. Les mythes de l’œil innocent et du donné absolu sont de fieffés complices. Tout deux renforcent l'idée, d'où ils dérivent, que savoir consiste à élaborer un matériau brut reçu par les sens, et qu'il est possible de découvrir ce matériau brut soit au moyen de rites de purification, soit par une réduction méthodique de l'interprétation. Mais recevoir et interpréter ne sont pas des opérations séparables; elles sont entièrement solidaires. La maxime kantienne fait ici écho : l’œil innocent est aveugle et l'esprit vierge vide. De plus, on ne peut distinguer dans le produit fini ce qui a été reçu et ce qu'on a ajouté. On ne peut extraire le contenu en pelant les couches de commentaires.
La notion moderne de "travail"
Gorz (André)
Métamorphoses du Travail
1988
1988
Voir le texte
Ce que nous appelons "travail" est une invention de la modernité. La forme sous laquelle nous le connaissons, pratiquons, plaçons au centre de la vie individuelle et sociale, a été inventée, puis généralisée avec l'industrialisme. Le "travail" au sens contemporain, ne se confond ni avec les besognes, répétées jour après jour, qui sont indispensables à l'entretien et à la reproduction de la vie de chacun; ni avec le labeur, si astreignant soit-il, qu'un individu accomplit pour réaliser une tâche dont lui-même ou les siens sont les destinataires et les bénéficiaires; ni avec ce que nous entreprenons de notre chef, sans compter notre temps et notre peine, dans un but qui n'a d'importance qu'à nos propres yeux et que nul ne pourrait réaliser à notre place. S'il nous arrive de parler de "travail" à propos de ces activités - du travail ménager, du travail artistique, du "travail" d'autoproduction - c'est en un sens fondamentalement différent de celui qu'a le travail placé par la société au fondement de son existence, à la fois moyen cardinal et but suprême.
Car la caractéristique essentielle de ce travail-là - celui que nous "avons", "cherchons", "offrons" - est d'être une activité dans la sphère publique, demandée, définie, reconnue, utilisée par d'autres et, à ce titre, rémunérée par eux. C'est par le travail rémunéré que nous appartenons à la sphère publique, acquérons une existence et une identité sociale (c'est à dire une "profession"), sommes insérés dans un réseau de relations et d'échanges où nous nous mesurons aux autres et nous voyons conférés des droits sur eux en échange de nos devoirs envers eux.
Tous philosophes !
Gramsci
Textes
1932
1932
Voir le texte
Il faut détruire le préjugé très répandu que la philosophie est quelque chose de très difficile du fait qu'elle est l'activité intellectuelle propre d'une catégorie déterminée de savants spécialisés ou de philosophes professionnels ayant un système philosophique. Il faut donc démontrer en tout premier lieu que tous les hommes sont "philosophes", en définissant les limites et les caractères de cette "philosophie spontanée", propre à tout le monde, c'est-à-dire de la philosophie qui est contenue : 1) dans le langage même, qui est un ensemble de notions et de concepts déterminés et non certes exclusivement de mots grammaticalement vides de contenu. 2) dans le sens commun et le bon sens. 3) dans la religion populaire et donc également dans tout le système de croyances, de superstitions, opinions, façons de voir et d'agir qui sont ramassées généralement dans ce qu'on appelle le folklore.
Une fois démontré que tout le monde est philosophe, chacun à sa manière, il est vrai, et de façon inconsciente — car même dans la manifestation la plus humble d'une quelconque activité intellectuelle, le "langage" par exemple, est contenue une conception du monde déterminée —, on passe au second moment, qui est celui de la critique et de la conscience, c'est-à-dire à la question : est-il préférable de "penser" sans en avoir une conscience critique, sans souci d'unité et au gré des circonstances, autrement dit de "participer" à une conception du monde imposée mécaniquement par le milieu ambiant; ce qui revient à dire par un de ces nombreux groupes sociaux dans lesquels tout homme est automatiquement entraîné dès son entrée dans le monde conscient (et qui peut être son village ou sa province, avoir ses racines dans la paroisse et dans l' "activité intellectuelle" du curé ou de l'ancêtre patriarcal dont la "sagesse" fait loi, de la bonne femme qui a hérité de la science des sorcières ou du petit intellectuel aigri dans sa propre sottise et son impuissance à agir); ou bien est-il préférable d'élaborer sa propre conception du monde consciemment et suivant une attitude critique et par conséquent, en liaison avec le travail de son propre cerveau, choisir sa propre sphère d'activité, participer activement à la production de l'histoire du monde, être à soi-même son propre guide au lieu d'accepter, passivement et de l'extérieur, une empreinte imposée à sa propre personnalité ?
Art et imitation
Hegel
Esthétique
1818-1829
1818-1829
Voir le texte
L'opinion la plus courante qu'on se fait de la fin que se propose l'art, c'est qu'elle consiste à imiter la nature... Dans cette perspective, l'imitation, c'est-à-dire l'habileté à reproduire avec une parfaite fidélité les objets naturels, tels qu'ils s'offrent à nous, constituerait le but essentiel de l'art, et quand cette reproduction fidèle serait bien réussie, elle nous donnerait une complète satisfaction. Cette définition n'assigne à l'art que le but formel de refaire à son tour, aussi bien que ses moyens le lui permettent, ce qui existe déjà dans le monde extérieur, et de le reproduire tel quel. Mais on peut remarquer tout de suite que cette reproduction est du travail superflu, car ce que nous voyons représenté et reproduit sur les tableaux, à la scène ou ailleurs : animaux, paysages, situations humaines, nous le trouvons déjà dans nos jardins, dans notre maison ou parfois dans ce que nous tenons du cercle plus ou moins étroit de nos amis et connaissances. En outre, ce travail superflu peut passer pour un jeu présomptueux, qui reste bien en-deçà de la nature. Car l'art est limité dans ses moyens d'expression et ne peut produire que des illusions partielles, qui ne trompent qu'un seul sens; en fait, quand l'art s'en tient au but formel de la stricte imitation, il ne nous donne, à la place du réel et du vivant, que la caricature de la vie. (...)
On cite aussi des exemples d'illusions parfaites fournies par des reproductions artistiques. Les raisins peints par Zeuxis ont été donnés depuis l'Antiquité comme le triomphe de l'art et comme le triomphe de l'imitation de la nature, parce que des pigeons vivants vinrent les picorer. On pourrait rapprocher de ce vieil exemple, l'exemple plus récent du singe de Buttner, qui dévora une planche d'une précieuse collection d'histoire naturelle, laquelle figurait un hanneton, et qui fut pardonné par son maître pour avoir ainsi démontré l'excellence de la reproduction. Mais dans des cas de ce genre, on devrait au moins comprendre qu'au lieu de louer des œuvres d'art parce même des pigeons ou des singes s'y sont laissé tromper, il faudrait plutôt blâmer ceux qui croient avoir porté bien haut l'art, alors qu'ils ne savent lui donner comme fin suprême qu'une fin si médiocre. D'une façon générale, il faut dire que l'art, quand il se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature, et qu'il ressemble à un ver qui s'efforce en rampant d'imiter un éléphant.
Dans ces reproductions toujours plus ou moins réussies, si on les compare aux modèles naturels, le seul but que puisse se proposer l'homme, c'est le plaisir de créer quelque chose qui ressemble à la nature. Et de fait, il peut se réjouir de produire lui aussi, grâce à son travail, son habileté, quelque chose qui existe déjà indépendamment de lui. Mais justement, plus la reproduction est semblable au modèle, plus sa joie et son admiration se refroidissent, si même elles ne tournent pas à l'ennui et au dégoût. Il y a des portraits dont on dit spirituellement qu'ils sont ressemblants à vous donner la nausée. (...)
D'ailleurs cette joie que donne l'habileté à imiter ne peut jamais être que relative et il convient mieux à l'homme de trouver de la joie dans ce qu'il tire de son propre fond. En ce sens, l'invention technique la plus insignifiante a une valeur bien supérieure et l'homme a lieu d'être plus fier d'avoir inventé le marteau, le clou, etc., que de réaliser des chefs-d’œuvre d'imitation. (...) L'art doit donc se proposer une autre fin que l'imitation purement formelle de la nature; dans tous les cas, l'imitation ne peut produire que des chefs-d’œuvre de technique, jamais des œuvres d'art.
L'art et les apparences
Hegel
Esthétique
1818-1829
1818-1829
Voir le texte
Le contenu peut être tout à fait indifférent et ne présenter pour nous, dans la vie ordinaire, en dehors de sa représentation artistique, qu’un intérêt momentané. C’est ainsi, par exemple, que la peinture hollandaise a su recréer les apparences fugitives de la nature et en tirer mille et mille effets. Velours, éclats de métaux, lumière, chevaux soldats, vieilles femmes, paysans répandant autour d’eux la fumée de leurs pipes, le vin brillant dans des verres transparents, gars en vestes sales jouant aux cartes, tous ces sujets et des centaines d’autres qui, dans la vie courante, nous intéressent à peine – car nous-mêmes, lorsque nous jouons aux cartes ou lorsque nous buvons et bavardons des choses et d’autres, y trouvons des intérêts tout à fait différents – défilent devant nos yeux lorsque nous regardons ces tableaux. Mais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l’art, c’est justement cette apparence et cette manifestation des objets, en tant qu’œuvres de l’esprit qui fait subir au monde matériel, extérieur et sensible, une transformation en profondeur. Au lieu d’une laine, d’une soie réelles, de cheveux, de verres, de viandes et de métaux réels, nous ne voyons en effet que des couleurs ; à la place de dimensions totales dont la nature a besoin pour se manifester, nous ne voyons qu’une simple surface, et, cependant, l’impression que nous laissent ces objets peints est la même que celle que nous recevrions si nous nous trouvions en présence de leurs répliques réelles. (…) Grâce à cette idéalité, l’art imprime une valeur à des objets insignifiants en soi et que, malgré leur insignifiance, il fixe pour lui en en faisant son but et en attirant notre attention sur des choses qui, sans lui, nous échappaient complètement. L’art remplit le même rôle par rapport au temps et, ici encore, il agit en idéalisant. Il rend durable ce qui, à l’état naturel, n’est que fugitif et passager ; qu’il s’agisse d’un sourire instantané, d’une rapide contraction sarcastique de la bouche, ou de manifestations à peine perceptibles de la vie spirituelle de l’homme, ainsi que d’accidents et d’événements qui vont et viennent, qui sont là pendant un moment pour être oubliés aussitôt, tout cela l’art l’arrache à l’existence périssable et évanescente, se montrant en cela encore supérieur à la nature.
L'Etat réalise la liberté
Hegel
La raison dans l'histoire
1822-1830
1822-1830
Voir le texte
Parmi les erreurs qui passent pour des vérités établies et sont devenues des préjugés, nous rencontrons d'abord l'opinion que l'homme est libre naturellement, mais que dans la société, et dans l'État où il entre nécessairement en même temps, il doit restreindre cette liberté naturelle (...) En ce sens on admet un état de nature où l'homme est représenté en possession de ses droits naturels dans l'exercice illimité de sa liberté.
Mais la liberté n'est pas un état naturel et immédiat, elle doit plutôt être acquise ou conquise par la médiation de l'éducation du savoir et du vouloir. L'état de nature est plutôt l'état de l'injustice, de la violence, de l'instinct naturel déchaîné, des actions et des sentiments inhumains. La société et l’État imposent assurément des bornes, mais ce qu'ils limitent, ce sont ces sentiments, ces instincts bruts et plus tard les opinions et les besoins, les caprices et les passions que crée la civilisation. Cette limitation est due à la volonté consciente de la liberté telle qu'elle est en vérité selon la Raison. C'est de son concept que relèvent le droit et les mœurs. Le droit et les mœurs doivent imprégner la volonté sensible et la mater. L'éternel malentendu provient donc du concept [...] subjectif qu'on se fait de la liberté. Ainsi on confond la liberté avec les instincts, les désirs, les passions, le caprice et l'arbitraire des individus particuliers et l'on tient leur limitation pour une limitation de la liberté. Bien au contraire, cette limitation est la condition même de la délivrance : l’État et la société sont précisément les conditions dans lesquelles la liberté se réalise.
L'homme est esprit
Hegel
Esthétique
1818-1829
1818-1829
Voir le texte
Les choses de la nature n'existent qu'immédiatement et d'une seule façon, tandis que l'homme, parce qu'il est esprit, a une double existence; il existe d'une part au même titre que les choses de la nature, mais d'autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n'est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. Cette conscience de soi l'homme l'acquiert de deux manières : Primo, théoriquement, parce qu'il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis et penchants du cœur humain et d'une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qu'il tire de son propre fond que dans les données qu'il reçoit de l'extérieur. Deuxièmement, l’homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu'il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s'offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu'il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L'homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu'il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l'enfant; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l'eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité.
Le spectacle de l'histoire
Hegel
La Raison dans l'histoire
1822-1830
1822-1830
Voir le texte
Lorsque nous considérons ce spectacle des passions et les conséquences de leur déchaînement, lorsque nous voyons la déraison s’associer non seulement aux passions, mais aussi et surtout aux bonnes intentions et aux fins légitimes, lorsque l’histoire nous met devant les yeux le mal, l’iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu’ait produit le génie humain, lorsque nous entendons avec pitié les lamentations sans nom des individus, nous ne pouvons qu’être remplis de tristesse à la pensée de la caducité en général. Et étant donné que ces ruines ne sont pas seulement l’œuvre de la nature, mais encore de la volonté humaine, le spectacle de l’histoire risque à la fin de provoquer une affliction morale et une révolte de l’esprit du bien, si tant est qu’un tel esprit existe en nous. On peut transformer ce bilan en un tableau des plus terrifiants, sans aucune exagération oratoire, rien qu’en relatant avec exactitude les malheurs infligés à la vertu, l’innocence, aux peuples et aux États (...). On en arrive à une douleur profonde, inconsolable, que rien ne saurait apaiser. Pour la rendre supportable ou pour nous arracher à son emprise, nous nous disons : Il en a été ainsi; c’est le destin; on n’y peut rien changer; et fuyant la tristesse de cette douloureuse réflexion, nous nous retirons dans nos affaires, nos buts et nos intérêts présents, bref dans l’égoïsme qui, sur la rive tranquille, jouit en sûreté du spectacle lointain de la masse confuse des ruines. Cependant, dans la mesure où l’histoire nous apparaît comme l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des États et la vertu des individus, la question se pose nécessairement de savoir pour qui, à quelle fin ces immenses sacrifices ont été accomplis. C’est par cette question que nous commençâmes notre méditation. Or dans tous les faits troublants qui peuplent ce tableau, nous ne voulons voir que des moyens au service de ce que nous affirmons être la destination substantielle, la fin ultime absolue ou, ce qui revient au même, le véritable résultat de l’histoire universelle
Lois naturelles / lois juridiques
Hegel
Principes de la philosophie du droit
1820
1820
Voir le texte
Pour savoir ce qu’est une loi de la nature, il faut que nous ayons une connaissance de la nature, car ces lois sont exemptes d’erreur et ce sont seulement les représentations que nous en avons qui peuvent être fausses. La mesure de ces lois est en dehors de nous: notre connaissance n’y ajoute rien et ne les améliore pas. Il n’y a que la connaissance que nous en avons qui puisse s’accroître. La connaissance du droit est, par certains côtés, semblable à celle de la nature, mais, par d’autres côtés, elle ne l’est pas. Nous apprenons, en effet, à connaître les lois du droit telles qu’elles sont données. C’est plus ou moins de cette façon que le citoyen les connaît et le juriste qui étudie le droit positif1s’en tient, lui aussi, à ce qui est donné. Toutefois la différence consiste en ceci que, dans le cas des lois du droit, intervient l’esprit de réflexion et la diversité de ces lois suffit à nous rendre attentifs à ce fait que ces lois ne sont pas absolues. Les lois du droit sont quelque chose de posé, quelque chose qui provient de l’homme. La conviction intérieure peut entrer en conflit avec ces lois ou leur donner son adhésion. L’homme ne s’en tient pas à ce qui est donné dans l’existence, mais il affirme, au contraire, avoir en lui la mesure de ce qui est juste. Il peut sans doute être soumis à la nécessité et à la domination d’une autorité extérieure, mais il ne l’est pas comme dans le cas de la nécessité naturelle, car son intériorité lui dit toujours comment les choses doivent être, et c’est en lui-même qu’il trouve la confirmation ou la désapprobation de ce qui est en vigueur. Dans la nature, la vérité la plus haute est qu’il y a une loi; cela ne vaut pas pour les lois du droit où il ne suffit pas qu’une loi existe pour être admise.
L'être-au-monde du sujet
Heidegger
Être et temps
§25
1927
1927
Voir le texte
Le Dasein est d'abord et le plus souvent accaparé par son monde. (...)
Qui
est-ce donc qui est dans la quotidienneté le Dasein ?(...)
La réponse au "qui ?" se tire du je lui-même, du "sujet", du "soi-même". Il est cela qui, à travers la variation des comportements et des vécus, se maintient comme identique et reste par là en rapport avec cette multiplicité.(...)
Et qu'y a-t-il de plus indubitable que ceci : le je est un donné ? Et cet être donné n'exige-t-il pas pour être élaboré d'être pris à la source, abstraction faite de tout autre "donné", non seulement d'un "monde" étant mais bel et bien aussi de l'être d'autres "je" ? Peut-être cette manière de se donner qu'offre la simple, formelle, réflexive perception du je est-elle effectivement évidente. (...)
Et si cette sorte d'"autodonation" du Dasein était pour l'analytique existentiale une fausse piste et, à vrai dire, une tentation ayant son fondement dans l'être du Dasein lui-même ?(...) Et si la constitution du Dasein, selon laquelle il est chaque fois à moi, était la raison pour laquelle d'abord et la plupart du temps le Dasein
n'est pas soi-même
?(...) Le "je" doit être seulement entendu au sens d'une indication n'engageant à rien de plus,
indication formelle
de quelque chose qui, dans chaque contexte d'être phénoménal, peut éventuellement se révéler comme son "contraire". Mais ici "non-je" ne se ramène alors en aucune façon à l'étant par essence dénué d'"égoïté" mais signifie au contraire, un genre d'être déterminé du "je" lui-même, par exemple celui de s'être-soi-même-perdu.
Mais l'interprétation positive du Dasein donnée jusqu'ici interdit déjà elle aussi de prendre l'être-donné formel du je comme point de départ quand est visée une réponse phénoménalement satisfaisante à la question "qui ?".
La clarification de l'être-au-monde a montré qu'il n'y a pas d'emblée et que jamais non plus n'est donné un sujet dépourvu de tout monde. Et c'est ainsi qu'il n'est en définitive pas davantage donné d'emblée un je isolé sans les autres.
La centrale électrique et le vieux pont de bois
Heidegger
La question de la technique
1953
1953
Voir le texte
Quelle est donc l'essence de la technique moderne, pour que celle-ci puisse s'aviser d'utiliser les sciences exactes de la nature ?
Qu'est-ce que la technique moderne ? Elle aussi est un dévoilement. C'est seulement lorsque nous arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu'il y a de nouveau dans la technique moderne se montre à nous.
Le dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une production au sens de la
poièsis
. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée. Mais ne peut-on pas en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l'énergie de l'air en mouvement, ce n'est pas pour l'accumuler.
Une région, au contraire, est provoquée à l'extraction de charbon et de minerais. L'écorce terrestre se dévoile aujourd'hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais. Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait autrefois, alors que cultiver signifiait encore : entourer de haies et entourer de soins. Le travail du paysan ne pro-voque pas la terre cultivable. Quand il sème le grain, il confie la semence aux forces de croissance et il veille à ce qu'elle prospère. Dans l'intervalle, la culture des champs, elle aussi, a été prise dans le mouvement aspirant d'un mode de culture d'un autre genre, qui
requiert
la nature. Il la requiert au sens de la provocation. L'agriculture est aujourd'hui une industrie d'alimentation motorisée. L'air est requis pour la fourniture d'azote, le sol pour celle de minerais, le minerai par exemple pour celle d'uranium, celui-ci pour celle d'énergie atomique,laquelle peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation pacifique. (...)
La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s'enchaînant l'une l'autre à partir de la mise en place de l'énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi comme quelque chose de commis. La centrale n'est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l'autre. C'est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu'il est aujourd'hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l'est de par l'essence de la centrale. Afin de voir et de mesurer, ne fût-ce que de loin, l'élément monstrueux qui domine ici, arrêtons-nous un instant sur l'opposition qui apparaît entre les deux intitulés : "Le Rhin", muré dans l'usine d'
énergie
, et "Le Rhin", titre de cette œuvre d'
art
qu'est un hymne de Hölderlin. Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il ? Pas autrement que comme un objet pour lequel on passe une commande, l'objet d'une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué là-bas une industrie des vacances. (...) Aussi longtemps que nous nous représentons la technique comme un instrument, nous restons pris dans la volonté de la maîtriser. Nous passons à côté de l'essence de la technique. (...)
L'être de la technique menace le dévoilement, il menace de la possibilité que tout dévoilement se limite au commettre (...).
L'essence de la technique n'est rien de technique : c'est pourquoi la réflexion essentielle sur la technique et l'explication décisive avec elle doivent avoir lieu dans un domaine qui, d'une part, soit apparenté à l'essence de la technique et qui, d'autre part, n'en soit pas moins foncièrement différent d'elle.
L'art est un tel domaine.
La dictature du On
Heidegger
Être et temps
§27
1927
1927
Voir le texte
(...) Le Dasein se tient, en tant qu'être-en-compagnie quotidien, sous l'
emprise
des autres. Il n'
est
pas lui-même; l'être, les autres le lui ont confisqué. Le bon plaisir des autres dispose des possibilités d'être quotidiennes du Dasein. Par là ces autres ne sont pas des autres
déterminés
. Au contraire, chaque autre peut en tenir lieu. La seule chose décisive en pareil cas est que la domination des autres se remarque si peu que, sans s'en rendre compte, le Dasein en tant qu'être-avec l'a déjà reprise à son compte. On fait soi-même partie des autres et on renforce leur puissance. "Les autres", comme on les appelle pour camoufler l'essentielle appartenance à eux qui nous est propre, sont ceux qui, dans l'être-en-compagnie quotidien, d'abord et le plus souvent "sont là". Le qui, ce n'est ni celui-ci, ni celui-là, ni nous autres, ni quelques-uns, ni la somme de tous. Le "qui" est le neutre,
le on
.
(...) Dans l'usage des moyens publics de transport en commun et dans le recours à des organes d'information (journal), chaque autre équivaut l'autre. Cet être-en-compagnie fond complètement le Dasein qui m'est propre dans le genre d'être des "autres" à tel point que les autres s'effacent à force d'être indifférenciés et anodins. C'est ainsi, sans attirer l'attention, que le on étend imperceptiblement la dictature qui porte sa marque. Nous nous réjouissons et nous nous amusons comme
on
se réjouit; nous lisons, voyons et jugeons en matière de littérature et d'art comme
on
voit et juge; mais nous nous retirons aussi de la "grande masse" comme
on
s'en retire; nous trouvons "révoltant" ce que l'
on
trouve révoltant. Le on qui n'est rien de déterminé et que tous sont, encore que pas à titre de somme, prescrit le genre d'être à la quotidienneté.
Typologie des sciences
Hempel (Carl)
Éléments d’épistémologie
chap.1
1966
1966
Voir le texte
On peut diviser la recherche scientifique en deux grands domaines: les sciences empiriques et celles qui ne le sont pas. Les premières tentent d’explorer, de décrire, d’expliquer et de prévoir les événements du monde dans lequel nous vivons. Leurs énoncés doivent donc être confrontés à l’expérience, et on ne les accepte que s’ils sont confirmés par une évidence empirique. Celle-ci est obtenue de bien des manières: par expérimentation, par observation systématique, par entretien ou par enquête, par des tests psychologiques ou cliniques, par l’examen attentif de documents, d’inscriptions, de monnaies, de vestiges archéologiques, etc. Cette dépendance à l’égard des faits distingue les sciences empiriques de celles qui ne le sont pas, comme la logique ou les mathématiques abstraites, dont on démontre les propositions sans qu’il soit nécessaire d’invoquer l’expérience.
On divise souvent à leur tour les sciences empiriques en sciences de la nature et en sciences sociales. Cette division repose sur un critère bien moins clair que celui que nous invoquions pour distinguer la recherche empirique de celle qui ne l’est pas, et il y a des divergences sur le tracé de la frontière. D’habitude, on met sous la rubrique "science de la nature" la physique, la chimie, la biologie et les disciplines adjacentes; dans les sciences sociales, on inclut la sociologie, la science politique, l’ethnologie, l’économie, l’histoire et les disciplines qui leur sont liées. La psychologie est tantôt placée dans l’un des domaines, tantôt dans l’autre, et l’on dit souvent qu’elle est à cheval sur les deux.
Religion et modernité
Hervieu-Léger (Danièle)
"Religion et modernité"
dans La religion au lycée
1990
1990
Voir le texte
C’est un concept très délicat à manier et qui donne lieu à beaucoup de débats philosophiques, historiques et sociologiques. Je m’en tiendrai à quelques idées simples.
Ce qui caractérise la modernité
, c’est
l’affirmation par l’homme de son autonomie, de sa capacité de maîtriser son propre monde et la nature qui l’environne, de sa capacité de créer lui-même le cadre matériel et social dans lequel il vit
. L’avancée de la science et de la technique permet à l’homme moderne de
rationaliser le monde
: il en découvre les lois et les rouages, et il agit sur ces rouages pour orienter sa propre histoire. Dans ce processus, à l’œuvre en Occident depuis des siècles,
l’homme se découvre comme conscience et comme liberté (comme « sujet »)
: il échappe à la soumission à ces puissances surnaturelles qu’il croyait voir se manifester mystérieusement à travers les phénomènes naturels. Il entend fixer lui-même les lois et les normes auxquelles il accepte de se référer.
En se plaçant ainsi lui-même au centre de ce monde dont il se rend le maître, l’homme moderne le vide de son mystère
: il le « désenchante ». Bien sûr, l’homme moderne ignore encore beaucoup de choses, mais l’avancée de la science doit, en droit, résorber ce qui est encore incompréhensible ou inconnu. Bien sûr, il ne contrôle pas encore tout à fait la nature, mais, en droit, la technique devrait lui permettre de s’en rendre de plus en plus complètement maître : la modernité se développe à partir de ces deux grandes idées motrices. Les hommes modernes s’approprient (ou projettent de s’approprier) les qualités des dieux du passé : l’omniscience et la toute-puissance. Cette « divinisation » de l’homme qui se passe désormais des dieux fait écho à ce que le sociologue allemand Max Weber appelait le
« désenchantement » du monde
.
Tout est-il dit alors de la religion ?
(...) L’attente du Royaume de Dieu qui orientait la vie des hommes du passé en Occident s’est-elle entièrement résorbée dans la gestion du monde, ici et maintenant, et dans la confiance, purement séculière, dans les avancées prochaines du progrès ? Les choses ne sont pas tout à fait aussi simples. Car
ces avancées du progrès ne comblent pas entièrement les attentes humaines
. Chaque pas en avant fait surgir de nouvelles questions, de nouveaux possibles, et donc de nouvelles attentes. (...) Bien sûr, les hommes modernes, dans leur immense majorité, ne fondent plus leur espoir sur la certitude de la venue du Messie à la fin des temps. Mais, sur un mode qui n’est plus « religieux », ils continuent à vivre dans l’attente.
(...)
Il y a des périodes où les perspectives d’avenir paraissent très sombres, où les promesses de la modernité sont de moins en moins crédibles : c’est le cas des périodes de crise économique. Il y a aussi des moments où le changement technique et culturel prend un cours si rapide que beaucoup de gens se trouvent déstabilisés et perdus, sans repères, avec le sentiment qu’ils ne peuvent rien maîtriser de leur propre vie et qu’ils n’ont aucune prise sur les évolutions de la société.
Ce sentiment de vivre dans un monde complètement opaque devient plus aigu quand les avancées de la science et de la technique elles-mêmes introduisent dans la vie collective de nouvelles sources d’incertitude et donc de nouvelles peurs
. (...)
À cause de cette tension , que les hommes modernes essayent de résoudre, la religion a toujours sa place dans la société moderne
. À condition, bien entendu, d’entendre le mot « religion » dans un sens très large, comme le moyen dont les hommes se dotent pour donner une signification à cette tension. La croyance dans les pouvoirs illimités de la science, ou de la technique, ou de la Révolution, peut être considérée comme la « religion » même de la modernité. Mais il y a des moments où cette foi dans les pouvoirs de l’homme moderne est sérieusement mise à mal : parce que les découvertes scientifiques peuvent conduire à la destruction de la planète, parce que les révolutions ont débouché sur le totalitarisme, parce que le développement de l’économie, au lieu de rendre ceux qui en bénéficient plus libres, fait d’eux des intoxiqués de la consommation de masse, etc.
Dans ces circonstances, les hommes modernes tentent tant bien que mal de reconstruire des systèmes de significations qui leur permettraient de donner un sens à ce chaos
… Ils le font, le plus souvent, en « bricolant » diverses références, dont certaines viennent de la modernité elle-même, et dont d’autres sont empruntées à cet univers religieux que la sécularisation semblait avoir plus ou moins dissous. On assiste même, comme c’est le cas en ce moment, à des renouveaux spectaculaires, dans les pays les plus avancés, des grandes « religions historiques », et cela, même si l’influence directe des institutions religieuses dans la vie sociale continue de s’amenuiser. Ces « renouveaux religieux » ne surgissent pas en dehors de la modernité, ils en sont le produit.
Contre les délibérations en grandes assemblées - 2 -
Hobbes
Le Citoyen
ch.X
§11
1642
Voir le texte
Une autre raison pourquoi une grande assemblée est moins propre aux délibérations est, que chacun de ceux qui opinent est obligé d'user d'un long discours pour expliquer sa pensée, et de l'orner le plus qu'il pourra par son bien dire, afin de la rendre plus agréable à ceux qui l'écoutent et de conserver sa réputation. Or, est-il que c'est le métier de l'éloquence de faire paraître le bien et le mal, l'utile et le dommageable, l'honnête et le déshonnête, plus grands qu'ils ne sont en effet, et de faire passer pour juste ce qui ne l'est point, toutes les fois et quantes que l'orateur estime que cela sert à son intention. Et c'est ce qu'on nomme persuader, et d'où l'on prise les personnes éloquentes. En effet, bien que l'orateur fasse semblant de vouloir raisonner, il ne s'en acquitte qu'à demi, et la plupart de ses raisonnements peu solides sont établis sur de faux principes, qui n'ont que quelque apparence, et sur des opinions vulgaires, qui sont presque toutes fausses; aussi il ne se propose pas de pénétrer dans la nature des choses, mais d'accommoder son discours aux passions de ceux qu'il veut émouvoir. D'où il arrive que les jugements ne se forment guère sur les maximes du bon sens et de la droite raison; mais sortent en désordre, poussés d'un aveugle mouvement de l'âme. En quoi il faut que j'excuse l'
orateur
et que j'avoue que ce défaut est de l'
éloquence
plutôt que de lui en particulier. Car les rhétoriciens nous apprennent que l'éloquence ne regarde pas à la vérité comme à son but (si ce n'est par accident), mais à la victoire; et que sa profession n'est pas d'enseigner les hommes, mais de les persuader.
La guerre de chacun contre chacun
Hobbes
Léviathan
ch. 13
1651
1651
Voir le texte
Aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun. Car la guerre ne consiste pas seulement dans la bataille et dans des combats effectifs; mais dans un espace de temps où la volonté de s'affronter en des batailles est suffisamment avérée : on doit par conséquent tenir compte, relativement à la nature de la guerre, de la notion de durée, comme, comme on en tient compte, relativement à la nature du temps qu'il fait. De même en effet que la nature du mauvais temps ne réside pas dans une ou deux averses, mais dans une tendance qui va dans ce sens, pendant un grand nombre de jours consécutifs, de même la nature de la guerre ne consiste pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant dans ce sens, aussi longtemps qu'il n'y a pas assurance du contraire. Tout autre temps se nomme
Paix
.
C'est pourquoi toutes les conséquences d'un temps de guerre où chacun est l'ennemi de chacun, se retrouvent aussi en un temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle dont les munissent leur propre force ou leur propre ingéniosité. Dans un tel état, il n'y a pas de place pour une activité industrieuse, parce que le fruit n'en est pas assuré; et conséquemment il ne s'y trouve ni agriculture, ni navigation, ni usage des richesses qui peuvent être importées par mer; pas de constructions commodes; pas d'appareils capables de mouvoir ou d'enlever les choses qui pour se faire exigent beaucoup de force; pas de connaissance de la face de la terre; pas de computation du temps; pas d'arts, pas de lettres; pas de société; et ce qui est pire que tout, la crainte et le risque continuels d'une mort violente; la vie de l'homme est alors solitaire, besogneuse, pénible, quasi-animale et brève.
La nature de l'homme appelle la culture
Hume
Traité de la nature humaine
Livre III
partie II
1739
Voir le texte
Il semble, à première vue, que de tous les animaux qui peuplent le globe terrestre, il n'y en ait pas un à l'égard duquel la nature ait usé de plus de cruauté qu'envers l'homme : elle l'a accablé de besoins et de nécessités innombrables et l'a doté de moyens insuffisants pour y subvenir. Chez les autres créatures, ces deux éléments se compensent l'un l'autre. Si nous regardons le lion en tant qu'animal carnivore et vorace, nous aurons tôt fait de découvrir qu'il est très nécessiteux, mais si nous tournons les yeux vers sa constitution et son tempérament, son agilité, son courage, ses armes et sa force, nous trouverons que ces avantages, sont proportionnés à ses besoins. Le mouton et le bœuf sont privés de tous ces avantages, mais leurs appétits sont modérés et leur nourriture est d'une prise facile. Il n'y a que chez l'homme que l'on peut observer à son plus haut degré d'achèvement cette conjonction de la faiblesse et du besoin. Non seulement la nourriture, nécessaire à sa subsistance, disparaît quand il la recherche et l'approche, ou, au mieux, requiert son labeur pour être produite, mais il faut qu'il possède vêtements et maison pour se défendre des dommages du climat : pourtant, à la considérer seulement en lui-même il n'est pourvu ni d'armes, ni de force, ni d'autres capacités naturelles qui puissent à quelque degré répondre à tant de besoins. Ce n'est que par la société qu'il est capable de suppléer à ses déficiences et de s'élever à une égalité avec les autres créatures, voire d'acquérir une supériorité sur elles par la société, toutes ses infirmités sont compensées et bien qu'en un tel état ses besoins se multiplient sans cesse, néanmoins ses capacités s'accroissent toujours plus et le laissent, à tous points de vue, plus satisfait et plus heureux qu'il ne pourrait jamais le devenir dans sa condition sauvage et solitaire.
La superstition et les prêtres
Hume
Traité de la nature humaine
1739
1739
Voir le texte
Ma première réflexion est que la superstition favorise la puissance des prêtres alors que l'enthousiasme s'y oppose autant et même plus que la saine raison ou la philosophie. La superstition, qui est fondée sur la crainte, la tristesse, l'abattement, conduit l'homme à se représenter sous des couleurs si méprisables, qu'il se trouve lui-même indigne d'approcher de la présence divine et que, naturellement, il cherche un recours auprès de quelque autre personne, qui, par la sainteté de sa vie ou peut-être par son impudence et sa fourberie, passe pour plus favorisée par la divinité. C'est à ce genre de personnes que les superstitieux confient leurs dévotions; c'est à leurs soins qu'ils recommandent leurs prières, leurs demandes, leurs sacrifices; et c'est par leur intermédiaire qu'ils espèrent rendre leurs requêtes dignes d'être acceptées par leur dieu courroucé. De là l'origine des prêtres, qu'on peut regarder avec raison comme l'invention d'une superstition vile et craintive, qui toujours défiante d'elle-même n'ose pas élever en offrande ses propres dévotions mais croit par ignorance se recommander à la divinité grâce à la méditation de ses soit-disant amis et serviteurs. Comme la superstition forme une part considérable de presque toutes les religions, et même des plus fanatiques, et qu'il n'y a rien sinon la philosophie qui soit capable de triompher complètement de ces terreurs inexplicables, il s'ensuit qu'on trouvera des prêtres dans presque toutes les sectes religieuses et que leur autorité sera toujours proportionnelle au plus ou moins de superstition qui y règne.
Le moi comme fiction
Hume
Traité de la nature humaine
1739
1739
Voir le texte
Il y a certains philosophes qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi ; que nous sentons son existence et sa continuité d'existence ; et que nous sommes certains, plus que par l'évidence d'une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j'appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d'ombre, d'amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi longtemps, je n'ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n'existe pas. Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu'il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant.
Si quelqu'un pense, après une réflexion sérieuse et impartiale, qu'il a, de
lui-même
, une connaissance différente, il me faut l'avouer, je ne peux raisonner plus longtemps avec lui. (...) Peut-être peut-il percevoir quelque chose de simple et de continu qu'il appelle
lui
: et pourtant je suis sûr qu'il n'y a pas en moi de pareil principe.
Mais, si je laisse de côté quelques métaphysiciens de ce genre, je peux m'aventurer à affirmer du reste des hommes qu'ils ne sont rien qu'un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent les unes aux autres avec une rapidité inconcevable et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuels. (...) L'esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font successivement leur apparition ; elles passent, repassent, glissent sans arrêt et se mêlent en une infinie variété de conditions et de situations.
Il n'y a proprement en lui ni
simplicité
à un moment, ni
identité
dans les différents moments, quelque tendance naturelle que nous puissions avoir à imaginer cette simplicité et cette identité. La comparaison du théâtre ne doit pas nous égarer. Ce sont les seules perceptions successives qui constituent l'esprit ; nous n'avons pas la connaissance la plus lointaine du lieu où se représentent ces scènes ou des matériaux dont il serait constitué.
Nature et morale
Hume
Traité de la nature humaine
III
"La morale"
1740
Voir le texte
On peut alors demander, en général et à propos de cette peine ou de ce plaisir qui distinguent le bien et le mal : de quels principes procèdent-ils et d'où viennent-ils, dans l'esprit humain ? À cela je réponds d'abord qu'il est absurde d'imaginer que dans chaque cas particulier ces sentiments sont produits par une qualité originelle et une disposition primitive. Car, puisque le nombre de nos devoirs est en quelque sorte infini, il est impossible que nos instincts originels se déploient jusqu'à chacun d'entre eux et impriment dans l'esprit, dès notre toute première enfance, toute la multitude de préceptes que contient le système d'éthique le plus achevé. Une telle façon de procéder n'est pas compatible avec les maximes habituelles qui mènent la nature, selon lesquelles un petit nombre de principes produisent toute cette variété que nous observons dans l'univers et où tout est conduit de la manière la plus simple et la plus facile. Il est donc nécessaire de réduire ces impulsions primitives et de trouver les principes plus généraux sur lesquels soient fondées toutes nos notions de la morale.
Mais, en second lieu, dans le cas où l'on demanderait s'il nous faut chercher ces principes dans la nature ou si nous devons leur chercher une autre origine, je répliquerais que notre réponse à cette question dépend de la définition du mot nature et qu'il n'y pas de mot plus équivoque et ambigu. Si l'on oppose la nature aux miracles, non seulement la distinction entre le vice et la vertu est naturelle, mais aussi chaque événement qui a jamais eu lieu dans le monde, à l'exception de ces miracles sur lesquels notre religion se fonde. En disant dès lors que les sentiments du vice et de la vertu sont naturels en ce sens, nous ne faisons pas une découverte bien extraordinaire.
Mais la nature peut aussi être opposée au rare et à l'inhabituel et, en ce sens courant du mot, des discussions peuvent fréquemment surgir quant à ce qui est naturel et à ce qui ne l'est pas, et l'on peut affirmer d'une manière générale que nous ne sommes pas en possession de quelque critère très précis qui nous permette de clore ces débats. Le fréquent et le rare dépendent du nombre d'exemples que nous avons observés et, comme ce nombre est susceptible d'augmenter ou de diminuer par degrés, il sera impossible de déterminer des frontières exactes entre ces deux notions. Nous pouvons seulement affirmer sur ce chapitre que, s'il y eût jamais quelque chose qui puisse être appelé naturel en ce sens, assurément les sentiments de la moralité le peuvent, puisqu'il n'y a jamais eu une nation du monde, ni une seule personne en aucune nation qui en fût absolument privée et qui ne montrât jamais, en aucun cas, la moindre approbation ou le moindre rejet de certaines mœurs. Ces sentiments sont enracinés dans notre constitution et dans notre disposition au point qu'il est impossible de les arracher et de les détruire, sauf si la maladie ou la folie bouleversent entièrement l'esprit.
Mais la nature peut également être opposée à l'artifice, aussi bien qu'à ce qui est rare et inhabituel ; et en ce sens, on peut discuter pour savoir si les notions de la vertu sont naturelles ou non. Nous oublions volontiers que les desseins, les projets et les manières de voir des hommes sont des principes aussi nécessaires dans leur façon d'opérer que le chaud et le froid, l'humide et le sec ; mais, les prenant pour libres et entièrement nôtres, il nous est habituel de les opposer aux autres principes de la nature. Par conséquent, si l'on demandait si le sens de la vertu est naturel ou artificiel, mon opinion est qu'il m'est en ce moment impossible de donner une réponse précise à cette question. Peut-être apparaîtra-t-il, par la suite, que notre sens de certaines vertus est artificiel et celui d'autres vertus, naturel. La discussion de cette question sera plus opportune quand nous en viendrons à examiner le détail précis de chaque vertu et de chaque vice particulier.
En attendant, il ne peut être déplacé de remarquer, d'après ces définitions du naturel et du non-naturel, que rien ne peut être plus antiphilosophique que ces systèmes qui affirment que la vertu est identique à ce qui est naturel et le vice, à ce qui ne l'est pas. Car au premier sens du mot « nature », en tant qu'on l'oppose aux miracles, le vice et la vertu sont tous deux également naturels, et au deuxième sens, opposé à ce qui est inhabituel, il se peut que l'on découvre que la vertu est ce qu'il y a de moins naturel. Il faut au moins concéder que la vertu héroïque est aussi peu naturelle que la barbarie la plus cruelle, car elle est aussi inhabituelle. Pour ce qui est du troisième sens du mot, il est certain que le vice et la vertu sont tous deux également artificiels et différents de la nature. En effet, bien que l'on puisse discuter pour savoir si les idées du mérite ou du démérite qu'il y a dans certaines actions sont naturelles ou artificielles, il est évident que les actions elles-mêmes sont artificielles et accomplies avec un certain dessein et une certaine intention, sinon elles n'auraient jamais pu être rangées sous l'une ou l'autre de ces appellations. Il est donc impossible que les caractères de naturel ou de non-naturel puissent jamais,en quelque sens que ce soit, tracer les frontières entre le vice et la vertu.
Vérités de raison / Vérités de fait
Hume
Enquête sur l'entendement humain
1748
1748
Voir le texte
Tous les objets sur lesquels s’exerce la raison humaine ou qui sollicitent nos recherches se répartissent naturellement en deux genres : les
relations d’idées
et les
choses de fait
. Au premier genre appartiennent les propositions de la géométrie, de l’algèbre et de l’arithmétique, et, en un mot, toutes les affirmations qui sont intuitivement ou démonstrativement certaines. Cette proposition :
le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés
, exprime une relation entre ces éléments géométriques. Cette autre :
trois fois cinq égalent la moitié de trente
, exprime une relation entre ces nombres. On peut découvrir les propositions de ce genre par la simple activité de la pensée et sans tenir compte de ce qui peut exister dans l’univers. N’y eût-il jamais eu dans la nature de cercle ou de triangle, les propositions démontrées par Euclide n’en garderaient pas moins toujours leur certitude et leur évidence.
Les choses de fait, qui constituent la seconde classe d’objets sur lesquels s’exerce la raison humaine, ne donnent point lieu au même genre de certitude; et quelque qu’évidente que soit pour nous leur vérité, cette évidence n’est pas de même nature que la précédente. Le contraire d’une chose de fait ne laisse point d’être possible, puisqu’il ne peut impliquer contradiction, et qu’il est conçu par l’esprit avec la même facilité et la même distinction que s’il était aussi conforme qu’il se pût à la réalité. Une proposition comme celle-ci :
le soleil ne se lèvera pas demain
, n’est pas moins intelligible et n’implique pas davantage contradiction que cette autre affirmation :
il se lèvera
. C’est donc en vain que nous tenterions d’en démontrer la fausseté. Si elle était fausse démonstrativement, elle impliquerait contradiction, et jamais l’esprit ne pourrait la concevoir distinctement.
La science et les mythes
Jacob (François)
Entretien
"L'évolution sans projet"
in Le Darwinisme aujourd'hui
1979
Voir le texte
Je crois que le cerveau humain a une exigence fondamentale : celle d'avoir une représentation unifiée et cohérente du monde qui l'entoure, ainsi que des forces qui animent ce monde. Les mythes, comme les théories scientifiques, répondent à cette exigence humaine. Dans tous les cas, et contrairement à ce qu'on pense souvent, il s'agit d'expliquer ce qu'on voit par ce qu'on ne voit pas, le monde visible par un monde invisible qui est toujours le produit de l'imagination. Par exemple, on peut regarder la foudre comme l'expression de la colère divine ou comme une différence de potentiel entre les nuages et la Terre ; on peut regarder une maladie comme le résultat d'un sort jeté à une personne, ou comme le résultat d'une infection virale, mais, dans tous les cas, ce qu'on invoque comme cause ou système d'explication, ce sont des forces invisibles qui sont censées régir le monde. Par conséquent, qu'il s'agisse d'un mythe ou d'une théorie scientifique, tout système d'explication est le produit de l'imagination humaine. La grande différence entre mythe et théorie scientifique, c'est que le mythe se fige. Une fois imaginé, il est considéré comme la seule explication du monde possible. Tout ce qu'on rencontre comme événement est interprété comme un signe qui confirme le mythe. Une théorie scientifique fonctionne de manière différente. Les scientifiques s'efforcent de confronter le produit de leur imagination (la théorie scientifique) avec la «réalité», c'est-à-dire l'épreuve des faits observables. De plus, ils ne se contentent pas de récolter des signes de sa validité, ils s'efforcent d'en produire d'autres, plus précis, en la soumettant à l'expérimentation. Et les résultats de celle-ci peuvent s'accorder ou non à la théorie. Et si l'accord ne se fait pas, il faut jeter la théorie et en trouver une autre. Ainsi le propre d'une théorie scientifique est d'être tout le temps modifiée ou amendée.
Peut-on définir la vie ?
Jacob (François)
Qu'est-ce que la vie ?
2000
2000
Voir le texte
Pour inaugurer dignement l'an 2000, (...) on m'a demandé de répondre à la question : qu'est-ce que la vie ?
Cette question me paraît d'autant plus appropriée qu'elle n'a pas de réponse
. Depuis qu'il y a des hommes et qu'ils pensent, ils ont dû se poser une telle question. Chacun apprend rapidement qu'il est, tôt ou tard, destiné à mourir. Chacun a vu des animaux ou des humains morts. Chacun sait que la vie est un état éphémère. Chacun voudrait bien savoir en quoi il consiste. Le malheur est qu'
il est particulièrement difficile, sinon impossible, de définir la vie
. C'est un peu comme le temps. Chacun a son idée intuitive de ce qu'est le temps. Mais quand il faut le définir, on y arrive rarement. (...)
Longtemps savants et philosophes ont cherché à élucider la nature de la vie. L'idée de vie suggérait l'existence de quelque substance ou de quelque force spéciale. On pensait que la "matière vivante", comme on disait alors, différait de la matière ordinaire par une substance ou une force qui lui donnait des propriétés particulières. Et pendant des siècles, on a cherché à découvrir cette substance ou cette force vitale. En réalité
la vie est un processus, une organisation de la matière. Elle n'existe pas en tant qu'entité indépendante qu'on pourrait caractériser
. On peut donc faire l'étude du processus ou de l'organisation, mais pas de l'idée abstraite de la vie. On peut tenter de décrire, on peut tenter de définir ce qu'est un organisme vivant. On peut chercher à établir la ligne de démarcation entre vivant et non vivant. Mais
il n'y a pas de "matière vivante"
. Il y a de la matière qui compose les êtres vivants et cette matière n'a pas de propriété particulière que n'aurait pas ce qui compose les corps inertes.
Définition pragmatique de la vérité
James (William)
Le pragmatisme
Deuxième leçon
1907
1907
Voir le texte
Lorsqu'on a découvert les premiers exemples d'uniformité mathématique, logique et naturelle,
les premières lois, les hommes ont été tellement ravis par la limpidité, la beauté et la simplicité qui en
résultaient qu'
ils ont cru avoir déchiffré pour de bon les pensées éternelles du Tout-Puissant
. Son esprit
tonnait et résonnait à coups de syllogismes. Lui aussi pensait sections coniques, carrés, racines et proportions
selon la géométrie euclidienne. Il soumettait les planètes aux lois de Kepler, il rendait la vitesse proportionnelle
à la durée pour la chute des corps; il établissait la loi des sinus afin que la lumière réfractée lui obéît;
il mettait en place les classes, les ordres, les familles et les genres pour les plantes et les animaux et fixait
les distances qui devaient les séparer. (...)
Mais avec le développement des sciences, l'idée s'est répandue que la plupart de nos lois, sinon toutes, n'étaient
que des approximations
. De plus, les lois elles-mêmes sont devenues si nombreuses qu'on ne peut plus les compter
et il existe tant de formules rivales dans toutes les branches de la science que les chercheurs se sont faits
à l'idée qu'
aucune théorie ne rend compte de façon absolument fidèle de la réalité
, mais que toutes peuvent
se révéler
utiles
à un moment donné. Leur grand mérite est de
récapituler les faits connus pour nous
porter vers de nouveaux faits
. Elles ne sont qu'un
langage humain
, une sténographie conceptuelle comme
on a dit, qui nous permet d'exprimer
nos
observations sur
la
nature. Or, comme chacun sait,
les langues offrent une grande diversité de moyens pour s'exprimer et de nombreux dialectes.
Et voilà comment l'arbitraire humain a évacué la nécessité divine de la logique scientifique. Si
j'évoque les noms de Sigwart, Mach, Ostwald, Pearson, Milhaud, Poincaré, Duhem, Ruyssen, les étudiants
reconnaîtront tout de suite le courant dont je parle (...).
MM. Schiller et Dewey sont aujourd'hui à la tête de ce courant de la logique scientifique, avec leur
appréhension pragmatique de ce que la vérité signifie
dans tous les cas. Ces maîtres déclarent
que partout, dans nos idées et nos croyances, la "vérité" signifie la même chose que dans la science.
Elle n'a d'autre signification, selon eux, que celle-ci :
les idées (qui ne sont elles-mêmes que des parties
de notre expérience) deviennent vraies dans la seule mesure où elles nous permettent d'établir une relation
satisfaisante avec d'autres parties de notre expérience
, de les rassembler et de passer de l'une à l'autre
grâce à des raccourcis conceptuels plutôt que de suivre la succession infinie des particuliers.
Toute idée qui nous porte, pour ainsi dire, toute idée qui nous mène avec bonheur d'une partie de notre
expérience à une autre, qui établit des liens satisfaisants entre les choses, et
fonctionne
de
manière fiable, simplifie la tâche et nous épargne du travail - cette idée est vraie dans cette mesure,
et dans cette seule mesure, vraie à titre d'
instrument
. C'est la
vision "instrumentale" de la
vérité (...), c'est l'idée (...) selon laquelle la vérité de nos idées réside dans le fait qu'elles
"fonctionnent".
Vérité et vérification
James (William)
Le pragmatisme
1907
1907
Voir le texte
Prenons, par exemple, cet objet, là-bas, sur le mur. Pour vous et pour moi, c’est une horloge et pourtant aucun de nous n’a vu le mécanisme caché qui fait que c’est bien une horloge. Nous acceptons cette idée comme vraie, sans rien faire pour la vérifier. Si la vérité est essentiellement un processus de vérification, ne devrions-nous pas regarder comme nées avant terme des vérités non vérifiées comme celle-ci ? Non, car elles forment l’écrasante majorité des vérités qui nous font vivre. Tout « passe », tout compte également, en fait de vérification, qu’elle soit directe ou qu’elle ne soit qu’indirecte. Que le témoignage des circonstances soit suffisant, et nous marchons sans avoir besoin du témoignage de nos yeux. Quoique n’ayant jamais vu le Japon, nous admettons tous qu’il existe, parce que cela nous réussit d’y croire, tout ce que nous savons se mettant d’accord avec cette croyance, sans que rien se jette à la traverse ; de même, nous admettons que l’objet en question est une horloge. Nous nous en servons comme d’une horloge, puisque nous réglons sur lui la durée de cette Leçon. Dire que notre croyance est vérifiée, c’est dire, ici, qu’elle ne nous conduit à aucune déception, à rien qui nous donne un démenti. Que l’existence des rouages, des poids et du pendule soit vérifiable, c’est comme si elle était vérifiée. Pour un cas où le processus de la vérité va jusqu’au bout, il y en a un million dans notre vie où ce processus ne fonctionne qu’ainsi, à l’état naissant. Il nous oriente vers ce qui serait une vérification ; nous mène dans ce qui est l’entourage de l’objet ; alors, si tout concorde parfaitement, nous sommes tellement certains de pouvoir vérifier, que nous nous en dispensons ; et les événements, d’ordinaire, nous donnent complètement raison.
En fait, la vérité vit à crédit, la plupart du temps. Nos pensées et nos croyances « passent » comme monnaie ayant cours, tant que rien ne les fait refuser, exactement comme les billets de banque tant que personne ne les refuse. Mais tout ceci sous-entend des vérifications, expressément faites quelque part, des confrontations directes avec les faits – sans quoi tout notre édifice de vérités s’écroule, comme s’écroulerait un système financier à la base duquel manquerait toute réserve métallique.
La dinde inductiviste de Bertrand Russell
Jollien (Alexandre)
Le Nouvelliste
samedi 8 janvier 2005
samedi 8 janvier 2005
Voir le texte
Il était une fois une dinde particulièrement douée pour la logique. Le philosophe anglais Bertrand Russell rapporte le fabuleux destin d’une dinde inductiviste. Rappelons-nous: l’induction est un procédé logique qui consiste à établir une règle à partir d’une série d’expériences consécutives. Par exemple, je vois que chaque matin le soleil se lève à l’est pour se coucher à l’ouest, j’en conclus que de toute éternité, mon soleil tracera dans le ciel le même itinéraire.
Revenons à notre dinde. Russell nous enseigne que sitôt arrivée à la ferme, la dinde prit bonne note que le maître de maison la nourrissait chaque matin sur le coup de 9 heures. L’animal, fort prudent, se garda bien de conclure trop promptement et préféra attendre que l’expérience se répète durablement. Les jours suivirent et confirmèrent effectivement la régularité du fermier. Qu’il neige, vente, ou pleuve, celui-ci, pas une fois, ne manquait à sa tâche. Dame dinde était nourrie, et fort généreusement, à 9 heures précises chaque matin. Quelle joie s’emparait du gallinacé lorsque s’approchait l’instant de la pitance ! Chaque matin, la dinde se fendait de vocalises pour célébrer la ripaille. Sa reconnaissance grandissait à mesure que se vidaient ses gamelles.
Vint le jour de Noël. La dinde salivait déjà depuis de longues minutes. Le regard fixe, elle guettait l’arrivée de sa nourrice. Dans sa tête, mille raisonnements fusaient. L’inductiviste, tout à son aise, si habile à manier ses observations, attendait de plein droit son repas. Or, la logique de dame dinde avait ses failles. Ou mieux, elle ne s’appliquait pas nécessairement à la réalité. 9 heures sonnèrent donc sans rien à béqueter. Le bec vide, elle attendait toujours. Le pire advint. Le soir, feu la dinde devait mijoter dans une marmite tandis qu’on entendait des «joyeux Noël». Telle furent les heurts et le malheur de la logicienne.
La vie n'existe pas !
Kahane (Ernest)
La vie n'existe pas !
1962
1962
Voir le texte
L’observation scientifique nous montre des êtres vivants, de la matière vivante, des phénomènes vitaux, et nous nous empressons, pour en définir et en étudier les caractères.
Rien ne nous autorise à penser qu’ils soient subordonnés à l’intervention d’un souffle,
d’un principe quelconque, irréductible aux lois du monde matériel et à leur interprétation scientifique
.
Notre méthode est basée sur l’économie des moyens. Elle veut qu’on fasse appel à une notion spéciale ou supplémentaire que
comme dernier recours, si elle s’impose avec évidence ou si elle est nécessaire pour la construction d’un système, et seulement
lorsqu’on est prêt d’être armé pour la confronter à l’expérience.
Notre connaissance des phénomènes de la vie s’améliore suffisamment pour que nous commencions à connaître leurs caractères, et
pour que nous voyions leur spécificité dans la subordination à un édifice matériel d’une complexité et d’une délicatesse
prodigieuses. En dehors de tels édifices, nous ne voyons aucune manifestation des phénomènes de la vie, et nous en arrivons à
considérer les actes vitaux comme étant à la fois la condition et la conséquence de l’évolution qui a conduit à ces structures. (...)
Jusqu’à preuve du contraire, il n’existe aucun principe vital, aucun fluide vital, aucune force vitale
. (...) Nous pourrions renoncer à
utiliser le terme de vie pour caractériser ce mode d’existence et de fonctionnement, ce mode supérieur de mouvement de la matière,
et c’est dans ce sens que nous produisons l’assertion paradoxale :
la vie n’existe pas
. Libre à nous cependant de désigner sous le
nom de vie l’ensemble des manifestations particulières au degré élevé d’organisation que présentent les êtres vivants, et dans ce
sens, nous reconnaissons comme une évidence que
la vie existe
.
Démonstration mathématique et connaissance philosophique
Kant
Critique de la raison pure
1781
1781
Voir le texte
Seule une preuve apodictique, en tant qu'elle est intuitive, peut s'appeler démonstration.
L'expérience nous enseigne sans doute ce qui est, mais non point que cela ne pourrait en aucun cas être autrement
. C'est pourquoi des arguments empiriques ne peuvent fournir nulle preuve apodictique. (...)
Seule la mathématique contient donc des démonstrations
, parce qu'elle dérive sa connaissance non de concepts, mais de la construction de ceux-ci, c'est-à-dire de l'intuition qui peut être donnée a priori comme correspondant aux concepts. (...) Par opposition, la connaissance philosophique doit se passer de cet avantage (...). Ce pourquoi je donnerais plus volontiers aux preuves philosophiques le nom de preuves acroamatiques (discursives) que celui de démonstrations, parce qu'elles ne peuvent s'opérer qu'à travers de simples mots (en évoquant l'objet en pensée), tandis que les démonstrations, comme l'expression déjà l'indique, se développent dans l'intuition de l'objet.
De tout cela s'ensuit donc qu'il n'est nullement adapté à la nature de la philosophie, notamment dans le domaine de la raison pure, de parader en se donnant des airs dogmatiques et de se parer avec les titres et les emblèmes de la mathématique
, puisqu'elle ne relève pas du même ordre que celle-ci, quand bien même elle a tous les motifs de placer ses espoirs dans une union fraternelle avec elle.
Ce sont là de vaines prétentions qui jamais ne peuvent aboutir, mais qui bien plutôt doivent faire revenir la philosophie à son dessein de découvrir les illusions d'une raison méconnaissant ses limites et ramener, par l'intermédiaire d'une clarification suffisante de nos concepts, la présomption de la spéculation à une connaissance de soi-même modeste, mais solidement étayée
. La raison ne pourra donc pas, dans ses tentatives transcendantales, regarder devant elle avec la même assurance que si la route qu'elle a parcourue conduisait directement au but, ni compter sur les prémisses qu'elle a adoptées pour fondement avec une telle audace qu'il ne lui serait pas nécessaire de regarder plus souvent vers l'arrière et de considérer attentivement si d'aventure ne se découvrent pas dans le cours de ses raisonnements des fautes qui seraient passées inaperçues dans les principes et qui rendraient nécessaire soit de les déterminer davantage, soit d'en changer tout à fait.
Différents types de croyances
Kant
Critique de la raison pure
1781
1781
Voir le texte
La croyance est un fait de notre entendement susceptible de reposer sur des principes objectifs, mais qui exige aussi des causes subjectives dans l'esprit de celui qui juge. Quand elle est valable pour chacun, en tant du moins qu'il a de la raison, son principe est objectivement suffisant et la croyance se nomme conviction. Si elle n'a son fondement que dans la nature particulière du sujet, elle se nomme persuasion.
La persuasion est une simple apparence, parce que le principe du jugement qui est uniquement dans le sujet est tenu pour objectif. Aussi un jugement de ce genre n'a-t-il qu'une valeur individuelle et la croyance ne peut-elle pas se communiquer. Mais la vérité repose sur l'accord avec l'objet et, par conséquent, par rapport à cet objet, les jugements de tout entendement doivent être d'accord [...] La pierre de touche grâce à laquelle nous distinguons si la croyance est une conviction ou simplement une persuasion est donc extérieure et consiste dans la possibilité de communiquer sa croyance et de la trouver valable pour la raison de tout homme, car alors il est au moins à présumer que la cause de la concordance de tous les jugements, malgré la diversité des sujets entre eux, reposera sur un principe commun, je veux dire l'objet avec lequel, par conséquent, tous les sujets s'accorderont de manière à prouver par là la vérité du jugement. […]
La croyance, ou la valeur subjective du jugement, par rapport à la conviction (qui a en même temps une valeur objective) présente les trois degrés suivants : l'opinion, la foi et la science. L'opinion est une croyance qui a conscience d'être insuffisante aussi bien subjectivement qu'objectivement. Si la croyance n'est que subjectivement suffisante et si elle est tenue en même temps pour objectivement insuffisante, elle s'appelle foi. Enfin la croyance suffisante aussi bien subjectivement qu'objectivement s'appelle science. La suffisance subjective s'appelle conviction (pour moi-même) et la suffisance objective, certitude (pour tout le monde).
L'agréable, le bon et le beau
Kant
Critique de la faculté de juger
Analytique du beau
§5
1790
Voir le texte
L'agréable et le bon se rapportent tous deux à la faculté de désirer et entraînent, celui-là (par ses excitations,
per stimulos
) une satisfaction pathologique, celui-ci une satisfaction pratique pure, qui n'est pas simplement déterminée par la représentation de l'objet, mais aussi par celle du lien qui attache le sujet à l'existence même de cet objet. Ce n'est pas seulement l'objet qui plaît, mais aussi son existence. Le jugement de goût, au contraire, est simplement
contemplatif
: c'est un jugement qui, indifférent à l'égard de l'existence de tout objet, ne se rapporte qu'au sentiment du plaisir ou de la peine. Mais cette contemplation même n'a pas pour but des concepts, car le jugement de goût n'est pas un jugement de connaissance (soit théorique, soit pratique), et par conséquent il n'est point
fondé
sur des concepts et ne s'
en propose
aucun.
L'agréable, le beau, le bon désignent donc trois espèces de relation des représentations au sentiment du plaisir ou de la peine, d'après lesquelles nous distinguons entre eux les objets ou les modes de représentation. Aussi y a-t-il diverses expressions pour désigner les diverses manières dont ces choses nous conviennent. L’
agréable
signifie pour tout homme ce qui
lui fait plaisir
; le
beau
, ce qui lui
plaît
simplement; le
bon
, ce qu'il
estime et approuve
, c'est-à-dire ce à quoi il accorde une valeur objective. Il y a aussi de l'agréable pour des êtres dépourvus de raison, comme les animaux; il n'y a de beau que pour des hommes, c'est-à-dire pour des êtres sensibles, mais en même temps raisonnables; le bon existe pour tout être raisonnable en général. Ce point d'ailleurs ne pourra être complètement établi et expliqué que dans la suite. On peut dire que de ces trois espèces de satisfaction, celle que le goût attache au beau est la seule désintéressée et
libre
; car nul intérêt, ni des sens ni de la raison, ne force ici notre assentiment. On peut dire aussi que, suivant les cas que nous venons de distinguer, la satisfaction se rapporte ou à l’
inclination
, ou à la
faveur
ou à l’
estime
.
L'universalité comme critère de la moralité
Kant
Fondements de la métaphysique des moeurs
1785
1785
Voir le texte
Voici la seconde proposition :
une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée
; elle ne dépend donc pas de la réalité de l’objet de l’action, mais uniquement du principe du vouloir d’après lequel l’action est produite sans égard à aucun des objets de la faculté de désirer. (...)
Quant à la troisième proposition, conséquence des deux précédentes, je l’exprimerais ainsi :
le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi
. Pour l’objet conçu comme effet de l’action que je me propose, je peux bien sans doute avoir de l’inclination, mais jamais du respect, précisément parce que c’est simplement un effet, et non l’activité d’une volonté. (...) Or, si une action accomplie par devoir doit exclure complètement l’influence de l’inclination et avec elle tout objet de la volonté, il ne reste rien pour la volonté qui puisse la déterminer, si ce n’est objectivement la loi, et subjectivement un pur respect pour cette loi pratique. par suite la maxime d’obéir à cette loi, même au préjudice de toutes mes inclinations. (...)
Mais quelle peut donc être cette loi dont la représentation, sans même avoir égard à l’effet qu’on en attend, doit déterminer la volonté pour que celle-ci puisse être appelée bonne absolument et sans restriction ? Puisque j’ai dépossédé la volonté de toutes les impulsions qui pourraient être suscitées en elle par l’idée des résultats dus à l’observation de quelque loi, il ne reste plus que la conformité universelle des actions à la loi en général, qui doit seule lui servir de principe ; en d’autres termes,
je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle
. Ici donc c’est la simple conformité à la loi en général (sans prendre pour base quelque loi déterminée pour certaines actions qui sert de principe à la volonté, et qui doit même lui servir de principe, si le devoir n’est pas une illusion vaine et un concept chimérique). Avec ce qui vient d’être dit, la raison commune des hommes, dans l’exercice de son jugement pratique, est en parfait accord, et le principe qui a été exposé, elle l’a toujours devant les yeux.
La bonne volonté
Kant
Fondements de la métaphysique des mœurs
I
§1-3
1785
Voir le texte
De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une BONNE VOLONTÉ. L’intelligence, le don de saisir les ressemblances des choses, la faculté de discerner le particulier pour en juger, et les autres talents de l’esprit, de quelque nom qu’on les désigne, ou bien le courage, la décision, la persévérance dans les desseins, comme qualités du tempérament, sont sans doute à bien des égards choses bonnes et désirables ; mais ces dons de la nature peuvent devenir aussi extrêmement mauvais et funestes si la volonté qui doit en faire usage, et dont les dispositions propres s’appellent pour cela caractère, n’est point bonne. Il en est de même des dons de la fortune. Le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé ainsi que le bien-être complet et le contentement de son état, ce qu’on nomme le bonheur, engendrent une confiance en soi qui souvent aussi se convertit en présomption, dès qu’il n’y a pas une bonne volonté pour redresser et tourner vers des fins universelles l’influence que ces avantages ont sur l’âme, et du même coup tout le principe de l’action ; sans compter qu’un spectateur raisonnable et impartial ne saurait jamais éprouver de satisfaction à voir que tout réussisse perpétuellement à un être que ne relève aucun trait de pure et bonne volonté, et qu’ainsi la bonne volonté paraît constituer la condition indispensable même de ce qui nous rend dignes d’être heureux.
Il y a, bien plus, des qualités qui sont favorables à cette bonne volonté même et qui peuvent rendre son œuvre beaucoup plus aisée, mais qui malgré cela n’ont pas de valeur intrinsèque absolue, et qui au contraire supposent toujours encore une bonne volonté. C’est là une condition qui limite la haute estime qu’on leur témoigne du reste avec raison, et qui ne permet pas de les tenir pour bonnes absolument. La modération dans les affections et les passions, la maîtrise de soi, la puissance de calme réflexion ne sont pas seulement bonnes à beaucoup d’égards, mais elles paraissent constituer une partie même de la valeur intrinsèque de la personne ; cependant il s’en faut de beaucoup qu’on puisse les considérer comme bonnes sans restriction (malgré la valeur inconditionnée que leur ont conférée les anciens). Car sans les principes d’une bonne volonté elles peuvent devenir extrêmement mauvaises ; le sang-froid d’un scélérat ne le rend pas seulement beaucoup plus dangereux, il le rend aussi immédiatement à nos yeux plus détestable encore que nous ne l’eussions jugé sans cela.
Ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses œuvres ou ses succès, ce n’est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, c’est seulement le vouloir ; c’est-à-dire que c’est en soi qu’elle est bonne ; et, considérée en elle-même, elle doit sans comparaison être estimée bien supérieure à tout ce qui pourrait être accompli par elle uniquement en faveur de quelque inclination et même, si l’on veut, de la somme de toutes les inclinations. Alors même que, par une particulière défaveur du sort ou par l’avare dotation d’une nature marâtre, cette volonté serait complètement dépourvue du pouvoir de faire aboutir ses desseins ; alors même que dans son plus grand effort elle ne réussirait à rien ; alors même qu’il ne resterait que la bonne volonté toute seule (je comprends par là, à vrai dire, non pas quelque chose comme un simple vœu, mais l’appel à tous les moyens dont nous pouvons disposer), elle n’en brillerait pas moins, ainsi qu’un joyau, de son éclat à elle, comme quelque chose qui a en soi sa valeur tout entière. L’utilité ou l’inutilité ne peut en rien accroître ou diminuer cette valeur. L’utilité ne serait en quelque sorte que la sertissure qui permet de mieux manier le joyau dans la circulation courante ou qui peut attirer sur lui l’attention de ceux qui ne s’y connaissent pas suffisamment, mais qui ne saurait avoir pour effet de le recommander aux connaisseurs ni d’en déterminer le prix.
La nature, le travail et la technique
Kant
Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique
1784
1784
Voir le texte
La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l'agencement mécanique de son existence animale et qu'il ne participe à aucun autre bonheur ou à aucune autre perfection que ceux qu'il s'est créés lui-même, libre de l'instinct, par sa propre raison
. La nature, en effet, ne fait rien en vain et n'est pas prodigue dans l'usage des moyens qui lui permettent de parvenir à ses fins. Donner à l'homme la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, c'est déjà une indication claire de son dessein en ce qui concerne la dotation de l'homme. L'homme ne doit donc pas être dirigé par l'instinct; ce n'est pas une connaissance innée qui doit assurer son instruction, il doit bien plutôt tirer tout de lui-même. La découverte d'aliments, l'invention des moyens de se couvrir et de pourvoir à sa sécurité et à sa défense (pour cela la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement les mains), tous les divertissements qui peuvent rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence et aussi bien la bonté de son vouloir, doivent être entièrement son oeuvre. La nature semble même avoir trouvé du plaisir à être la plus économe possible, elle a mesuré la dotation animale des hommes si court et si juste pour les besoins si grands d'une existence commençante, que c'est comme si elle voulait que l'homme dût parvenir par son travail à s'élever de la plus grande rudesse d'autrefois à la plus grande habileté, à la perfection intérieure de son mode de penser et par là (autant qu'il est possible sur terre) au bonheur, et qu'il dût ainsi en avoir tout seul le mérite et n'en être redevable qu'à lui-même; c'est aussi comme si elle tenait plus à ce qu'il parvînt à l'estime raisonnable de soi qu'au bien-être.
La personne
Kant
Fondements de la métaphysique des moeurs
1785
1785
Voir le texte
Or je dis : l’homme, et en général tout être raisonnable,
existe
comme fin en soi, et
non pas simplement comme moyen
dont telle ou telle volonté puisse user à son gré; dans toutes ses actions, aussi bien dans celles qui le concernent lui-même que dans celles qui concernent d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré
en même temps comme fin
. Tous les objets des inclinations n’ont qu’une valeur conditionnelle; car, si les inclinations et les besoins qui en dérivent n’existaient pas, leur objet serait sans valeur. Mais les inclinations mêmes, comme sources du besoin, ont si peu de valeur absolue qui leur donne le droit d’être désirées pour elles-mêmes, que, bien plutôt, en être pleinement affranchi doit être le souhait universel de tout être raisonnable. Ainsi la valeur de tous les objets
à acquérir
par notre action est toujours conditionnelle. Les êtres dont l’existence dépend toujours, à vrai dire, non pas de notre volonté, mais de la nature, n’ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu’une valeur relative, celle de
moyens
, et voilà pourquoi on les nomme des
choses
; au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des
personnes
, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être simplement comme moyen, quelque chose qui par suite limite d’autant toute faculté d’agir comme bon nous semble (et qui est un objet de respect). (...) C’est donc en même temps un principe
objectif
dont doivent pouvoir être déduites, comme d’un principe pratique suprême, toutes les lois de la volonté. L’impératif pratique sera donc celui-ci :
Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.
La révolution mathématique
Kant
Critique de la raison pure
préface à la deuxième édition
1787
1787
Voir le texte
Les mathématiques, dès les temps les plus reculés où puisse remonter l’histoire de la raison humaine, ont suivi, chez cet admirable peuple grec, la route sûre de la science. Mais il ne faut pas croire qu’il ait été aussi facile aux mathématiques qu’à la logique, où la raison n’a affaire qu’à elle-même, de trouver cette route royale, ou pour mieux dire, de se la frayer. Je crois plutôt qu’elles ne firent longtemps que tâtonner (surtout chez les Égyptiens), et que ce changement fut l’effet d’une révolution opérée par un seul homme, qui conçut l’heureuse idée d’un essai après lequel il n’y avait plus à se tromper sur la route à suivre, et le chemin sûr de la science se trouvait ouvert et tracé pour tous les temps et à des distances infinies. L’histoire de cette révolution intellectuelle et de l’homme qui eut le bonheur de l’accomplir n’est point parvenue jusqu’à nous, et pourtant cette révolution était beaucoup plus importante que la découverte de la route par le fameux cap. Cependant la tradition que nous transmet Diogène Laërce, en nommant le prétendu inventeur des plus simples éléments de la géométrie, éléments qui, suivant l’opinion commune, n’ont besoin d’aucune preuve, cette tradition prouve que le souvenir du changement opéré par le premier pas fait dans cette route nouvellement découverte devait avoir paru extrêmement important aux mathématiciens, et que c’est pour cela qu’il fût sauvé de l’oubli. Le premier qui démontra le triangle isocèle (qu’il s’appelât Thalès ou de tout autre nom) fut frappé d’une grande lumière; car
il trouva qu’il ne devait pas s’attacher à ce qu’il voyait dans la figure
, ou même au simple concept qu’il en avait,
mais qu’il n’avait qu’à dégager ce que lui-même y faisait entrer par la pensée et construisait a priori
, et que, pour connaître certainement une chose a priori, il ne devait attribuer à cette chose que ce qui dérivait nécessairement de ce qu’il y avait mis lui-même, suivant le concept qu’il s’en était fait.
Le bonheur, un concept indéterminé
Kant
Fondements de la métaphysique des mœurs
II
1785
1785
Voir le texte
Mais, par malheur, le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c'est-à-dire qu'ils doivent être empruntés à l'expérience, et que cependant pour l'idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu'un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu'on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu'il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d'envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d'une manière d'autant plus terrible les maux qui jusqu'à présent se dérobent à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu'il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l'indisposition du corps a détourné d'excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. ! Bref, il est incapable de déterminer avec une entière certitude d'après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l'omniscience. On ne peut donc pas agir, pour être heureux, d'après des principes déterminés, mais seulement d'après des conseils empiriques, qui recommandent, par exemple, un régime sévère, l'économie, la politesse, la réserve, etc., toutes choses qui, selon les enseignements de l'expérience, contribuent en thèse générale pour la plus grande part au bien-être. Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement, ne peuvent commander en rien, c'est-à-dire représenter des actions d'une manière objective comme pratiquement nécessaires, qu'il faut les tenir plutôt pour des conseils (consilia) que pour des commandements (prœcepta) de la raison ; le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série de conséquences en réalité infinie.
Le jugement de goût est désintéressé
Kant
Critique de la faculté de juger
Analytique du beau
§2
1790
Voir le texte
La satisfaction se change en intérêt lorsque nous la lions à la représentation de l'existence d'un objet. Dès lors aussi, elle se rapporte toujours à la faculté de désirer ou comme son motif, ou comme nécessairement unie à ce motif. Or
quand il s'agit de savoir si une chose est belle, on ne cherche pas si soi-même ou si quelqu'un est ou peut être intéressé à l'existence de la chose, mais seulement comment on la juge dans une simple contemplation
(intuition ou réflexion). Quelqu'un me demande-t-il si je trouve beau le palais qui est devant moi, je puis bien dire que je n'aime pas ces sortes de choses faites uniquement pour étonner les yeux, ou imiter ce sachem iroquois à qui rien dans Paris ne plaisait plus que les boutiques de rôtisseurs; je puis encore gourmander, à la manière de Rousseau, la vanité des grands qui dépensent la sueur du peuple en choses aussi frivoles; je puis enfin me persuader aisément que si j'étais dans une île déserte, privé de l'espoir de revoir jamais les hommes, et que j'eusse la puissance magique de créer par le seul effet de mon désir un semblable palais, je ne me donnerais même pas cette peine, pourvu que j'eusse déjà une cabane assez commode. On peut m'accorder et approuver tout cela, mais ce n'est pas ce dont il s'agit ici.
On veut uniquement savoir si la simple représentation de l'objet est accompagnée en moi de satisfaction, quelque indifférent que je puisse être d'ailleurs à l'existence de cet objet
. Il est clair que pour dire qu'un objet est beau et montrer que j'ai du goût, je n'ai point à m'occuper du rapport qu'il peut y avoir entre moi et l'existence de cet objet, mais de ce qui se passe en moi-même au sujet de la représentation que j'en ai.
Chacun doit reconnaître qu'un jugement sur la beauté dans lequel se mêle le plus léger intérêt est partial, et n'est pas un pur jugement de goût
. Il ne faut pas avoir à s'inquiéter le moins du monde de l'existence de la chose, mais rester tout à fait indifférent à cet égard pour pouvoir jouer le rôle de juge en matière de goût.
Le jugement de goût est esthétique
Kant
Critique de la faculté de juger
Analytique du beau
§1
1790
Voir le texte
Pour décider si une chose est belle ou ne l'est pas, nous n'en rapportons pas la représentation à son objet au moyen de l'entendement et en vue d'une connaissance, mais au sujet et au sentiment du plaisir ou de la peine, au moyen de l'imagination (peut-être jointe à l'entendement).
Le jugement de goût n'est donc pas un jugement de connaissance
;
il n'est point par conséquent logique mais esthétique
, c'est-à-dire que le principe qui le détermine est purement subjectif. Les représentations et même les sensations peuvent toujours être considérées dans une relation avec des objets (et c'est cette relation qui constitue l'élément réel d'une représentation empirique); mais il ne s'agit plus alors de leur relation au sentiment du plaisir et de la peine, laquelle
ne désigne rien de l'objet, mais simplement l'état dans lequel se trouve le sujet affecté par la représentation
.
Se représenter par la faculté de connaître (d'une manière claire ou confuse) un édifice régulier, bien approprié à son but, c'est tout autre chose qu'avoir conscience du sentiment de satisfaction qui se mêle à cette représentation. Dans ce dernier cas, la représentation est tout entière rapportée au sujet, c'est-à-dire au sentiment qu'il a de la vie et qu'on désigne sous le nom de sentiment de plaisir ou de peine : de là, une faculté de discerner et de juger, qui n'apporte rien à la connaissance, et qui se borne à rapprocher la représentation donnée dans le sujet de toute la faculté représentative dont l'esprit a conscience dans le sentiment de son état. Des représentations données dans un jugement peuvent être empiriques (par conséquent esthétiques); mais le jugement même que nous formons au moyen de ces représentations est logique, lorsqu'elles y sont uniquement rapportées à l'objet. Réciproquement, quand même les représentations données seraient rationnelles, si le jugement se borne à les rapporter au sujet (à son sentiment), elles sont esthétiques.
Le jugement de la conscience morale
Kant
Doctrine de la vertu
1796
1796
Voir le texte
Tout homme a une conscience et se trouve observé, menacé, de manière générale tenu en respect (respect lié à la crainte) par un juge intérieur et cette puissance qui veille en lui sur les lois n’est pas quelque chose de forgé (arbitrairement) par lui-même, mais elle est inhérente à son être. Elle le suit comme son ombre quand il pense lui échapper. Il peut sans doute par des plaisirs ou des distractions s’étourdir ou s’endormir, mais il ne saurait éviter parfois de revenir à soi ou de se réveiller, dès lors qu’il en perçoit la voix terrible. Il est bien possible à l’homme de tomber dans la plus extrême abjection où il ne se soucie plus de cette voix, mais il ne peut éviter de l’entendre.
Cette disposition intellectuelle originaire et (puisqu’elle est la représentation du devoir) morale, qu’on appelle conscience a elle-même ceci de particulier, que bien que l’homme n’y ait affaire qu’avec lui-même, il se voit cependant contraint par sa raison d’agir comme sur l’ordre d’une autre personne. Car le débat dont il est ici question est celui d’une cause judiciaire (causa) devant un tribunal. Concevoir celui qui est accusé par sa conscience comme ne faisant qu’une seule et même personne avec le juge est une manière absurde de se représenter le tribunal ; car s’il en était ainsi l’accusateur perdrait toujours. – C’est pourquoi pour ne pas être en contradiction avec elle-même la conscience humaine en tous ses devoirs doit concevoir un autre (comme l’homme en général) qu’elle-même comme juge de ses actions. Cet autre peut être maintenant une personne réelle ou seulement une personne idéale que la raison se donne à elle-même.
Les maximes du sens commun
Kant
Critique de la faculté de juger
§40
1790
1790
Voir le texte
Sous cette expression de
sensus communis
on doit comprendre l'Idée d'un sens commun à tous, c'est-à-dire d'une faculté de juger, qui dans sa réflexion tient compte en pensant (a priori) du mode de représentation de tout autre homme, afin de rattacher pour ainsi dire son jugement à la raison humaine tout entière et échapper, ce faisant, à l'illusion, résultant de conditions subjectives et particulières pouvant aisément être tenues pour objectives, qui exercerait une influence néfaste sur le jugement.
C'est là ce qui est obtenu en comparant son jugement aux jugements des autres, qui sont en fait moins les jugements réels que les jugements possibles, et en se mettant à la place de tout autre
, tandis que l'on fait abstraction des bornes, qui de manière contingente sont propres à notre faculté de juger; on y parvient en écartant autant que possible ce qui dans l'état représentatif est matière, c'est-à-dire sensation, et en prêtant uniquement attention aux caractéristiques formelles de sa représentation (...). Sans doute cette opération de la réflexion paraît bien trop artificielle pour que l'on puisse l'attribuer à cette faculté que nous nommons le sens commun; toutefois elle ne paraît telle, que lorsqu'on l'exprime dans des formules abstraites; il n'est en soi rien de plus naturelle que de faire abstraction de l'attrait et de l'émotion, lorsqu'on recherche un jugement qui doit servir de règle universelle.
Les maximes (...) du sens commun (...) sont les maximes suivantes :
1.
Penser par soi-même;
2.
Penser en se mettant à la place de tout autre;
3.
Toujours penser en accord avec soi-même. La première maxime est la maxime de la pensée sans préjugés, la seconde maxime est celle de la pensée élargie, la troisième maxime est celle de la pensée conséquente. La première maxime est celle d'une pensée qui n'est jamais passive. On appelle préjugé la tendance à la passivité et par conséquent à l'hétéronomie de la raison (...). En ce qui concerne la seconde maxime de la pensée nous sommes bien habitués par ailleurs à appeler étroit d'esprit (borné, le contraire d'élargi) celui dont les talents ne suffisent pas à un usage important (...). Il n'est pas en ceci question des facultés de la connaissance, mais de la manière de penser et de faire de la pensée un usage final; et si petit selon l'extension et le degré que soit le champ couvert par les dons naturels de l'homme,
c'est là ce qui montre cependant un homme d'esprit ouvert que de pouvoir s'élever au-dessus des conditions subjectives du jugement, en lesquelles tant d'autres se cramponnent, et de pouvoir réfléchir sur son propre jugement à partir d'un point de vue universel (qu'il ne peut déterminer qu'en se plaçant au point de vue d'autrui)
. C'est la troisième maxime, celle de la manière de penser conséquente, qui est la plus difficile à mettre en oeuvre; on ne le peut qu'en liant les deux premières maximes et après avoir acquis une maîtrise rendue parfaite par un exercice répété.
Liberté et moralité
Kant
Fondements de la métaphysique des moeurs
1785
1785
Voir le texte
La volonté
est une sorte de causalité des êtres vivants, en tant qu'ils sont raisonnables, et
la liberté
serait la propriété qu'aurait cette causalité de pouvoir agir indépendamment de causes étrangères qui la déterminent; de même que
la nécessité naturelle
est la propriété qu'a la causalité de tous les êtres dépourvus de raison d'être déterminée à agir par l'influence de causes étrangères.
La définition qui vient d'être donnée de la liberté est négative, et par conséquent, pour en saisir l'essence, inféconde; mais il en découle un concept positif de la liberté, qui est d'autant plus riche et plus fécond. Comme le concept d'une causalité implique en lui celui de lois, d'après lesquelles quelque chose que nous nommons effet doit être posé par quelque autre chose qui est la cause, la liberté, bien qu'elle ne soit pas une propriété de la volonté se conformant à des lois de la nature, n'est pas cependant pour cela en dehors de toute loi; au contraire, elle doit être une causalité agissant selon des lois immuables, mais des lois d'une espèce particulière, car autrement une volonté libre serait un pur rien. La nécessité naturelle est, elle, une hétéronomie des causes efficientes; car tout effet n'est alors possible que suivant cette loi, que quelque chose d'autre détermine la cause efficiente de la causalité.
En quoi donc peut bien consister la liberté de la volonté, sinon dans une autonomie, c'est-à-dire dans la propriété qu'elle a d'être à elle-même sa loi ?
Or cette proposition : la volonté dans toutes les actions est à elle-même sa loi, n'est qu'une autre formule de ce principe: il ne faut agir que d'après une maxime qui puisse aussi se prendre elle-même pour objet à titre de loi universelle.
Mais c'est précisément la formule de l'impératif catégorique et le principe de la moralité; une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont par conséquent une seule et même chose
.
Liberté et responsabilité
Kant
Critique de la raison pure
1787
1787
Voir le texte
Qu’on prenne un acte volontaire, par exemple un mensonge pernicieux, par lequel un homme a introduit un certain désordre dans la société, dont on recherche d’abord les raisons déterminantes, qui lui ont donné naissance, pour juger ensuite comment il peut lui être imputé avec toutes ses conséquences. Sous le premier point de vue, on pénètre le caractère empirique de cet homme jusque dans ses sources que l’on recherche dans la mauvaise éducation, dans les mauvaises fréquentations, en partie aussi dans la méchanceté d’un naturel insensible à la honte (...), sans négliger les circonstances tout à fait occasionnelles qui ont pu influer. Dans tout cela, on procède comme on le fait, en général, dans la recherche de la série des causes déterminantes d’un effet naturel donné. Or, bien que l’on croie que l’action soit déterminée par là, on n’en blâme pas moins l’auteur, et cela, non pas à cause de son mauvais naturel, non pas à cause des circonstances qui ont influé sur lui, et non pas même à cause de sa conduite passée. (...) Ce blâme se fonde sur une loi de la raison où l’on regarde celle-ci comme une cause qui a pu et a dû déterminer autrement la conduite de l’homme, indépendamment de toutes les conditions empiriques nommées. (...) L’action est attribuée au caractère intelligible de l’auteur : il est entièrement coupable au moment où il ment; par conséquent, malgré toutes les conditions empiriques de l’action la raison était pleinement libre, et cet acte doit être attribué entièrement à sa négligence.
Peut-il être moral de mentir ?
Kant
Fondements de la métaphysique des mœurs
1785
1785
Voir le texte
Soit, par exemple, la question suivante : ne puis-je pas, si je suis dans l'embarras, faire une promesse avec l'intention de ne pas la tenir ? Je distingue ici aisément entre les sens que peut avoir la question : demande-t-on s'il est prudent ou s'il est conforme au devoir de faire une fausse promesse ? Cela peut être sans doute prudent plus d'une fois. A la vérité, je vois bien que ce n'est pas assez de me tirer, grâce à ce subterfuge, d'un embarras actuel, qu'il me faut encore bien considérer si de ce mensonge ne peut pas résulter pour moi dans l'avenir un désagrément bien plus grand que tous ceux dont je me délivre pour l'instant ; et comme, en dépit de toute ma prétendue finesse, les conséquences ne sont pas si aisées à prévoir que le fait d'avoir une fois perdu la confiance d'autrui ne puisse m'être bien plus préjudiciable que tout le mal que je songe en ce moment à éviter, n'est-ce pas agir avec plus de prudence que de se conduire ici d'après une maxime universelle et de se faire une habitude de ne rien promettre qu'avec l'intention de le tenir ? Mais il me paraît ici bientôt évident qu'une telle maxime n'en est pas moins toujours uniquement fondée sur les conséquences à craindre. Or c'est pourtant tout autre chose que d'être sincère par devoir, et de l'être par crainte des conséquences désavantageuses ; tandis que dans le premier cas le concept de l'action en soi-même contient déjà une loi pour moi, dans le second cas il faut avant tout que je cherche à découvrir autre part quels effets peuvent bien être liés pour moi à l'action. Car, si je m'écarte du principe du devoir, ce que je fais est certainement tout à fait mal ; mais si je suis infidèle à ma maxime de prudence, il peut, dans certains cas, en résulter pour moi un grand avantage, bien qu'il soit en vérité plus sûr de m'y tenir. Après tout, en ce qui concerne la réponse à cette question, si une promesse trompeuse est conforme au devoir, le moyen de m'instruire le plus rapide, tout en étant infaillible, c'est de me demander à moi-même : accepterais-je bien avec satisfaction que ma maxime (de me tirer d'embarras par une fausse promesse) dût valoir comme une loi universelle (aussi bien pour moi que pour les autres) ? Et pourrais-je bien me dire : tout homme peut faire une fausse promesse quand il se trouve dans l'embarras et qu'il n'a pas d'autre moyen d'en sortir. Je m'aperçois bientôt ainsi que si je peux bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir ; en effet, selon une telle loi, il n'y aurait plus à proprement parler de promesse, car il serait vain de déclarer ma volonté concernant mes actions futures à d'autres hommes qui ne croiraient point à cette déclaration ou qui, s'ils y ajoutaient foi étourdiment, me payeraient exactement de la même monnaie : de telle sorte que ma maxime, du moment qu'elle serait érigée en loi universelle, se détruirait elle-même nécessairement.
Qu'est-ce que les Lumières ?
Kant
Qu'est-ce que les Lumières ?
1784
1784
Voir le texte
Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable
.
L’état de tutelle
est l’incapacité à se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est
soi-même responsable
de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre.
Sapere aude !
Aie le courage de te servir de ton
propre
entendement! Voilà la devise des Lumières.
Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les eut affranchis depuis longtemps d’une conduite étrangère (majorité naturelle), restent cependant volontiers toute leur vie dans un état de tutelle; et qui font qu’il est si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être sous tutelle. Si j’ai un livre qui a de l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, etc., je n’ai alors pas moi-même à fournir d’efforts. Il ne m’est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer; d’autres assumeront bien à ma place cette fastidieuse besogne. Et si la plus grande partie, et de loin, des hommes (et parmi eux le beau sexe tout entier) tient ce pas qui affranchit de la tutelle pour très dangereux et de surcroît très pénible, c’est que s’y emploient ces tuteurs qui, dans leur extrême bienveillance, se chargent de les surveiller. Après avoir d’abord abêti leur bétail et avoir empêché avec sollicitude ces créatures paisibles d’oser faire un pas sans la roulette d’enfant où ils les avaient emprisonnés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace s’ils essaient de marcher seuls. Or ce danger n’est sans doute pas si grand, car après quelques chutes ils finiraient bien par apprendre à marcher; un tel exemple rend pourtant timide et dissuade d’ordinaire de toute autre tentative ultérieure.
Il est donc difficile à chaque homme pris individuellement de s’arracher à l’état de tutelle devenu pour ainsi dire une nature. (...) Les préceptes et les formules, ces instruments mécaniques d’un usage raisonnable ou plutôt d’un mauvais usage de ses dons naturels, sont les entraves d’un état de tutelle permanent. (...)
Mais qu’un public s’éclaire lui-même est plus probable; cela est même presque inévitable pourvu qu’on lui accorde la liberté.
Que signifie "faire son devoir" ?
Kant
Fondements de la métaphysique des mœurs
I
§9-11 et 13
1785
Voir le texte
Je laisse ici de côté toutes les actions qui sont au premier abord reconnues contraires au devoir, bien qu’à tel ou tel point de vue elles puissent être utiles : car pour ces actions jamais précisément la question ne se pose de savoir s’il est possible qu’elles aient eu lieu par devoir, puisqu’elles vont même contre le devoir. Je laisse également de côté les actions qui sont réellement conformes au devoir, pour lesquelles les hommes n’ont aucune inclination immédiate, qu’ils n’en accomplissent pas moins cependant, parce qu’une autre inclination les y pousse. Car, dans ce cas, il est facile de distinguer si l’action conforme au devoir a eu lieu par devoir ou par vue intéressée. Il est bien plus malaisé de marquer cette distinction dès que l’action est conforme au devoir, et que par surcroît encore le sujet a pour elle une inclination immédiate. Par exemple, il est sans doute conforme au devoir que le débitant n’aille pas surfaire le client inexpérimenté, et même c’est ce que ne fait jamais dans tout grand commerce le marchand avisé ; il établit au contraire un prix fixe, le même pour tout le monde, si bien qu’un enfant achète chez lui à tout aussi bon compte que n’importe qui. On est donc loyalement servi : mais ce n’est pas à beaucoup près suffisant pour qu’on en retire cette conviction que le marchand s’est ainsi conduit par devoir et par des principes de probité ; son intérêt l’exigeait, et l’on ne peut pas supposer ici qu’il dût avoir encore par surcroît pour ses clients une inclination immédiate de façon à ne faire, par affection pour eux en quelque sorte, de prix plus avantageux à l’un qu’à l’autre. Voilà donc une action qui était accomplie, non par devoir, ni par inclination immédiate, mais seulement dans une intention intéressée.
Au contraire, conserver sa vie est un devoir, et c’est en outre une chose pour laquelle chacun a encore une inclination immédiate. Or, c’est pour cela que la sollicitude souvent inquiète que la plupart des hommes y apportent n’en est pas moins dépourvue de toute valeur intrinsèque et que leur maxime n’a aucun prix moral. Ils conservent la vie conformément au devoir sans doute, mais non par devoir. En revanche, que des contrariétés et un chagrin sans espoir aient enlevé à un homme tout goût de vivre, si le malheureux, à l’âme forte, est plus indigné de son sort qu’il n’est découragé ou abattu, s’il désire la mort et cependant conserve la vie sans l’aimer, non par inclination ni par crainte, mais par devoir, alors sa maxime a une valeur morale.
Être bienfaisant, quand on le peut, est un devoir, et de plus il y a de certaines âmes si portées à la sympathie, que même sans aucun autre motif de vanité ou d’intérêt elles éprouvent une satisfaction intime à répandre la joie autour d’elles et qu’elles peuvent jouir du contentement d’autrui, en tant qu’il est leur œuvre. Mais je prétends que dans ce cas une telle action, si conforme au devoir, si aimable qu’elle soit, n’a pas cependant de valeur morale véritable, qu’elle va de pair avec d’autres inclinations, avec l’ambition par exemple qui, lorsqu’elle tombe heureusement sur ce qui est réellement en accord avec l’intérêt public et le devoir, sur ce qui par conséquent est honorable, mérite louange et encouragement, mais non respect ; car il manque à la maxime la valeur morale, c’est-à-dire que ces actions soient faites, non par inclination, mais par devoir. Supposez donc que l’âme de ce philanthrope soit assombrie par un de ces chagrins personnels qui étouffent toute sympathie pour le sort d’autrui, qu’il ait toujours encore le pouvoir de faire du bien à d’autres malheureux, mais qu’il ne soit pas touché de l’infortune des autres, étant trop absorbé par la sienne propre, et que, dans ces conditions, tandis qu’aucune inclination ne l’y pousse plus, il s’arrache néanmoins à cette insensibilité mortelle, et qu’il agisse, sans que ce soit sous l’influence d’une inclination, uniquement par devoir alors seulement son action a une véritable valeur morale. Je dis plus : si la nature avait mis au cœur de tel ou tel peu de sympathie, si tel homme (honnête du reste) était froid par tempérament et indifférent aux souffrances d’autrui, peut-être parce qu’ayant lui-même en partage contre les siennes propres un don spécial d’endurance et d’énergie patiente, il suppose aussi chez les autres ou exige d’eux les mêmes qualités ; si la nature n’avait pas formé particulièrement cet homme (qui vraiment ne serait pas son plus mauvais ouvrage) pour en faire un philanthrope, ne trouverait-il donc pas encore en lui de quoi se donner à lui-même une valeur bien supérieure à celle que peut avoir un tempérament naturellement bienveillant? A coup sûr! Et c’est ici précisément qu’apparaît la valeur du caractère, valeur morale et incomparablement la plus haute, qui vient de ce qu’il fait le bien, non par inclination, mais par devoir. (...)
Ainsi doivent être sans aucun doute également compris les passages de l’Écriture où il est ordonné d’aimer son prochain, même son ennemi. Car l’amour comme inclination ne peut pas se commander ; mais faire le bien précisément par devoir, alors qu’il n’y a pas d’inclination pour nous y pousser, et même qu’une aversion naturelle et invincible s’y oppose, c’est là un amour pratique et non pathologique qui réside dans la volonté, et non dans le penchant de la sensibilité, dans des principes de l’action et non dans une compassion amollissante ; or cet amour est le seul qui puisse être commandé.
Raison et bonheur
Kant
Fondements de la métaphysique des moeurs
I
§6
1785
Voir le texte
Au fait, nous remarquons que plus une raison cultivée s’occupe de poursuivre la jouissance de la vie et du bonheur, plus l’homme s’éloigne du vrai contentement. Voilà pourquoi chez beaucoup, et chez ceux-là mêmes qui ont fait de l’usage de la raison la plus grande expérience, il se produit, pourvu qu’ils soient assez sincères pour l’avouer, un certain degré de misologie, c’est-à-dire de haine de la raison. En effet, après avoir fait le compte de tous les avantages qu’ils retirent, je ne dis pas de la découverte de tous les arts qui constituent le luxe ordinaire, mais même des sciences (qui finissent par leur apparaître aussi comme un luxe de l’entendement), toujours est-il qu’ils trouvent qu’en réalité ils se sont imposé plus de peine qu’ils n’ont recueilli de bonheur ; aussi, à l’égard de cette catégorie plus commune d’hommes qui se laissent conduire de plus près par le simple instinct naturel et qui n’accordent à leur raison que peu d’influence sur leur conduite, éprouvent-ils finalement plus d’envie que de dédain. Et en ce sens il faut reconnaître que le jugement de ceux qui limitent fort et même réduisent à rien les pompeuses glorifications des avantages que la raison devrait nous procurer relativement au bonheur et au contentement de la vie, n’est en aucune façon le fait d’une humeur chagrine ou d’un manque de reconnaissance envers la bonté du gouvernement du monde, mais qu’au fond de ces jugements gît secrètement l’idée que la fin de leur existence est toute différente et beaucoup plus noble, que c’est à cette fin, non au bonheur, que la raison est spécialement destinée, que c’est à elle en conséquence, comme à la condition suprême, que les vues particulières de l’homme doivent le plus souvent se subordonner.
Raison et instinct
Kant
Fondements de la métaphysique des mœurs
1785
1785
Voir le texte
Dans la constitution naturelle d'un être organisé, c'est-à-dire d'un être conformé en vue de la vie, nous posons en principe qu'il ne se trouve pas d'organe pour une fin quelconque, qui ne soit du même coup le plus propre et le plus accommodé à cette fin. Or, si dans un être doué de raison et de volonté la nature avait pour but spécial sa
conservation
, son
bien-être
, en un mot son
bonheur
, elle aurait bien mal pris ses mesures en choisissant la raison de la créature comme exécutrice de son intention. Car toutes les actions que cet être doit accomplir dans cette intention, ainsi que la règle complète de sa conduite, lui auraient été indiquées bien plus exactement par l'instinct, et cette fin aurait pu être bien plus sûrement atteinte de la sorte qu'elle ne peut jamais l'être par la raison; et si à une telle créature la raison devait par surcroît échoir comme une faveur, elle n'aurait dû lui servir que pour faire des réflexions sur les heureuses dispositions de sa nature, pour les admirer, pour s'en réjouir (...), mais non pour soumettre à cette faible et trompeuse direction sa faculté de désirer et pour se mêler gauchement de remplir les desseins de la nature; en un mot, la nature aurait empêché que la raison n'allât verser dans un
usage pratique
et n'eût la présomption, avec ses faibles lumières, de se figurer le plan du bonheur et des moyens d'y parvenir; la nature aurait pris sur elle le choix, non seulement des fins, mais encore des moyens mêmes, et avec une sage prévoyance elle les eût confiés ensemble simplement à l'instinct.
Le positivisme juridique
Kelsen (Hans)
Théorie pure du droit
1960
1960
Voir le texte
Dire qu'une norme se rapportant à la conduite d'êtres humains « est valable », c'est affirmer qu'elle est obligatoire, que ces individus doivent se conduire de la façon qu'elle prévoit. Déjà dans un chapitre précédent, on a expliqué qu'à cette question de savoir pourquoi une norme est valable, c'est-à-dire pourquoi des individus doivent se conduire de telle ou de telle façon, on ne peut pas répondre en constatant un fait positif, un fait qui est, et qu'ainsi le fondement de validité d'une norme ne peut pas se trouver dans un semblable fait. De ce que quelque chose est, il ne peut pas s'ensuivre que quelque chose doit être; non plus que, de ce que quelque chose doit être, il ne peut s'ensuivre que quelque chose est. La validité d'une norme ne peut avoir d'autre fondement que la validité d'une autre norme. En termes figurés, on qualifie la norme qui constitue le fondement de la validité d'une autre norme de norme supérieure par rapport à cette dernière, qui apparaît donc comme une norme inférieure à elle. [...]
Comme on l'a noté dans un alinéa précédent, la norme qui constitue le fondement de validité d'une autre norme est par rapport à celle-ci une norme supérieure. Mais il est impossible que la quête du fondement de la validité d'une norme se poursuive à l'infini, comme la quête de la cause d'un effet. Elle doit nécessairement prendre fin avec une norme que l'on supposera dernière et suprême. En tant que norme suprême, il est impossible que cette norme soit posée, — elle ne pourrait être posée que par une autorité, qui devrait tirer sa compétence d'une norme encore supérieure, elle cesserait donc d'apparaître comme suprême. La norme suprême ne peut donc être que supposée. Sa validité ne peut plus être déduite d'une norme supérieure; le fondement de sa validité ne peut plus faire l'objet d'une question. Nous appellerons une semblable norme, une norme supposée suprême : la norme fondamentale.
Un ordre juridique peut-il être dit "injuste" ?
Kelsen (Hans)
Théorie pure du droit
1960
1960
Voir le texte
Celui qui tient un ordre juridique ou l'une de ses normes pour juste ou injuste, se fonde souvent, non sur une norme d'une morale positive, soit sur une norme qui a été "posée", mais sur une norme simplement supposée par lui. Il considèrera par exemple qu'un ordre juridique communiste est injuste, parce qu'il ne garantit pas la liberté individuelle. Il suppose donc l'existence d'une norme disant que l'homme doit être libre. Or une telle norme n'a été établie ni par la coutume, ni par le commandement d'un prophète ; elle est seulement supposée constituer une valeur suprême, immédiatement évidente. On peut être d'un avis opposé et considérer qu'un ordre juridique communiste est juste parce qu'il garantit la sécurité sociale. On suppose alors que la valeur suprême et immédiatement évidente est une norme disant que l'homme doit vivre en sécurité. Les hommes divergent d'opinions quant aux valeurs à considérer comme évidentes et il n'est pas possible de les réaliser toutes dans le même ordre social. Il faut ainsi choisir entre la liberté individuelle et la sécurité sociale, avec cette conséquence que les partisans de la liberté jugeront injuste un ordre juridique fondé sur la sécurité, et vice versa. Par le fait même que ces valeurs sont supposées suprêmes, il n'est pas possible d'en donner une justification normative, car il n'y a pas au-dessus d'elles de normes supérieures dont elles seraient dérivées. Ce sont des mobiles d'ordre psychologique qui conduisent un individu à préférer la liberté ou la sécurité. Celui qui a confiance en soi optera probablement pour la liberté ; celui qui souffre d'un complexe d'infériorité préférera sans doute la sécurité.
Pour une histoire morale et patriotique
Lavisse (Ernest)
Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire
article "Histoire"
dir. Ferdinand Buisson
1882-1887
Voir le texte
Le professeur d'histoire ne laissera pas les élèves quitter l'école normale sans résumer en quelques leçons les conseils pédagogiques qu'il leur aura donnés au cours des études.
Surtout il leur dira qu'à l'enseignement historique incombe le devoir glorieux de faire aimer et de faire comprendre la patrie.
Le patriotisme a besoin d'être cultivé, nous entendons le vrai patriotisme, très rare, hélas ! dans notre pays. (...)
Le vrai patriotisme est à la fois un sentiment et la notion d'un devoir. Or, tous les sentiments sont susceptibles d'une culture, et toute notion, d'un enseignement. L'histoire doit cultiver le sentiment et préciser la notion. (...) Il y a dans le passé le plus lointain une poésie qu'il faut verser dans les jeunes âmes pour y fortifier le sentiment patriotique. Faisons-leur aimer nos ancêtres gaulois et les forêts des druides, Charles Martel à Poitiers, Roland à Roncevaux, Godefroi de Bouillon à Jérusalem, Jeanne d'Arc, Bayard, tous nos héros du passé, même enveloppés de légendes; car c'est un malheur que nos légendes s'oublient, que nous n'ayons plus de contes du foyer (...). Un pays comme la France ne peut vivre sans poésie. Et puisque nos poètes, même quand ils sont démocrates, n'écrivent point pour le peuple; puisque la religion ne sait plus avoir prise sur les âmes; puisque le paysan n'est plus guère occupé que de la matière et passionné que pour des intérêts, cherchons dans l'âme des enfants l’étincelle divine; animons cette étincelle de notre souffle, et qu'elle échauffe ces âmes réservées à de grands devoirs.
Les devoirs, il sera d'autant plus aisé de les faire comprendre que l'imagination des élèves, charmée par des peintures et par des récits, rendra leur raison enfantine plus attentive et plus docile. Tout l'enseignement du devoir patriotique se réduit à ceci : expliquer que les hommes qui, depuis des siècles, vivent sur la terre de France, ont fait, par l'action et par la pensée, une certaine oeuvre, à laquelle chaque génération a travaillé; qu'un lien nous rattache à ceux qui ont vécu, à ceux qui vivront sur cette terre; que nos ancêtres, c'est nous dans le passé; que nos descendants, ce sera nous dans l'avenir. Il y a donc une oeuvre française, continue et collective : chaque génération y a sa part, et, dans cette génération, tout individu a la sienne.
Enseignement moral et patriotique : là doit aboutir l'enseignement de l'histoire à l'école primaire. S'il ne doit laisser dans la mémoire que des noms, c'est-à-dire des mots, et des dates, c'est-à-dire des chiffres, autant vaut donner plus de temps à la grammaire et à l'arithmétique, et ne pas dire un mot d'histoire. Rompons avec les habitudes acquises et transmises; n'enseignons point l'histoire avec le calme qui sied à l'enseignement de la règle des participes. Il s'agit ici de la chair de notre chair et du sang de notre sang. Pour tout dire, si l'écolier n'emporte pas avec lui le vivant souvenir de nos gloires nationales; s'il ne sait pas que ses ancêtres ont combattu sur mille champs de bataille pour de nobles causes; s'il n'a pas appris ce qu'il a coûté de sang et d'efforts pour faire l'unité de notre patrie, et dégager ensuite du chaos de nos institutions vieillies les lois sacrées qui nous ont faits libres; s'il ne devient pas un citoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son drapeau, l'instituteur aura perdu son temps.
La respiration comme phénomène physico-chimique
Lavoisier
Premier mémoire sur la respiration des animaux
1789
1789
Voir le texte
La respiration n’est qu’une combustion lente de carbone et d’hydrogène, qui est semblable en tout à celle qui s’opère dans une
lampe ou dans une bougie allumée
, et que sous ce point de vue, les animaux qui respirent sont de véritables combustibles qui
brûlent et se consument. Dans la respiration comme dans la combustion, c’est l’air de l’atmosphère qui fournit l’oxygène et le
calorique. (...)
Les preuves de cette identité d’effets entre la respiration et la combustion se déduisent immédiatement de l’expérience. En effet,
l’air qui a servi à la respiration ne contient plus, à la sortie du poumon, la même quantité d’oxygène; il renferme non seulement du
gaz acide carbonique, mais encore beaucoup plus d’eau qu’il n’en contenait avec l’inspiration. Or, comme l’air vital ne peut se
convertir en acide carbonique que par une addition de carbone; qu’il ne peut se convertir en eau que par une addition d’hydrogène;
que cette double combinaison ne peut s’opérer sans que l’air vital perde une partie de son calorique spécifique, il en résulte que
l’effet de la respiration est d’extraire du sang une portion de carbone et d’hydrogène, et d’y déposer à la place une portion de son
calorique spécifique qui, pendant la circulation, se distribue avec leur sang dans toutes les parties de l’économie animale, et
entretient cette température à peu près constante qu’on observe dans tous les animaux qui respirent.
Petits arrangements entre croyants
Le Monde
Le Monde
14 avril 2012
14 avril 2012
Voir le texte
Une pincée de culture juive, un zeste de christianisme, le tout saupoudré d'esprit zen... De plus en plus de croyants s'éloignent des dogmes établis pour se construire une religion à la carte. Enquête sur ces fidèles d'une nouvelle Église : la leur.
Ils sont prêts à tout pour (re)trouver leur chemin. Prêts à braver les interdits et bousculer les normes, à envoyer valser les institutions et faire valser les dogmes. Au nom de l'authenticité, ils se libèrent d'un contrat qui leur a souvent été imposé. Par la famille d'abord, par la société ensuite. Eux, ce sont
les bricoleurs de religion
, les croyants hors piste, les fidèles qui choisissent à la carte. Ils boudent le menu et refusent de se faire servir un prêt-à-croire dans lequel ils ne se reconnaissent pas, ou plus. Pour faire la paix, avec eux-mêmes et avec le divin, ils aménagent les certitudes ancestrales. Ils ne renient rien, s'ouvrent à tout, et tentent d'en faire un tout. Croyances, pratiques et mystiques catholiques, protestantes, juives, orthodoxes, hindoues, soufies, bouddhistes, chamaniques... Ils font des mélanges, piochent des ingrédients, gardent un peu de cette saveur qui leur a été transmise et vont chercher quelque épice ailleurs, en Orient souvent.
Ils font leur petite cuisine, dans l'intimité de leur âme, à la recherche d'une recette qui, espère-t-il, aura le goût du bonheur
.
Étienne Levi n'a rien d'un fanatique prosélyte qui pense avoir trouvé LA vérité. Il a trouvé SA vérité. Son parcours spirituel, il le raconte avec beaucoup de conviction et une petite dose d'incrédulité. La « révélation » lui est tombée dessus un peu par hasard, au détour d'une conversation à laquelle il n'a d'abord rien compris. C'était il y a vingt ans, il avait 30 ans. Aujourd'hui, dans son petit appartement du douzième arrondissement de Paris, il n'y a aucun symbole religieux. Pourtant, Étienne est croyant et pratiquant. Il fête avec autant de ferveur Pessah, la Pâque juive, qui commémore l'exode des juifs hors d’Égypte, que la Pâque chrétienne, qui célèbre la résurrection de Jésus-Christ.
Issu d'une famille de confession juive originaire d'Algérie, Étienne s'est converti au protestantisme évangélique, sans toutefois renoncer à sa religion d'origine. Il appartient au mouvement des Juifs messianiques, aussi appelés les Juifs pour Jésus. Né à San Francisco au début des années 1970, ce groupe s'est constitué en France en 1992. Et depuis, il ne cesse de grandir. En France, on dénombre 1 000 croyants qui pratiquent régulièrement, et 10 000 sympathisants. «
C'est un phénomène qui se développe, affirme Josué Turnil, le directeur de l'antenne française. Nous suscitons de l'intérêt, de l'hostilité ou du mépris. Nous aidons ceux qui nous rejoignent à bien vivre leur croyance, notamment auprès de leur entourage, et à jongler entre les différentes pratiques
. » Ainsi, certains fidèles parlent de Chrismukkah, un néologisme alliant « Christmas » (Noël) et « Hanoukka », la fête des lumières. Une crèche d'un côté, un chandelier de l'autre.
Des juifs qui restent juifs tout en croyant que Jésus est le Messie ? «
Ma foi me rapproche au contraire de mon identité juive
», insiste Josué qui s'est fait baptiser dans le Jourdain par deux Arabes palestiniens chrétiens. «
Pour les gens, dit Étienne Levi, un juif ne peut pas croire en Jésus, ce que je comprends, j'étais comme ça. Chez nous, Jésus est un peu tabou, on grandit avec l'idée que ce n'est pas pour nous
. » Lorsqu'un ami, Juif pour Jésus, lui parle du chemin spirituel qu'il a emprunté, il en reste coi. A l'époque, il est peu porté sur la chose religieuse, mais sa curiosité est piquée et il décide de se plonger dans le Nouveau Testament. «
J'étais sous le choc, raconte-t-il. C'est l'histoire d'un juif, écrite par des juifs pour la plupart, et ça se passe en Israël. J'avais toujours cru que c'était une histoire de catholiques. Quelle claque ! L'Ancien Testament, c'est un peu comme si Dieu nous avait envoyé des lettres pour nous donner rendez-vous et j'ai eu le sentiment que nous, les juifs, n'étions pas venus à ce rendez-vous
. » Il s'est fait baptiser peu de temps après. «
Mais j'appartiens toujours au peuple juif
», précise-t-il.
Juifs pour Jésus, juifs bouddhistes (appelés « Jubu »), zen chrétiens, catholiques bouddhistes ou adeptes de mystiques soufies et de chamanisme... Les combinaisons sont infinies. Et
ils sont de plus en plus nombreux, croyants nomades, à s'affranchir des institutions religieuses et des dogmes pour se fabriquer une spiritualité sur mesure et renouer avec le sacré
. Les ressources disponibles pour bricoler s'étant considérablement élargies, encore faut-il faire son choix dans les rayons de ce qui ressemble aujourd'hui à un supermarché spirituel. «
Chacun construit, au fil de ses rencontres, son propre itinéraire, note Martine Cohen, chercheuse au CNRS. Les groupes rigoristes se fabriquent une image médiatique qui les rend très visibles. C'est une stratégie délibérée. Or les mouvements fondamentalistes ne sont pas forcément ceux qui se développent le plus. Au contraire. Ceux qui, sans revendiquer un engagement dans une religion particulière, ne se disent pas incroyants se multiplient
. » Et parmi eux, tout comme parmi les croyants, certains reconstruisent les discours établis. D'après un sondage Harris Interactive, publié en 2011, seul un Français sur trois environ (36%) déclare croire en Dieu tandis que 34 % se disent athées (en constante augmentation) et autant « flottent » dans leur foi. «
La France se sécularise, écrit le sociologue Sébastien Fath. Point de "retour de Dieu", en tout cas pas sur le mode d'une croyance collective "à l'ancienne". L'athéisme est cependant loin de tout balayer sur son passage. Ceux qui croyaient auparavant par habitude ou par conformisme s'éloignent aujourd'hui durablement, par millions. En revanche, le tiers de croyants déclarés exprime aujourd'hui sa foi sur des modes plus personnels, plus argumentés, plus affirmés
. »
Ils sont revenus de la raison et du progrès de la science comme sources de bonheur et veulent retrouver du sens sans se soumettre aveuglément et exclusivement à l'un des grands dogmes
. «
Cette démarche suit l'évolution moderne qui fait la part belle à l'individualisme et met l'accent sur l'authenticité : il est plus important de trouver son chemin que d'être conforme
, explique Louis Hourmant, chargé de cours à l'université de Paris-Est et responsable administratif de l'Institut européen en sciences des religions (IESR).
Ce phénomène, qui a démarré dans les années 1960, s'accentue. Auparavant, il touchait des gens qui héritaient d'une culture religieuse et comportait un aspect revendicatif et rebelle
. » A l'image de Bégonia Agiriano, 59 ans, professeure de français au Pays basque et adepte du zen. Élevée par une mère catholique très pratiquante, elle a suivi sa scolarité dans une école privée religieuse et s'est rendue à la messe quotidiennement jusqu'à l'âge de 15 ans, l'âge de sa crise de foi, l'âge où elle a cessé de fréquenter l'église et fâché sa mère. A l'université, alors féministe engagée, elle s'est mise à pratiquer le zazen (méditation assise de la pratique du bouddhisme zen) avec une bande de copains soixante-huitards. «
Ce n'était alors qu'un jeu, se souvient-elle. Mais au fur et à mesure, impressionnée par la posture et le silence de l'exercice, j'ai découvert un véritable chemin que, sans le savoir, je cherchais
. » A l'adolescence, elle avait abandonné le catholicisme de manière un peu vindicative et combattante. A l'âge adulte, et «
grâce au zazen
», elle s'est réconciliée avec son héritage religieux. Elle ne croit pas en ce Dieu «
qui juge et châtie
», mais en un «
Dieu amour
». Tous les jours, elle médite, des séances d'une heure trente au minimum, et tous les jours aussi, avant chaque repas, elle récite... le bénédicité. A sa sauce. Elle joint les mains, baisse la tête et remercie la vie.
«
Aujourd'hui
, poursuit Louis Hourmant,
et alors que l'inculture à l'égard de la religion dominante est croissante, les pratiquants, libérés de la pression familiale, croient par choix, sans agressivité aucune
. »
Dieu n'a plus de visage, il est une énergie, une présence. Le divin n'est pas autre, il est en soi
. L'enfer ne fait plus recette, mais le ciel, les miracles ou encore la vie après la mort sont des concepts qui résonnent. Contraintes de suivre le mouvement si elles ne veulent pas voir leurs brebis définitivement déserter leur champ, les Églises chrétiennes ont revisité la façon dont elles transmettent le message. Elles optent pour une vision plus optimiste de l'avenir et du salut. Le Dieu paternaliste - juge, sévère et tout-puissant - n'est plus, il a fait place à un Dieu maternel - réconfortant, bienveillant et tolérant, qui ne promet pas les hétérodoxes au purgatoire. «
Les institutions chrétiennes ont elles-mêmes contribué à cette évolution et n'ont pas fait que la subir
, explique Danièle Hervieu-Léger, sociologue à l'EHESS (École des hautes études en sciences sociales).
L'enseignement religieux par exemple a beaucoup changé : aujourd'hui il s'agit d'éveiller les enfants à une expérience spirituelle. Quant aux prêtres, ils ne prêchent plus sur l'Enfer, ils "métaphorisent" et parlent plutôt de la dégradation de la relation avec autrui. Ce sont des dispositifs qui permettent de rendre acceptables, pour le croyant moderne, des récits irrationnels. C'est un contrôle aux marges et aux frontières, qui norme le cadre mais pas les détails
. »
Individualisme, dérégulation des institutions, esprit critique et métissage sont autant de raisons de bricoler
.
Emmanuel Carat a 32 ans. Il y a trois ans, ce comédien, animateur événementiel et professeur de poker, s'est lancé dans une activité encore embryonnaire en France : officiant de cérémonie laïque. «
Je suis appelé par les personnes qui, agnostiques, d'obédiences différentes ou touche-à-tout, ne se retrouvent pas dans une seule religion mais veulent quelque chose d'unique. A eux, on ne propose que la mairie, très impersonnelle. Parce qu'ils n'appartiennent pas à une religion en particulier, ils devraient être privés d'une vraie cérémonie ? C'est absurde. J'ai tout de suite senti le potentiel du concept
. » Son carnet est rempli pour l'année : il doit célébrer 38 mariages et a reçu 280 demandes ces dix-huit derniers mois. Il est même retenu jusqu'au 21 juin 2014 ! Tous les symboles y sont : les demoiselles d'honneur, l'échange des vœux et des alliances... Tout, sauf la bénédiction d'un homme de Dieu. Emmanuel parle d'« ultrapersonnalisation » d'une cérémonie qui durera quarante-cinq minutes. Mise en scène, décors, texte, musique... «
Il n'y a aucune règle, les gens peuvent faire ce qu'ils veulent
», dit-il. Y compris choisir leurs propres rites : cérémonie du ruban (les futurs mariés nouent leurs mains), cérémonie du sable (deux sables différents sont versés dans un même vase) ou encore le « handfasting », l'union des mains (cérémonie de mariage ou de fiançailles païenne d'origine celtique).
«
Aujourd'hui, on peut bricoler à visage découvert sans finir sur un bûcher
, commente Danièle Hervieu-Léger.
L'idée qu'on puisse condamner la démarche spirituelle d'un individu n'est plus acceptable. Le bricolage fait partie des droits imprescriptibles d'un sujet croyant contemporain.
» Les traditionalistes aussi y ont droit, et ils ne s'en privent pas. Même s'ils s'en défendent. «
Ce sont eux aussi de grands bricoleurs, poursuit la sociologue. Ce qu'ils imputent à la tradition de tout temps est une pure invention. Ainsi lorsqu'ils affirment que les prêtres n'ont jamais eu le droit de se marier, que c'est inscrit dans la parole divine. Or, c'est la réforme grégorienne qui a "monasticisé" la vie des prêtres. L'institution, elle, est plus prudente et parle de discipline ancienne et actuelle de l’Église latine. Les traditionalistes postulent l'immuabilité de choses qui ont en réalité été construites dans le temps. C'est un bricolage différent, mais tout aussi cocasse
. »
Louise Couvelaire
Vivre avec 400 mots
Le Monde
Le Monde
19 mars 2005
19 mars 2005
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Le langage des jeunes des cités peut faire rire. Il renforce aussi leur exclusion.
La phrase a jailli mécaniquement. C'était il y a deux mois, à Grenoble. Sihem, 14 ans, venait d'intégrer l'Espace adolescents, une structure d'accueil visant à rescolariser des jeunes de 14 à 21 ans en rupture de scolarité ou aux portes de la délinquance. Ce jour-là, la jeune fille butait sur un exercice. « Je suis trop une Celte ! », s'est-elle alors exclamée. Interloqué, Antoine Gentil, son professeur, lui a demandé ce qu'elle voulait dire par « Celte » ? Et Sihem d'expliquer que, dans sa cité, le quartier de la Villeneuve, à Grenoble, ce mot était couramment utilisé pour désigner un(e) imbécile. Pourquoi et comment, à supposer qu'il soit orthographié de la même façon, a-t-il été détourné de son sens ? Sihem l'ignore. L'adolescente sait seulement qu'elle ne prononce plus beaucoup cette expression, en tout cas plus en classe. Elle veut « réussir dans la vie et avoir un métier » et espère reprendre bientôt une scolarité normale, commencer une formation, faire des stages. « Pour cela, il faut que j'apprenne à bien parler », reconnaît-elle.
L'Espace adolescents de Grenoble, placé sous la tutelle du Comité dauphinois d'action socio-éducative (Codase), met justement l'accent sur le réapprentissage du langage. La plupart des adolescents qui arrivent ici présentent des difficultés avec la langue française, à laquelle ils ont substitué une langue « des cités » souvent comprise d'eux seuls. « Nous essayons de les en détacher, le plus souvent par l'entremise de jeux, explique Marie-France Caillat, éducatrice au sein de la structure. A chaque fois, par exemple, qu'un jeune emploie l'expression «sur la vie de ma mère», nous prononçons immédiatement devant lui le prénom de sa mère, ce qui a pour effet de le déstabiliser. Quand un autre lance «sur le Coran» à la manière d'un juron, nous lui faisons reprendre sa phrase en remplaçant «Coran» par «canard». On arrive, comme ça, à faire changer leurs habitudes linguistiques. Mais ce n'est pas simple. Ces jeunes donnent l'impression d'être de véritables friches. On dirait que rien n'a été cultivé chez eux, qu'ils se sont constitués tout seuls. »
Les enseignants et les éducateurs qui cohabitent dans cet établissement ne s'appliqueraient pas à sevrer ces jeunes de leur langage si celui-ci n'était pas devenu trop « encombrant » en dehors de leurs quartiers. Qu'on l'appelle « argot des cités », « parler banlieue » ou « langage des jeunes », ce jargon a été beaucoup étudié « culturellement ». Des chercheurs ont décrypté sa structure, décortiqué son vocabulaire, répertorié ses emprunts aux langues des communautés immigrées. Des artistes en ont fait un sujet en tant que tel, comme le réalisateur Abdellatif Kechiche avec
L'Esquive
, grand vainqueur de la dernière cérémonie des Césars. Bernard Pivot a glissé des « meufs » dans une de ses dictées. Les dictionnaires ont même ouvert leurs pages à certains de ses mots, comme teuf, keum, keuf ou beur (et beurette), également tirés du verlan.
N'était-ce pas oublier que ce langage, généralement débité à toute vitesse et sans beaucoup articuler, se heurte aussi à une autre réalité : celle du monde extérieur et de la vie de tous les jours ? Pas simple de chercher du travail, d'ouvrir un compte en banque ou de s'inscrire à la Sécurité sociale quand on ne possède que « 350 à 400 mots, alors que nous en utilisons, nous, 2 500 », estime ainsi le linguiste Alain Bentolila, pour qui cette langue est d'une « pauvreté » absolue. « Je veux bien qu'on s'émerveille sur ce matériau linguistique, certes intéressant, mais on ne peut pas dire : «Quelle chance ont ces jeunes de parler cette langue !», objecte ce professeur de linguistique à la Sorbonne. Dans tout usage linguistique, il existe un principe d'économie qui consiste à dépenser en fonction de ce qu'on attend. Si je suis dans une situation où l'autre sait quasiment tout ce que je sais, les dépenses que je vais faire vont être minimes. En fait, «ça va sans dire». Et si «ça va sans dire», pourquoi les mots ? Cette langue est une langue de proximité, une langue du ghetto. Elle est parlée par des jeunes qui sont obligés d'être là et qui partagent les mêmes anxiétés, les mêmes manques, la même exclusion, le même vide. » Selon lui, « entre 12 % et 15% de la population jeune » utiliserait aujourd'hui exclusivement ce langage des « ticés » (cités).
Dans l'agglomération grenobloise, « un bon tiers des 800 jeunes que nous suivons sont confrontés à des problèmes d'expression, témoigne Monique Berthet, la directrice du service de prévention spécialisée du Codase. Et plus ça va, plus leur vocabulaire diminue. On voit souvent, dans nos structures, un jeune prendre le téléphone et demander abruptement : «Allô ?... C'est pour un stage.» A l'autre bout du fil, la personne doit alors deviner que son interlocuteur est un élève de troisième et qu'il sollicite un stage de découverte. » Convaincre des jeunes de renoncer à leur argot, comme on le fait à Grenoble, relève du défi. « Ils sont très réticents quand on leur propose de revenir au b.a.-ba du français. Il arrive même qu'ils nous jettent leur cahier à la figure, raconte Aziz Sahiri, conseiller technique au Codase et ancien adjoint au maire de Grenoble en charge de la prévention de la délinquance (1989-1995). Pour eux, parler bien ou mal, c'est anecdotique. On se doit pourtant de les convaincre qu'il n'y pas d'autre choix que de posséder le code commun général. C'est le seul moyen, pour eux, de sortir de leur condition. Ils sont condamnés à parler le français commun. Et leur peine, c'est l'école. »
Est-ce un hasard si des spécialistes en prévention de la délinquance s'intéressent autant à cette « fracture linguistique » ? De la carence orale à la violence physique, le pas peut être rapide. « L'incapacité à s'exprimer génère de la frustration. Faute de mots, l'instrument d'échange devient alors la castagne. Et moins on est capable d'élaborer des phrases, plus on tape », poursuit Aziz Sahiri. Sa collègue, Monique Berthet, se souvient d'un jeune incapable d'expliquer les raisons de son retard à un atelier : « Son impuissance à dire l'a conduit dans un registre d'agressivité. Il s'en est pris aux objets qui étaient là, en l'occurrence des pots de peinture. Il était comme acculé par les mots. »
Alain Bentolila a été témoin, lui, d'une scène de « passage à l'acte » encore plus symptomatique au tribunal de Créteil. Accusé d'avoir volé des CD dans un supermarché, un jeune se faisait littéralement « écraser », ce jour-là, par l'éloquence d'un procureur verbeux à souhait. « Le gars n'arrivait pas à s'exprimer, raconte le linguiste. Le procureur lui a alors lancé : «Mais arrêtez de grogner comme un animal !» Le type a pris feu et est allé lui donner un coup de boule. J'ai eu l'impression que les mots se heurtaient aux parois de son crâne, jusqu'à l'explosion. Quand on n'a pas la possibilité de laisser une trace pacifique dans l'intelligence d'un autre, on a tendance, peut-être, à laisser d'autres traces. C'est ce qu'a voulu faire ce gars en cassant le nez de ce procureur. » Une « trace » chèrement payée : six mois de prison ferme.
Le plus étonnant, toutefois, dans cet idiome né au pied des HLM, est son succès loin des quartiers défavorisé. Des expressions comme « niquer sa race », « kiffer une meuf » ou « j'hallucine grave » s'enracinent dans les centres-villes. L'inimitable accent « caillera » (racaille) accompagne le mouvement, de même que certaines onomatopées, comme ce petit claquement de langue lâché en fin de phrase pour acquiescer un propos. « Tout cela donne un genre, un «zarma», comme disent les jeunes, observe Alain Bentolila. La langue des cités présente une facilité linguistique assez enviable, qui peut devenir de l'ordre du modèle pour les classes moyennes. Ce qui est un échec - parler 350 mots quand il en faut 2 500 - devient alors un signe de reconnaissance et de regroupement. Il faut parler cette langue pour ne pas passer pour un bouffon ou un intello. »
« Langage des exclus » désormais parlé par des non-exclus, cet argot serait-il en train de perdre son âme ? Non, car sa caractéristique est aussi de muer en permanence. Le parler urbain d'aujourd'hui n'a presque plus rien à voir avec la tchatche de la fin des années 1990. Le verlan serait ainsi en très nette perte de vitesse dans le processus de renouvellement du vocabulaire banlieusard. « On ne l'utilise pratiquement plus, car le verlan est passé dans le domaine public ! », s'amuse Franck, qui vit dans le quartier du Bois sauvage, à Evry. Avec sept autres jeunes de sa cité, Franck travaille sur l'élaboration d'un « lexique de la banlieue ». Depuis un an, ces garçons et filles de 16 à 22 ans aux parcours scolaires agités s'emploient à donner une définition et une étymologie à quelque 300 mots et expressions dûment sélectionnés. Les innovations les plus récentes figurent dans cet ouvrage, qu'ils espèrent publier en septembre.
Quelques extraits ? Un jeune affirme, par exemple, qu'il se sent « moelleux », quand il a la flemme de bouger. S'il « est Alcatraz », c'est que ses parents lui interdisent de sortir de chez lui. Et s'il « est en bordel », il faut seulement comprendre qu'il est train de galérer. Emprunté à l'anglais, le mot « bad » ne veut pas dire « mauvais », mais son contraire « bon » - preuve que le jeu est bien de brouiller les pistes. La palme de la métaphore revient toutefois à l'expression « boîte de six », utilisée pour décrire un fourgon de police : une allusion aux emballages de poulet frit, de type nuggets, vendus chez McDonald's. Par extension, une « boîte de vingt » désigne un car de CRS.
« Quand tu utilises pour la première fois un mot et que ce mot reste dans le langage, c'est une grande fierté », indique Cédric. « Surtout que le vocabulaire n'est pas le même d'un département à l'autre, d'une ville à l'autre, et même parfois d'une cité à l'autre, souligne Dalla. L'autre jour, je suis allée dans le 95 : là-bas, une meuf, c'est une darzouze. Je ne sais pas d'où ça vient. » A Evry, dans le 91, les garçons appellent les filles des « cuisses » et les filles nomment les garçons des « bougs », contraction du créole « bougres ». Dalla et ses copines ont aussi leur « propre vocabulaire pour ne pas se faire comprendre des mecs ». Elles s'envoient également entre elles du « frère » à tire-larigot. Alors que Franck, le Blanc, et Cédric, le Noir, s'appellent respectivement « négro ». « Cela ne veut pas dire qu'on est racistes. Blacks, Blancs ou «Hindous», on a tous grandi dans la même cité. On peut se permettre des familiarités sur nos différences de culture. C'est un jeu », explique Franck. S'ils se sont lancés dans ce projet de lexique, c'est pour « faire un pont avec l'extérieur » et montrer que cette langue est « le plus beau des langages, le plus imagé ». Mais rappeler, aussi, qu'ils savent utiliser le français courant, comme en attestent les définitions qu'ils s'appliquent à rédiger. « Le français, c'est comme le vélo, ça ne s'oublie pas, assure Cédric. Nous, on est bilingues. On parle aussi bien la langue des cités que le français traditionnel. »
« Bilingue », Raphaël l'est aussi. Mais lui s'est volontairement « détaché » de cette langue des cités, au point de revendiquer un « BTS du bien parler ». Avec une trentaine de jeunes d'Hérouville-Saint-Clair, dans la banlieue de Caen, il a créé Fumigène, un magazine soigneusement réalisé et consacré à la « littérature de rue » et à la culture hip-hop. « On voulait casser les clichés persistants sur les jeunes des cités qui ne foutent rien de la journée, explique Raphaël, 23 ans. Nous aussi, les jeunes des quartiers, avons des idées et des opinions. Et, pour les exprimer, il n'y a pas d'autre solution que d'employer le langage académique. Des écrivains comme Faïza Guène et Rachid Djaïdani, qui viennent de la banlieue, ou des rappeurs comme Akhénaton, Oxmo Puccino et Kery James utilisent tous le langage du savoir. Parler la même langue que l'autre, c'est prendre ses armes pour gagner le combat. Les jeunes en ont conscience. Des expressions comme «le savoir est une arme» ou «les mots sont des balles» se font entendre de plus en plus dans les quartiers. »
Mais que valent les mots face aux clichés ? Il y a peu, Raphaël est allé présenter son magazine au responsable culturel d'une collectivité territoriale, dans l'espoir d'obtenir une subvention. Sans succès. « C'est trop bien écrit », lui a-t-on répondu.
Frédéric Potet
L'ethnocentrisme
Lévi-Strauss
Race et histoire
1952
1952
Voir le texte
L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n'est pas de chez nous » , « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l'Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement. Il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la
confusion et à l'inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d'admettre le fait même de la diversité culturelle on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit.
Ce point de vue naïf, mais profondément ancré chez la plupart des hommes, n'a pas besoin d'être discuté puisque cette brochure en constitue précisément la réfutation. I1 suffira de remarquer ici qu'il recèle un paradoxe assez significatif. Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu'on choisit de considérer comme tels) hors de l'humanité, est justement l'attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. On sait, en effet, que la notion d'humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l'espèce humaine, est d'apparition fort tardive et d'expansion limitée. Là même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il n'est nullement certain l'histoire récente le prouve qu'elle soit établie à l'abri des équivoques ou des régressions. Mais, pour de vastes fractions de l'espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion paraît être totalement absente. L'humanité cesse aux
frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village; à tel point qu'un grand nombre de populations dites primitives se désignent d'un nom qui signifie les hommes » (ou parfois dirons-nous avec plus de discrétion les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaines, niais sont tout au plus composés de «
mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou d' « œufs de pou ». On va souvent jusqu'à priver l'étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ». Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l'Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d'enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une me, ces derniers s'employaient à immerger des blancs
prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction.
Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous retrouverons ailleurs sous d'autres formes) c'est dans la mesure même où l'on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l'on s'identifie le plus complètement avec celles qu'on essaye de nier. En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages» ou « barbares » de ses représentants, on
ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie.
La prohibition de l'inceste
Lévi-Strauss
Les Structures élémentaires de la Parenté
1948
1948
Voir le texte
Considérée comme interdiction, la prohibition de l'inceste se borne à affirmer, dans un domaine essentiel à la survie du groupe, la prééminence du social sur le naturel, du collectif sur l'individuel, de l'organisation sur l'arbitraire. Mais même à ce point de l'analyse, la règle en apparence négative a déjà engendré sa converse : car toute interdiction est en même temps, et sous un autre rapport, une prescription. [...]
[...] l'aspect négatif n'est que l'aspect fruste de la prohibition. Le groupe au sein duquel le mariage est interdit évoque aussitôt la notion d'un autre groupe, [...] au sein duquel le mariage est, selon les cas, simplement possible, ou inévitable; la prohibition de l'usage sexuel de la fille ou de la sœur contraint à donner en mariage la fille ou la sœur à un autre homme, et, en même temps, elle crée un droit sur la fille ou la sœur de cet autre homme. Ainsi, toutes les stipulations négatives de la prohibition ont-elles une contrepartie positive. La défense équivaut à une obligation; et renonciation ouvre la voie à une revendication. [...] La prohibition de l'inceste n'est pas seulement [...] une interdiction : en même temps qu'elle défend, elle ordonne. La prohibition de l'inceste, comme l'exogamie qui est son expression sociale élargie, est une règle de réciprocité. La femme qu'on se refuse, et qu'on vous refuse, est par cela même offerte. A qui est-elle offerte ? Tantôt à un groupe défini par les institutions, tantôt à une collectivité indéterminée et toujours ouverte, limitée seulement par l'exclusion des proches, comme c'est le cas dans notre société. Mais à cette étape de notre recherche, nous croyons possible de négliger les différences entre la prohibition de l'inceste et l'exogamie : envisagées à la lumière des considérations précédentes, leurs caractères formels sont, en effet, identiques. Il y a plus : que l'on se trouve dans le cas technique du mariage dit « par échange », ou en présence de n'importe quel autre système matrimonial, le phénomène fondamental qui résulte de la prohibition de l'inceste est le même :
à partir du moment où je m'interdis l'usage d'une femme, qui devient ainsi disponible pour un autre homme, il y a, quelque part, un homme qui renonce à une femme qui devient, de ce fait, disponible pour moi
. Le contenu de
la prohibition
n'est pas épuisé dans le fait de la prohibition;
celle-ci n'est instaurée que pour garantir et fonder, directement ou indirectement, immédiatement ou médiatement, un échange
.
Identité personnelle
Locke
Essai philosophique concernant l'entendement humain
1690
1690
Voir le texte
Cela posé, pour trouver en quoi consiste l'identité personnelle, il faut voir ce qu'emporte le mot de personne. C'est, à ce que je crois, un Être pensant et intelligent, capable de raison et de réflexion, et qui se peut consulter soi-même comme le même, comme une même chose qui pense en différents temps et en différents lieux ; ce qu'il fait uniquement par le sentiment qu'il a de ses propres actions, lequel est inséparable de la pensée, et lui est, ce me semble, entièrement essentiel, étant impossible à quelque Être que ce soit d'apercevoir sans apercevoir qu'il aperçoit. Lorsque nous voyons, que nous entendons, que nous flairons, que nous goûtons, que nous sentons, que nous méditons, ou que nous voulons quelque chose, nous le connaissons à mesure que nous le faisons. Cette connaissance accompagne toujours nos sensations et nos perceptions présentes : et c'est par là que chacun est à lui-même ce qu'il appelle soi-même. [...] Car puisque la conscience accompagne toujours la pensée, et que c'est là ce qui fait que chacun est ce qu'il nomme soi-même, et par où il se distingue de toute autre chose pensante : c'est aussi en cela seul que consiste l'identité personnelle, ou ce qui fait qu'un Être raisonnable est toujours le même. Et aussi loin que cette conscience peut s'étendre sur les actions ou les pensées déjà passées, aussi loin s'étend l'identité de cette personne : le soi est présentement le même qu'il était alors : et cette action passée a été faite par le même soi que celui qui se la remet à présent dans l'esprit.
Loi et liberté
Locke
Deuxième traité du gouvernement civil
1690
1690
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La loi ne consiste pas tant à limiter un agent libre et intelligent qu’à le
guider vers ses propres intérêts, et elle ne prescrit pas au-delà de ce qui conduit au bien général de ceux qui sont assujettis à cette loi. S’ils pouvaient être plus heureux sans elle, la loi s’évanouirait comme une chose inutile ; et ce qui nous empêche seulement de tomber dans les marais et les précipices mérite mal le nom de contrainte. De sorte que, quelles que soient les erreurs commises à son propos, la
finalité de la loi n’est pas d’abolir ou de restreindre mais de préserver et d’élargir la liberté; et dans toutes les conditions des êtres créés qui sont capables de vivre d’après des lois, là où il n’y a pas de loi, il n’y a pas de liberté. Car la liberté consiste à être délivré de la contrainte et de la violence exercées par autrui, ce qui ne peut être lorsqu’il n’y a point de loi ; mais la liberté n’est pas ce que l’on nous dit, à savoir une liberté, pour tout homme, de faire ce qui lui plaît (car qui peut être libre quand n’importe quel homme peut nous imposer ses humeurs ?). Mais c’est une liberté de disposer et d’ordonner comme on l’entend sa personne, ses actions, ses biens et l’ensemble de sa propriété, dans les limites de ce qui est permis par les lois auxquelles on est soumis; et, dans ces limites, de ne pas être assujetti à la volonté arbitraire de quiconque, mais de suivre librement sa propre volonté.
A-t-on le droit de résister ?
Locke (John)
Traité du gouvernement civil
1690
1690
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Pourtant, a-t-on le droit de résister aux ordres d’un Prince ? La résistance est-elle légitime toutes les fois qu’un individu s’estime lésé, ou s’imagine qu’on ne lui rend pas justice ? Cela va fausser et bouleverser toutes les sociétés politiques et, au lieu du gouvernement et de l’ordre, ne laisser subsister que l’anarchie et la confusion.
À cela, je réponds qu’il ne faut opposer la force qu’à la force injuste et illégitime. Que quiconque résiste en toute autre circonstance attire sur lui une juste condamnation, à la fois celle de Dieu et celle des hommes; et qu’il ne s’ensuit point que toutes les fois qu’on s’opposera aux entreprises d’un Souverain, il en doive résulter des malheurs et de la confusion. (…)
Mais si le procédé injuste du Prince ou du Magistrat s’est étendu jusqu’au plus grand nombre des membres de la société, et a attaqué le corps du peuple; ou si l’injustice et l’oppression ne sont tombées que sur peu de personnes, mais à l’égard de certaines choses qui sont de la dernière conséquence, en sorte que tous soient persuadés, en leur conscience, que leurs lois, leurs biens, leurs libertés, leurs vies sont en danger, et peut-être même leur religion, je ne saurais dire que ces sortes de gens ne doivent pas résister à une force si illicite dont on use contre eux. C’est un inconvénient, je l’avoue, qui regarde tous les gouvernements, dans lesquels les conducteurs sont devenus généralement suspects à leur peuple, et il ne saurait y avoir d’état plus dangereux pour ceux qui tiennent les rênes du gouvernement, mais où ils soient moins à plaindre, parce qu’il leur était facile d’éviter un tel état; car, il est impossible qu’un Prince ou un Magistrat, s’il n’a en vue que le bien de son peuple et la conservation de ses sujets et de leurs lois, ne le fasse connaître et sentir; tout de même qu’il est impossible qu’un père de famille ne fasse remarquer à ses enfants, par sa conduite, qu’il les aime et prend soin d’eux.
L'âme est comme une table rase
Locke (John)
Essai philosophique concernant l’entendement humain
1690
1690
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La première chose qui se présente à examiner, c'est : Comment l'homme vient à avoir toutes ces idées ? Je sais que c'est un sentiment généralement établi, que tous les hommes ont des idées innées, certains caractères originaux qui ont été gravés dans leur âme, dès le premier moment de leur existence.
Supposons donc qu'au commencement, l'âme est ce qu'on appelle une Table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu’elle soit. Comment vient-elle à recevoir des idées ? Par quel moyen en acquiert-elle cette prodigieuse quantité que l'imagination de l’homme, toujours agissante et sans bornes, lui présente avec une variété presque infinie? D'où puise-t-elle tous ces matériaux qui font comme le fond de tous ses raisonnements et de toutes ses connaissances ? A cela je réponds en un mot, de l’expérience: c'est le fondement de toutes nos connaissances, et c'est de là qu'elles tirent leur première origine. Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre âme, que nous apercevons et sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées. Ce sont là les deux sources d'où découlent toutes les idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir naturellement.
Et premièrement nos sens étant frappés par certains objets extérieurs, font entrer dans notre âme plusieurs perceptions distinctes des choses, selon les diverses manières dont ces objets agissent sur nos sens. C'est ainsi que nous acquérons les idées que nous avons du blanc, du jaune, du chaud, du froid, du dur, du mou, du doux, de l'amer, et de tout ce que nous appelons qualités sensibles. Nos sens, dis-je, font entrer toutes ces idées dans notre âme, par où j’entends qu'ils font passer des objets extérieurs dans l'âme ce qui y produit ces sortes de perceptions. Et comme cette grande source de la plupart des idées que nous avons, dépend entièrement de nos sens, et se communique par leur moyen à l'entendement, je l'appelle sensation.
L’autre source d'où l'entendement vient à recevoir des idées, c'est la perception des opérations de notre âme sur les idées qu'elle a reçues par les sens : opérations qui devenant l'objet des réflexions de l'âme, produisent dans l'entendement une autre espèce d'idées, que les objets extérieurs n'auraient pu lui fournir : telles que sont les idées de ce qu'on appelle apercevoir, penser, douter, croire, raisonner, connaître, vouloir, et toutes les différentes actions de notre âme, de l'existence desquelles étant pleinement convaincus, parce que nous les trouvons en nous-mêmes, nous recevons par leur moyen des idées aussi distinctes, que celles que les corps produisent en nous, lorsqu'ils viennent à frapper nos sens. C'est là une source d'idées que chaque homme a toujours en lui-même ; et quoique cette faculté ne soit pas un sens, parce qu'elle n'a rien à faire avec les objets extérieurs, elle en approche beaucoup, et le nom de sens intérieur ne lui conviendrait pas mal. Mais comme j'appelle l'autre source de nos idées Sensation, je nommerai celle-ci Réflexion, parce que l’âme ne reçoit par son moyen que les idées quelle acquiert en réfléchissant sur ses propres opérations.
C'est pourquoi je vous prie de remarquer, que dans la suite de ce discours, j'entends par Réflexion la connaissance que l’âme prend de ses différentes opérations, par où l’entendement vient à s'en former des idées.
Ce sont là, à mon avis, les seuls principes d'où toutes nos idées tirent leur origine, à savoir les choses extérieures et matérielles qui sont les objets de la Sensation, et les opérations de notre esprit, qui sont les objets de la Réflexion.
L'âme même est matérielle
Lucrèce
De la nature
Livre III
1er siècle av. JC
1er siècle av. JC
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Ce que je dirai tout d'abord, c'est que l'esprit ou, comme nous l'appelons souvent, la pensée, conseil et gouvernement de notre vie, est une partie de l'homme non moins réellement que la main, le pied et les yeux sont des parties de tout l'être vivant. En vain une foule de philosophes assurent que le sentiment et la pensée n'ont pas dans l'homme un siège particulier; mais, disent-ils, c'est une disposition vitale du corps, appelée
harmonie
par les Grecs, quelque chose qui nous fait vivre et sentir. (...)
Et puisque nous avons découvert que l'esprit et l'âme sont une partie du corps, rends aux Grecs ce nom d'harmonie descendu pour les musiciens du haut de l'Hélicon ou qu'ils ont tiré je ne sais d'où pour l'appliquer à un objet qui n'avait pas encore de nom à lui. Qu'ils le gardent en tout cas ! Et toi, suis le fil de mon discours.
Je dis maintenant que l'esprit et l'âme se tiennent étroitement unis et ne forment ensemble qu'une même substance; toutefois ce qui est la tête et comme le dominateur de tout le corps, c'est le conseil que nous appelons esprit et pensée; lui, il se tient au centre de la poitrine. C'est là en effet que bondissent l'effroi et la peur, c'est là que la joie palpite doucement, c'est donc là le siège de l'esprit et de la pensée.
L'autre partie, l'âme, répandue par tout le corps, obéit à la volonté de l'esprit et se meut sous son impulsion. L'esprit a le privilège de penser par lui-même et pour lui, et aussi de se réjouir en soi, dans le moment où l'âme et le corps n'éprouvent aucune impression. Et de même que la tête ou l'œil peuvent éprouver une douleur particulière sans que le corps entier s'en trouve affecté, de même l'esprit peut être seul à souffrir ou à s'animer de joie pendant que le reste de l'âme disséminé à travers nos membres ne ressent plus aucune émotion. Mais une crainte particulièrement violente vient-elle s'abattre sur l'esprit, nous voyons l'âme entière y prendre part dans nos membres : la sueur alors et la pâleur se répandent sur tout le corps, la langue bégaye, la voix s'éteint, la vue se trouble, les oreilles tintent, les membres défaillent, au point qu'à cette terreur de l'esprit nous voyons souvent des hommes succomber. En faut-il plus pour montrer que l'âme est unie intimement à l'esprit ? Une fois que l'esprit l'a violemment heurtée, elle frappe à son tour le corps et l'ébranle.
Les mêmes raisons avertissent que l'esprit et l'âme sont de nature corporelle : car s'ils portent nos membres en avant, arrachent notre corps au sommeil, nous font changer de visage, dirigent et gouvernent tout le corps humain, comme rien de tout cela ne peut se produire sans contact, ni le contact s'effectuer sans corps, ne devons-nous pas reconnaître la nature corporelle de l'esprit et de l'âme ?
Les dieux
Lucrèce
De la nature
1er siècle av. JC
1er siècle av. JC
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Prétendre que c’est pour les hommes que les dieux ont voulu préparer le monde et ses merveilles; qu’en conséquence leur admirable ouvrage mérite toutes nos louanges; qu’il faut le croire éternel et voué à l’immortalité; que cet édifice bâti par l’antique sagesse des dieux à l’intention du genre humain et fondé sur l’éternité, il est sacrilège de l’ébranler sur les bases par aucune attaque, de le malmener dans ses discours, et de le renverser de fond en comble; tous ces propos, et tout ce qu'on peut imaginer de plus dans ce genre ne sont que pure déraison. Quel bénéfice des êtres jouissant d’une éternelle béatitude pouvaient-ils espérer de notre reconnaissance, pour entreprendre de faire quoi que ce soit en notre faveur ? Quel événement nouveau a pu les pousser, après tant d’années passées dans le repos, à vouloir changer leur vie précédente ? Sans doute la nouveauté doit plaire à ceux qui souffrent de l’état ancien. Mais celui qui n’avait point connu la souffrance dans le passé, alors qu’il vivait de beaux jours, quelle raison a pu l’enflammer d’un tel amour de la nouveauté ? Et pour nous quel mal y avait-il à n’être pas créés ? Croirai-je que la vie se traînait dans les ténèbres et la douleur, jusqu’à ce qu’elle eût vu luire le jour de la création des choses ? Sans doute, une fois né, tout être tient à conserver l’existence, tant qu’il se sent retenu par l’attrait du plaisir. Mais pour qui n’a jamais savouré l’amour de la vie, et qui n’a jamais compté parmi les créatures, quel mal y a-t-il à n’être point créé ?
Différences culturelles
Malson (Lucien)
Les enfants sauvages
1964
1964
Voir le texte
L’homme reçoit du milieu, d’abord, la définition du bon et du mauvais, du confortable et de l’inconfortable. Ainsi le Chinois va-t-il vers les œufs pourris et l’Océanien vers le poisson décomposé. Ainsi pour dormir, le pygmée recherche t’il la meurtrissante fourche de bois et le japonais place t’il sous sa tête le dur billot. L’homme tient aussi de son environnement culturel une manière de voir et de penser le monde. Au Japon, où il est poli de juger les hommes plus vieux qu’ils ne paraissent, même en situation de test et de bonne foi, les sujets continuent de commettre des erreurs par excès. On a montré que la perception, celle des couleurs, celle des mouvements, celle des sons – les Balinais se montrent très sensibles aux quarts de tons par exemple – se trouve orientée et structurée selon les modes d’existence. L’homme emprunte enfin à l’entourage des attitudes affectives typiques. Chez les Maoris, où l’on pleure à volonté, les larmes ne coulent qu’au retour du voyageur, jamais à son départ. Chez les Eskimos, qui pratiquent l’hospitalité conjugale, la jalousie s’évanouit comme à Samoa ; en revanche, le meurtre d’un ennemi personnel y est considéré normal, alors que la guerre – combat de tous contre tous, et surtout contre des inconnus – paraît le comble de l’absurde ; la mort ne semble pas cruelle, les vieillards l’acceptent comme un bienfait et l’on se réjouit pour eux. Dans les îles d’Alor le mensonge ludique est tenu pour naturel : les fausses promesses à l’égard des enfants sont le divertissement courant des adultes. Un même esprit de taquinerie se rencontre dans l’île de Normanby où la mère, par jeu, retire le sein à l’enfant qui tête. La pitié pour les vieillards varie selon les lieux et les conditions économico-sociales : certains Indiens, en Californie, les étouffaient, d’autres les abandonnaient sur les routes. Aux îles Fidji, les indigènes les enterraient vivants. Le respect des parents n’est pas moins soumis aux fluctuations géographiques. Le père garde droit de vie et de morts en certains lieux du Togo, du Cameroun, du Dahomey ou chez les Négritos des Philippines. En revanche, l’autorité paternelle était nulle ou quasi nulle dans le Kamtchatka précommuniste ou chez les aborigènes du Brésil. Les enfants Tarahumara frappent et injurient facilement leurs ascendants. Chez les Eskimos – encore eux – le mariage se fait par achat. Chez les Urabima d’Australie un homme peut avoir des épouses secondaires qui sont les épouses principales d’autres hommes (…) La sensibilité dite « masculine » ici, peut-être, ailleurs une caractéristique « féminine » comme chez les Tchambuli, par exemple, où la femme, dans la famille, domine et assume le rôle de direction.
Enfants sauvages et nature humaine
Malson (Lucien)
Les enfants sauvages
1964
1964
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C’est une idée désormais conquise que l’homme n’a point de nature mais qu’il a -ou plutôt qu’il est - une histoire. (...) Certes, la notion même d’instinct, dans la psychologie animale, a perdu la rigidité qu’elle avait jadis. On sait aujourd’hui, que l’imitation, l’apprentissage des tâches chez les animaux supérieurs indiquent le rôle non négligeable de l’entourage dans la maturation de l’instinct. Malgré tout, celui-ci n’en continue pas moins d’apparaître comme un “a priori de l’espèce” dont chaque être exprime la force directrice d’une manière assez précise, même dans le cas d’un précoce isolement. c’est en ce sens qu’un comportement animal renvoie tout de même à quelque chose comme une nature. Chez l’enfant, tout isolement extrême révèle l’absence en lui de ces solides a priori, de ces schèmes adaptatifs spécifiques. Les enfants privés trop tôt de tout commerce social, -ces enfants qu’on appelle “sauvages”- demeurent démunis dans leur solitude au point d’apparaître comme des animaux dérisoires, comme de moindres animaux. Au lieu d’un état de nature où l’homo sapiens et l’homo faber rudimentaires se laisseraient apercevoir, il nous est donné d’observer une simple condition aberrante (...).
La vérité est que le comportement, chez l’homme, ne doit pas à l’hérédité spécifique ce qu’il lui doit chez l’animal. Le système de besoins et de fonctions biologiques, légué par le génotype, à la naissance, apparente l’homme à tout être animé sans le caractériser, sans le désigner comme membre de l’“espèce humaine”. En revanche cette absence de déterminations particulières est parfaitement synonyme d’une présence de possibles indéfinis. (...) Ce que l’analyse même des similitudes retient de commun chez les hommes, c’est une structure de possibilités, voire de probabilités qui ne peut passer à l’être sans contexte social, quel qu’il soit. Avant la rencontre d’autrui, et du groupe, l’homme n’est rien que des virtualités aussi légères qu’une transparente vapeur. (...)
Le naturel, en l’homme, c’est ce qui tient à l’hérédité, le culturel c’est ce qui tient à l’héritage (héritage congénital durant la gestation même, périnatal et post-natal au moment de la naissance et tout au long de l’éducation). Il n’est pas facile, déjà, de fixer les frontières du naturel et du culturel dans le domaine purement organique. La taille, le poids de l’enfant, par exemple, sont sous la dépendance de potentialités héréditaires, mais aussi de conditions d’existence plus ou moins favorables qu’offrent le niveau et le mode de civilisation. (...) Dans le domaine psychologique les difficultés d’un clivage rigoureux entre le naturel et le culturel deviennent de pures et simples impossibilités. La vie biologique a des conditions physiques extérieures qui l’autorisent à être et à se maintenir, la vie psychologique de l’homme a des conditions sociales qui lui permettent de surgir et de se perpétuer.
L'histoire est la connaissance du passé humain
Marrou (Henri-Irénée)
De la connaissance historique
1954
1954
Voir le texte
Qu'est-ce donc que l'histoire ? Je proposerai de répondre :
L'histoire est la connaissance du passé humain
. (...)
Nous dirons
connaissance
et non pas (...) "narration du passé humain" ou encore "oeuvre littéraire visant à le retracer"; sans doute, le travail historique doit normalement aboutir à une oeuvre écrite (...), mais il s'agit là d'une exigence de caractère pratique (la mission sociale de l'historien...) : de fait, l'histoire existe déjà, parfaitement élaborée dans la pensée de l'historien avant même qu'il l'ait écrite; quelles que puissent être les interférences des deux types d'activité, elles sont logiquement distinctes.
Nous dirons
connaissance
et non pas, comme d'autres, "recherche" ou "étude" (bien que ce sens d'"enquête" soit le sens premier du mot grec
historia
), car c'est confondre la fin et les moyens; ce qui importe c'est le résultat atteint par la recherche : nous ne la poursuivrions pas si elle ne devait pas aboutir; l'histoire se définit par la vérité qu'elle se montre capable d'élaborer. Car, en disant
connaissance
, nous entendons connaissance valide, vraie : l'histoire s'oppose par là à ce qui serait, à ce qui est représentation fausse ou falsifiée, irréelle du passé, à l'utopie, à l'histoire imaginaire (...), au roman historique, au mythe, aux traditions populaires ou aux légendes pédagogiques - ce passé en images d'Epinal que l'orgueil des grands Etats modernes inculque, dès l'école primaire, à l'âme innocente de ses futurs citoyens.
Sans doute cette vérité de la connaissance historique est-elle un idéal, dont, plus progressera notre analyse, plus il apparaîtra qu'il n'est pas facile à atteindre : l'histoire du moins doit être le résultat de l'effort le plus rigoureux, le plus systématique pour s'en rapprocher.
Histoire et mythologie à l'école
Martin (Jean-Clément)
Le Monde
5 avril 1996
5 avril 1996
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L'annonce de manifestations autour du souvenir de Clovis a poussé Suzanne Citron (Le Monde du 28 février) à souhaiter que l'histoire de France fasse enfin oeuvre de « démythification » en rappelant que la personne de Clovis n'a que des rapports compliqués avec l'image qui a été créée et transmise jusqu'à nos jours à commencer par ce roi fondateur de la France, alors qu'il fut lui-même franc mais pas français, évidemment.
Sans doute certains lecteurs auront-ils été satisfaits de cette demande du respect de la vérité historique, tandis que d'autres auront souri de cette prétention à dire le « vrai » et que quelques-uns auront jugé intempestive cette volonté de rabaisser les héros fondateurs de la nation, ou les figures emblématiques de la chrétienté.
Le cœur de l'argumentation de Suzanne Citron est que l'histoire de France est une grande reconstruction, puisque la réalité nationale n'est apparue que tardivement bien après Clovis ! , qu'il est donc illusoire et même mensonger de prétendre faire une histoire de la France « des origines à nos jours ». La nation n'a été que création artificielle, autour de mythes nationaux ancrés dans les consciences enfantines par l'Etat centralisateur, qui a habitué à croire en l'existence d'un sentiment unitaire.
Ces oppositions à propos de l'histoire nationale, de sa mémoire, et de la transmission scolaire durent depuis de nombreuses années sans que les antagonistes s'épuisent ou se convainquent. Chacun campe sur ses positions, les propos s'échangent ; pendant ce temps, il faut bien enseigner. Cette querelle pourrait sembler académique. L'actualité lui a pourtant donné deux échos récents : la violence à l'école et l'affaire Papon.
Pour faire face à la violence à l'école, dans une opinion libre récente, publiée dans les colonnes de Libération, quelques personnalités ont plaidé vigoureusement pour que la liberté s'installe dans l'enseignement elle passerait notamment par la disparition de la contrainte des programmes , permettant que des équipes autonomes puissent répondre aux nécessités ressenties et aux urgences locales.
L'unité et la centralisation nationale sont visées là encore avec leur cortège de lourdeurs (« toujours administratives », aurait écrit Flaubert dans son Dictionnaire) et de contrôle étatique (donc de refus des minorités et des cultures différentes, aurait ajouté le même). La difficulté est de savoir ce qui remplacerait la croyance nationale.
Si des croyances communautaires ou claniques prennent sa place, la cohésion sociale n'y gagnera rien. Elle y perdra certainement. Si le silence s'établit sur la question, au prétexte que l'école n'a que faire de ces créations de liens imaginaires, laissant les convictions individuelles hors du champ scolaire, la cohésion sociale s'effondrera assurément.
Qu'il ne faille plus enseigner à tous les enfants présents dans les écoles « nos ancêtres les Gaulois... », qui pourra le regretter ? Mais celui qui estime qu'il ne faut pas enseigner à tous les enfants vivant en France le récit collectif qui a conduit à l'établissement de nos règles communes (autour de l'histoire de l'Etat-nation, du libéralisme, de la tolérance religieuse et de l'économie « sociale de marché »), devra expliquer sur quelle base il compte réduire la fameuse « fracture sociale ».
Cette réduction tant espérée passe par l'obligation revendiquée de faire se retrouver, se côtoyer et se tolérer dans le canevas de l'Etat français (aujourd'hui immergé dans l'Europe communautaire) les histoires de tous et de chacun, si disparates soient-elles.
Hors de la question de la responsabilité de l'homme, l'« affaire Papon » illustre précisément ce qu'est la vie quotidienne d'une nation : le passé n'existe que dans le présent et pour l'avenir. En l'occurrence, nous nous en remettons à des juges qui, selon le droit, seront censés dire la vérité au nom du vieil adage : « la chose jugée est tenue pour vérité » en sachant que les historiens n'ont pas tranché et qu'ils ne pourront pas le faire, puisque leur science et leur méthode le leur interdisent sous peine de déroger.
A l'évidence, aucun jugement ne satisfera la communauté historienne, qui trouvera à redire, en exhumant une pièce oubliée, en établissant une comparaison à ce jour inédite, en provoquant une autre mise en perspective. Ce n'est là que le travail ordinaire de l'historien, qui sait bien que le passé est à réexaminer continuellement.
En outre, sur une telle affaire, le consensus ne pourra pas s'établir, car il s'agit là d'une de ces situations qui relèvent de l'indicible, de cette expérience de l'extrême dont le passé regorge et face à laquelle le discours rationnel est toujours déficitaire. Au-delà de l'individu, ce qui est en question aujourd'hui est notre image de nous-mêmes telle que nous essayons de la bâtir face aux enjeux immédiats pour la construction de l'histoire (révisionnisme à propos de l'histoire du nazisme et du stalinisme, guerre civile en Europe, disparition des témoins de la deuxième guerre mondiale, montée des nationalismes et des communautarismes). La solution commune retenue et transmise ne sera pas de l'ordre de la vérité absolue mais de l'ordre du mythe.
Il n'est pas possible de sortir de cette aporie. L'histoire officielle, légitimée par le pouvoir, est de toute façon une monstruosité. L'histoire irrationnelle, fondée sur la passion et la vengeance, est une horreur. L'histoire laissée à l'appréciation des jugements individuels, ouverte à toutes les remises en cause, est une duperie dangereuse permettant aux plus malins les pires manipulations. Dans la transmission de l'histoire, nous sommes condamnés à nous situer entre ces pôles, sans jamais être satisfaits de ce que nous acceptons de véhiculer en conscience et en responsabilité devant nos pairs, les administrations de l'Etat, les associations...
Croire échapper à cette tension comme à ces contrôles est au mieux une utopie, au pire une malhonnêteté. La voie étroite qui reste est, encore et toujours, la discussion collective autour des personnes et des notions données pour orienter la vie que nous nous souhaitons et que nous souhaitons aux enfants qui vivent ici et maintenant.
L'argent transforme l'homme
Marx
Manuscrits de 1844
1844
1844
Voir le texte
L'argent, qui possède la qualité de pouvoir tout acheter et de s'approprier tous les objets, est par conséquent l'objet dont la possession est la plus éminente de toutes. L'universalité de sa qualité est la toute-puissance de son être; il est donc considéré comme l'être tout-puissant.
L'argent est l'entremetteur entre le besoin et l'objet, entre la vie et le moyen de vivre de l'homme. Mais ce qui me sert de médiateur pour ma propre vie me sert également de médiateur pour l'existence d'autrui. Mon prochain, c'est l'argent. (...)
Ce que je peux m'approprier grâce à l'argent, ce que je peux payer, autrement dit ce que l'argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l'argent. Les qualités de l'argent sont mes qualités et mes forces essentielles en tant que possesseur de l'argent. Ce que je suis et ce que je puis, ce n'est nullement mon individualité qui en décide. Je suis laid, mais je puis m'acheter la femme la plus belle. Je ne suis pas laid, car l'effet de la laideur, sa force repoussante est annulée par l'argent. Personnellement je suis paralytique, mais l'argent me procure vingt-quatre pattes; je ne suis donc pas paralytique. Je suis méchant, malhonnête, dépourvu de scrupules, sans esprit, mais l'argent est vénéré, aussi le suis-je de même, moi, son possesseur. L'argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon. (...) Je n'ai pas d'esprit, mais l'argent étant l'esprit réel de toute chose, comment son possesseur manquerait-il d'esprit ? Il peut en outre s'acheter les gens d'esprit, et celui qui est le maître des gens d'esprit n'est-il pas plus spirituel que l'homme d'esprit ? Moi qui puis avoir, grâce à l'argent, tout ce que désire un coeur humain, ne suis-je pas en possession de toutes les facultés humaines ? Mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ?
La conscience et la vie
Marx
L'idéologie allemande
1845-1846
1845-1846
Voir le texte
À l'encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c'est de la terre au ciel que l'on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os; non, on part des hommes dans leur activité réelle; c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l'on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de développement; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l'individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l'on considère la conscience uniquement comme leur conscience
La religion est l'opium du peuple
Marx
Critique de la philosophie du droit de Hegel
1843
1843
Voir le texte
Le fondement de la critique irréligieuse est : c'est l'homme qui fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme. Certes, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu'a l'homme qui ne s'est pas encore trouvé lui-même, ou bien s'est déjà reperdu. Mais l'homme, ce n'est pas un être abstrait blotti quelque part hors du monde. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu'ils sont eux-mêmes un monde à l'envers. La religion est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles. Elle est la réalisation fantastique de l'être humain, parce que l'être humain ne possède pas de vraie réalité. Lutter contre la religion c'est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l'arôme spirituel.
La détresse religieuse est, pour une part, l'expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans cœur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple.
L'abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l'exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu'il renonce aux illusions sur sa situation c'est exiger qu'il renonce à une situation qui a besoin d'illusions.(…) La critique de la religion détruit les illusions de l'homme pour qu'il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme sans illusions parvenu à l'âge de la raison, pour qu'il gravite autour de lui-même, c'est-à-dire de son soleil réel.
Le travail, l'abeille et l'homme
Marx
Le capital
Livre I
3°section
1867
Voir le texte
Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y
joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son
corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des
matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce
mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les
facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail, où il
n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ, c’est le travail
sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui
ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par l’habileté de ses cellules de cire
l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte
de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire
dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du
travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n'est pas momentanée. L'oeuvre exige pendant toute sa durée, outre l'effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d'une tension constante de la volonté.
Travail et aliénation
Marx
Ebauche d’une critique de l’économie politique
1859
1859
Voir le texte
Nous n’avons considéré jusqu’ici l’aliénation, la dépossession de l’ouvrier, que sous un seul
aspect, celui de son rapport aux produits de son travail. Or, l’aliénation n’apparaît pas seulement dans le résultat mais aussi dans l’acte de la production, à l’intérieur de l’activité productive elle-même. Comment l’ouvrier ne serait-il pas étranger au produit de son activité si, dans l’acte même de la production, il ne devenait étranger à lui-même ? En fait, le produit n’est que le résumé de l’activité, de la production. Si le produit du travail est dépossession, la production elle-même doit être dépossession en acte, dépossession de l’activité, activité qui dépossède. (...)
Or, en quoi consiste la dépossession du travail ? D’adord, dans le fait que le travail est
extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son être; que, dans son travail, l’ouvrier ne s’affirme pas, mais se nie; qu’il ne s’y sent pas satisfait, mais malheureux; qu’il n’y déploie pas une libre énergie physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. C’est pourquoi l’ouvrier n’a le sentiment d’être à soi qu’en dehors du travail; dans le travail il se sent extérieur à soi-même. Il est lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il n’est pas lui. Son travail n’est pas volontaire mais contraint. Travail forcé, il n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. La nature aliénée du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, on fuit le travail comme la peste. Le travail aliéné, le travail dans lequel l’homme se dépossède, est sacrifice de soi, mortification. Enfin, l’ouvrier ressent la nature extérieure du travail par le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas; que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas à lui-même mais à un autre.
Désenchanter le travail
Méda (Dominique)
Le travail
une valeur en voie de disparition
1995
1995
Voir le texte
Le paradoxe de nos sociétés modernes –qu’il soit possible de desserrer la contrainte qu’exerce sur nous le travail, mais que nous ne parvenions pas à nous y résoudre, (ou encore que nous ayons inventé de toutes pièces et conservé une catégorie spécifique, celle de chômage, qui ne signifie rien d’autre sinon que le travail est la norme et l’ordre de notre société) – a constitué la première source d’étonnement et le point de départ de ce livre. Il montre que le travail représente pour nos sociétés bien plus qu’un rapport social, bien plus qu’un moyen de distribuer les richesses et d’atteindre une hypothétique abondance. Il est en effet chargé de toutes les énergies utopiques qui se sont fixées sur lui au long des deux siècles passés. Il est « enchanté », au sens où il exerce sur nous un « charme » dont nous sommes aujourd’hui prisonniers. Il nous faut maintenant briser ce sortilège, désenchanter le travail. Lorsque Weber utilisait l’expression « désenchantement du monde », il désignait par là le résultat d’un processus historique mais aussi d’une action volontaire : l’élimination de la magie en tant que technique du Salut était à la fois une procédure consciente, entamée par les prophètes juifs et poursuivie par Calvin, et la conséquence des découvertes scientifiques qui, peu à peu, révélaient un monde vide, inhabité, sans âme, un monde à travers lequel Dieu ne faisait plus signe à l’homme, un monde dépourvu de sens. Désenchanter le travail supposerait de notre part une décision, mais qui prendrait acte d’une évolution historique selon laquelle « l’utopie qui se rattache à la société du travail a épuisé sa force de conviction »(Habermas, « La crise de l’Etat-providence »). Désenchanter le travail impliquerait de la part de nos sociétés une décision douloureuse et risquée, dont le refus serait néanmoins encore plus grave. (...)
Nous devrions cesser d’appeler travail ce « je-ne-sais-quoi » censé être notre essence, et bien plutôt nous demander par quel autre moyen nous pourrions permettre aux individus d’avoir accès à la sociabilité, l’utilité sociale, l’intégration, toutes choses que le travail a pu et pourra encore sans doute donner, mais certainement plus de manière exclusive. Le problème n’est donc pas de donner la forme travail à des activités de plus en plus nombreuses, mais au contrainte de réduire l’emprise du travail pour permettre à des activités aux logiques radicalement différentes, sources d’autonomie et de coopérations véritables, de se développer. Désenchanter le travail, le décharger des attentes trop fortes que nous avons placées en lui, et donc le considérer dans sa vérité, commence par un changement radical de nos représentations et des termes mêmes que nous employons. C’est à cette condition que nous pourrons, d’une part, libérer un espace véritablement public où s’exerceront les capacités humaines dans leur pluralité et, d’autre part, réorganiser le travail.
Contrairement à ce qu’affirment certains auteurs, le travail et ses à-côtés occupent la majeure partie de la vie éveillée (au moins quand on dispose d’un emploi) ou bien empêchent ceux qui n’en disposent pas d’un possible investissement dans une autre sphère, par manque de revenus et de statut. La réduction de la place du travail dans nos vies, qui devrait se traduire par une diminution du temps de travail individuel, est la condition sine qua non pour que se développe, à côté de la production, d’autres modes de sociabilité, d’autres moyens d’expression, d’autres manières pour les individus d’acquérir une identité ou de participer à la gestion collective, bref, un véritable espace public. L’autolimitation consciente du domaine réservé à la production et au travail doit permettre un rééquilibrage entre les deux sphères de la production et de ce que Habermas appelle l’interaction, et qui est fondamentalement le domaine de la praxis, que celle-ci soit d’ordre individuel ou collectif. Mettre une limite au développement de la rationalité instrumentale et de l’économie, construire les lieux où pourra se développer un véritable apprentissage de la vie publique, investir dans le choix des modalités concrètes et l’exercice d’une nouvelle citoyenneté, voilà ce que devraient permettre la réduction du temps individuel consacré au travail et l’augmentation du temps social consacré aux activités qui sont, de fait, des activités politiques, les seules qui peuvent vraiment structurer un tissu social, si l’on excepte la parenté et l’amitié. Le défi lancé à l’État aujourd’hui n’est donc pas de consacrer plusieurs centaines de milliards de francs à occuper les personnes, à les indemniser ou à leur proposer des stages dont une grande partie sont inefficaces, mis à parvenir à trouver les moyens de susciter des regroupements et des associations capables de prendre en charge certains intérêts et de donner aux individus l’envie de s’y consacrer, de susciter chez eux le désir d’autonomie et de liberté. C’est une solution à la Tocqueville dans la mesure où sa réussite est conditionnée par le développement de la passion de la chose publique.
Réduisons la place du travail et de l'économie dans nos sociétés
Méda (Dominique)
Le Monde
Propos recueillis par Frédéric Lemaître
13/02/1996
13/02/1996
Voir le texte
Alors que le chômage apparaît actuellement comme la principale préoccupation des Français et que chacun cherche à rendre la croissance davantage créatrice d'emplois, vous dites dans votre ouvrage
Le Travail, une valeur en voie de disparition
, que l'on fait fausse route. Pourquoi ?
La plupart des personnes qui réfléchissent à ces questions tentent de résoudre le problème à très court terme au lieu de se poser la question fondamentale de la nature du lien social et des conditions de la cohésion sociale et, plus généralement, de notre capacité à faire perdurer ce que l'on pourrait appeler une « bonne société ». Nous ne parvenons pas à nous départir d'une manière sommaire de raisonner, fondée sur une espèce de syllogisme de base, qui se présente ainsi : nous avons un problème de lien social, le travail est le seul moyen de créer du lien social, donc il faut plus de travail. Il faut considérer avec beaucoup de circonspection l'idée selon laquelle le travail serait l'unique support du lien social.
Vous montrez que le travail n'a pas toujours constitué le fondement des sociétés.
On entend souvent dire que le travail est une caractéristique anthropologique, une sorte d'« essence » qui aurait toujours existé, mais qui aurait pris une forme particulière au XVIIIe siècle : celle du travail salarié. Il y aurait ainsi d'un côté une essence éternelle (le travail), et des formes historiquement déterminées. Le XVIIIe siècle aurait inventé simplement le travail salarié. Je défends la thèse inverse : c'est le travail lui-même que l'on a inventé au XVIIIe siècle. Certes, on ne peut nier qu'auparavant les gens produisaient, tentaient de transformer leurs conditions de vie, mais ils ne percevaient pas leurs activités comme du travail. De nombreux éléments qui entrent aujourd'hui dans notre conception du travail n'existaient pas avant le XVIIIe siècle. L'idée du travail que nous avons aujourd'hui est une espèce de « monstre », un objet très complexe constitué de différentes couches qui se sont sédimentées. Il y a, d'une part, des éléments objectifs, dont la coexistence est d'ailleurs contradictoire et, d'autre part, du rêve, du fantasme.
Quels sont ces éléments ?
Ils ont été « déposés », me semble-t-il, au cours de trois périodes. Le travail s'invente au XVIIIe siècle avec l'économie et l'émergence de l'individu. Il constitue, même s'il n'est pas inventé pour cela, une solution formidable aux problèmes du fondement et du maintien de l'ordre social. Le XVIIIe siècle est le moment où nos sociétés, auparavant très hiérarchisées, se sont résolues en individus : l'économie et le travail vont être les moyens de tenir ces individus ensemble et de la manière la plus solide qui soit. L'économie, c'est en effet la science qui dit la nature des liens qui tiennent les individus ensemble. Mais au XVIIIe siècle, chez Adam Smith, le travail n'est pas valorisé, glorifié. Il apparaît comme un simple facteur de production.
Deuxième époque : au début du XIXe siècle, dans les textes philosophiques et politiques français et allemands, le travail apparaît soudainement comme liberté créatrice et comme pouvoir transformateur de l'homme sur le monde. Cette conception trouve son apogée chez Hegel et bien sûr chez Marx. Paradoxe : c'est au moment même où se développent des conditions de travail épouvantables que l'on construit le mythe du travail conçu comme summum de l'activité humaine. Marx rêve la société future sous la forme de travail. Lorsqu'il sera libéré, le travail sera le premier besoin vital, dit-il. S'opère à ce moment une sorte de fixation des énergies utopiques sur la sphère du travail et de la production.
La troisième étape, dans laquelle nous sommes toujours, c'est ce que j'appelle le moment social-démocrate. A la fin du XIXe siècle, en France, mais surtout en Allemagne, la social-démocratie conserve la croyance socialiste dans le travail, toujours conçu comme moyen individuel de réalisation de soi et lieu idéal de coopération sociale (c'est le rêve des « producteurs associés »), mais en oubliant les conditions que les socialistes y avaient mises : l'abolition du salariat et la mise en oeuvre des réformes nécessaires à une vraie coopération. Un nouveau système se met en place, où, comme le dit Jürgen Habermas, l'Etat a pour rôle de garantir un taux de croissance toujours plus élevé et le plein emploi. Le travail devient le système privilégié de distribution des revenus, des protections et des statuts. On conserve la croyance que le travail est fondamentalement épanouissant, alors même que le plaisir du travail ne vient plus, comme le souhaitait Marx, de l'acte même, mais du revenu et du pouvoir de consommation qu'il procure.
Aujourd'hui, nous restons empêtrés dans ces trois dimensions, qui sont contradictoires : si le travail est un facteur de production, il faut le rendre toujours plus efficace, donc rendre le facteur humain toujours plus réduit ou efficient. C'est totalement contradictoire avec l'idée qu'il est la source de l'épanouissement individuel et avec le fait qu'il constitue un pur système de distribution des revenus, protections et statuts.
Vous n'êtes donc pas favorable à la notion de pleine activité ?
On peut faire deux critiques à l'idée de pleine activité. La première, c'est que, conçue d'une certaine manière, cette idée peut se révéler source de « dualisation » : il ne s'agit pas d'autre chose que de donner le nom de travail à des activités qui ne sont pas des emplois classiques et qui risquent d'être moins bien protégées, moins bien payées et de recouvrir souvent de la précarité. La deuxième critique, encore plus importante à mon avis, c'est que l'on ne sait pas penser l'activité humaine dans sa diversité. Chez ceux qui promeuvent cette idée, pleine activité veut dire plein travail. Ce que j'essaie de dire, c'est que l'activité humaine ne se réduit pas au seul travail.
Si le travail est une valeur en voie de disparition, par quoi la remplacer ?
On sait bien que les gens sont aujourd'hui de plus en plus attachés au travail, parce que celui-ci manque et parce que les autres supports du lien social sont aussi en voie de raréfaction. Je voudrais revenir sur la notion d'activité humaine. A relire Aristote ou Hannah Arendt, on peut distinguer au moins quatre grands types d'activités : les activités productives, qui recouvrent le travail, et doivent permettre de satisfaire les besoins des gens ; les activités politiques, qui contribuent tout autant à la cohésion de la société et qui, chez les Grecs, ou dans une certaine philosophie allemande, sont encore plus à même de faire lien social que les premières ; les activités culturelles ; et les activités familiales, amicales, amoureuses... Quand on dit que l'on vise la pleine activité, il faut entendre l'exercice de l'ensemble diversifié de ces activités et l'entendre à l'échelle de chaque individu, et non de la société prise en général. L'idéal régulateur que l'on pourrait donc se donner, pour parler comme Kant, c'est que chacun ait accès à la gamme entière de ces activités.
Tel est votre idéal ?
Ce n'est pas seulement mon idéal. C'est une des conditions pour qu'une société soit viable. Le seul lien économique ne suffit pas à rendre harmonieuse et liée une société. Au contraire. Toute une tradition allemande explique que si l'on compte sur le seul lien économique, cela conduit à l'atomisation et l'éclatement de la société. Il faut donc contenir le lien économique et l'inclure dans un lien plus large : le lien politique, qui est celui dans lequel les individus parlent, débattent, discutent des fins de la société et se mettent d'accord (ou pas) sur les choix et les moyens de les atteindre.
Vous reprochez aux hommes politiques de ne pas jouer leur rôle et d'être trop liés à l'économie...
Individuellement, ils n'y peuvent pas grand-chose. Cela est plutôt imputable à l'organisation de nos sociétés. Je reprends l'expression de Habermas, qui explique que le développement de l'économie va nécessairement de pair avec la dépolitisation des gens. Actuellement, il y a un discours économique dominant et les activités politiques sont inexistantes pour la majorité des individus. Mais il faut analyser cela, procéder à une généalogie critique de la place de l'économie dans notre société. On ne le fait pas assez. Il y a dans notre religion de l'économie une espèce de démission. On croit que l'économie nous dicte des lois naturelles, alors que celles-ci n'existent pas.
Vous dites que notre conception de l'Etat-providence est accidentelle. Qu'entendez-vous par là et ne pourrait-on essayer d'y remédier ?
C'est en effet un accident et une sorte de miracle que la théorie économique dominante de l'après-guerre (le keynésianisme) ait rencontré une certaine idée du social. Nous continuons aujourd'hui à vivre avec une pensée économique et une philosophie politique (je pense à Rawls, par exemple) qui restent enfermées dans une conception individualiste et contractualiste de la société : la société est considérée comme une « collection d'individus » qui ont dû abandonner quelque chose d'eux-mêmes en « rentrant » en société. Dès lors, on ne parvient pas à penser la société comme un tout, ni à avoir une conception adéquate de la richesse sociale. Ce que nous disent encore aujourd'hui nos indicateurs de « richesses », c'est que la richesse sociale n'est que ce qui est issu de l'échange marchand entre des individus, mais jamais de la qualité de ces individus eux-mêmes ou de la richesse constituée de leur être ensemble.
Notre Etat-providence est schizophrène parce qu'il accepte cette conception individualiste de la société léguée par le XVIIIe siècle, où la richesse n'est issue que de l'échange économique interindividuel, tout en promouvant un certain nombre d'actions (corrections des inégalités, protection) au nom d'une conception plus « collective » de la société, qui n'est pourtant pas théorisée. Notre Etat-providence n'a pas encore la philosophie politique qui le fonderait, c'est-à-dire qui penserait la société non pas comme une collection d'individus, mais comme une communauté ayant un bien propre. Comme il n'a pas de théorie politique cohérente, il vit sous une menace perpétuelle : que la théorie keynésienne soit remise en cause, et c'est le retour au néolibéralisme actuel.
Qu'appelez-vous richesse sociale ?
Une série de textes philosophiques du début du XIXe siècle m'ont beaucoup intéressée : c'est une controverse entre Malthus et Say sur la richesse, que Malthus rapporte dans
Principes d'économie politique
. Malthus dit : c'est l'ensemble des talents, des hommes en bonne santé, des œuvres de Shakespeare, qui constitue la richesse. Mais ce qui l'intéresse, c'est de calculer l'accroissement de cette richesse d'une année sur l'autre. Or l'augmentation de toutes ces qualités ne peut se mesurer. Si nous voulons que la science économique fasse des progrès, dit-il, il ne faut appeler richesse que ce que nous pouvons compter, donc les objets matériels et échangeables. Mais alors, on a oublié en chemin tout ce qui fait la richesse d'un individu et tout ce qui lie une société, qui est bon pour elle (la qualité de l'air, l'absence de violence, un haut niveau d'éducation... la capacité à être en paix et à promouvoir celle-ci), mais ne vient pas de l'échange économique.
C'est ce que nous montre notre comptabilité nationale, pour laquelle la richesse de notre pays se réduit au produit intérieur brut. C'est à mon avis beaucoup trop restrictif. Une société peut avoir un PIB important, mais être en train de se dissoudre sous le coup des inégalités et de la violence. C'est parce que nous avons une mauvaise représentation de la société et de la richesse sociale que nous n'arrivons pas à trouver d'autres solutions à nos maux que l'augmentation du travail ou l'occupation des gens.
Peut-on encore aujourd'hui demander quelque chose aux entreprises en matière d'emploi ou est-ce totalement vain ?
Il ne me semble pas que la tâche première des entreprises soit de donner de l'emploi. Elles sont faites pour produire des richesses de la façon la plus efficace et donc visent à rendre le facteur travail le plus efficient possible. On voit bien, historiquement, que l'on a trop « chargé la barque » du travail et de l'entreprise. Celle-ci ne peut pas, à elle seule, assumer l'ensemble du lien social. Dès lors, que faire ? Reconnaître notre héritage et donc la double dimension du travail, trop chargé d'illusions, certes, mais en même temps, dans notre société actuelle, absolument nécessaire à chacun. Il faut substituer à l'espèce de « partage » naturel qu'on observe aujourd'hui les gens étant exclus du marché du travail selon le hasard une redistribution volontaire et anticipée du travail sur l'ensemble de la population active, comme ce qui se passe par exemple en Allemagne. Ce pays est en avance dans la réflexion sur le travail, même si ce que j'appelle de mes voeux n'est pas encore présent dans les discours : c'est-à-dire réduire le travail au nom d'autre chose que les problèmes que nous rencontrons dans le travail, donc d'une manière enthousiaste et optimiste.
Devoir et vérité
Mill
L'utilitarisme
1863
1863
Voir le texte
En s'écartant, même sans le vouloir, de la vérité, on contribue beaucoup à diminuer la confiance que peut inspirer la parole humaine, et cette confiance est le fondement principal de notre bien-être social actuel; disons même qu'il ne peut rien y avoir qui entrave davantage les progrès de la civilisation, de la vertu, de toutes les choses dont le bonheur humain dépend pour la plus large part, que l'insuffisante solidité d'une telle confiance. C'est pourquoi, nous le sentons bien, la violation, en vue d'un avantage présent, d'une règle dont l'intérêt est tellement supérieur n'est pas une solution; c'est pourquoi celui qui, pour sa commodité personnelle ou celle d'autres individus, accomplit, sans y être forcé, un acte capable d'influer sur la confiance réciproque que les hommes peuvent accorder à leur parole, les privant ainsi du bien que représente l'accroissement de cette confiance, et leur infligeant le mal que représente son affaiblissement, se comporte comme l'un de leurs pires ennemis. Cependant c'est un fait reconnu par tous les moralistes que cette règle même aussi sacrée qu'elle soit, peut comporter des exceptions : ainsi -et c'est la principale- dans le cas où, pour préserver quelqu'un (et surtout un autre que soi-même) d'un grand malheur immérité, il faudrait dissimuler un fait (par exemple une information à un malfaiteur ou de mauvaises nouvelles à une personne dangereusement malade) et qu'on ne pût le faire qu'en niant le fait. Mais pour que l'exception ne soit pas élargie plus qu'il n'en est besoin et affaiblisse le moins possible la confiance en matière de véracité, il faut savoir la reconnaître et, si possible, en marquer les limites.
Le bonheur que nous pouvons espérer
Mill
L'utilitarisme
1863
1863
Voir le texte
Mais quand on affirme ainsi, de façon péremptoire, que la vie humaine ne peut être heureuse, l'assertion, si elle n'est pas une sorte de chicane verbale, est pour le moins une exagération. Si l'on désignait par le mot bonheur un état continu d'exaltation agréable au plus haut degré, ce serait évidemment chose irréalisable. Un état de plaisir exalté dure seulement quelques instants, ou parfois, et avec des interruptions, quelques heures ou quelques jours; c'est la flambée éclatante et accidentelle de la jouissance, ce n'en est pas le feu permanent et sûr. C'est là une chose dont se sont bien rendus compte, aussi pleinement que ceux qui les gourmandaient, les philosophes qui, dans leur enseignement, ont donné le bonheur pour fin à la vie. La vie heureuse, telle qu'ils l'ont entendue, n'est pas une vie toute de ravissement; elle comprend seulement quelques instants de cette sorte dans une existence faite d'un petit nombre de douleurs passagères, et d'un grand nombre de plaisirs variés, avec une prédominance bien nette de l'actif sur le passif; existence fondée, dans l'ensemble, sur cette idée qu'il ne faut pas attendre de la vie plus qu'elle ne peut donner. Une vie ainsi composée a toujours paru aux êtres fortunés dont elle a été le partage mérité le nom de vie heureuse. Et, même aujourd'hui, une telle existence est le lot d'un grand nombre d'hommes durant une partie considérable de leur vie. La déplorable éducation, les déplorables arrangements sociaux actuels sont le seul obstacle véritable qui s'oppose à ce qu'une telle vie soit à la portée de presque tous les hommes.
Nature et artifice
Mill
La nature
1874
1874
Voir le texte
Si le cours naturel des choses était parfaitement bon et satisfaisant, toute action serait une ingérence inutile qui, ne pouvant améliorer les choses, ne pourrait que les rendre pires. Ou, si tant est qu'une action puisse être justifiée, ce serait uniquement quand elle obéit directement aux instincts, puisqu'on pourrait éventuellement considérer qu'ils font partie de l'ordre spontané de la nature; mais tout ce qu'on ferait de façon préméditée et intentionnelle serait une violation de cet ordre parfait. Si l'artificiel ne vaut pas mieux que le naturel, à quoi servent les arts de la vie ? Bêcher, labourer, bâtir, porter des vêtements sont des infractions directes au commandement de suivre la nature.
[...] Tout le monde déclare approuver et admirer nombre de grandes victoires de l'art sur la nature : joindre par des ponts des rives que la nature avait séparées, assécher des marais naturels, creuser des puits, amener à la lumière du jour ce que la nature avait enfoui à des profondeurs immenses dans la terre, détourner sa foudre par des paratonnerres, ses inondations par des digues, son océan par des jetées. Mais louer ces exploits et d'autres similaires, c'est admettre qu'il faut soumettre les voies de la nature et non pas leur obéir; c'est reconnaître que les puissances de la nature sont souvent en position d'ennemi face à l'homme, qui doit user de force et d'ingéniosité afin de lui arracher pour son propre usage le peu dont il est capable, et c'est avouer que l'homme mérite d'être applaudi quand ce peu qu'il obtient dépasse ce qu'on pouvait espérer de sa faiblesse physique comparée à ces forces gigantesques. Tout éloge de la civilisation, de l'art ou de l'invention revient à critiquer la nature, à admettre qu'elle comporte des imperfections, et que la tâche et le mérite de l'homme sont de chercher en permanence à les corriger ou les atténuer.
Réponse aux critiques de l'hédonisme utilitariste
Mill
L'utilitarisme
ch.II
2ème objection
1863
Voir le texte
Or, une semblable conception de la vie provoque chez beaucoup de gens (...) une profonde répugnance. Admettre que la vie - pour employer leurs expressions - n'a pas de fin plus haute que le plaisir, qu'on ne peut désirer et poursuivre d'objet meilleur et plus noble, c'est, à les en croire, chose absolument basse et vile; c'est une doctrine qui ne convient qu'au porc, auquel, à une époque très reculée, on assimilait avec mépris les disciples d’Épicure; et, à l'occasion, les partisans modernes de la doctrine donnent lieu à des comparaisons tout aussi courtoises de la part de leurs antagonistes allemands, français et anglais.
Ainsi attaqués, les Épicuriens ont toujours répliqué que ce n'est pas eux, mais leurs accusateurs, qui représentent la nature humaine sous un jour dégradant; l'accusation suppose en effet que les êtres humains ne sont pas capables d'éprouver d'autres plaisirs que ceux que peut éprouver le porc. Si cette supposition était fondée, l'imputation mise à leur charge ne pourrait être écartée, mais elle cesserait immédiatement d'impliquer un blâme; car si les sources de plaisir étaient exactement les mêmes pour les êtres humains et pour le porc, la règle de vie qui est assez bonne pour l'un serait assez bonne pour les autres. Si le rapprochement que l'on fait entre la vie épicurienne et celle des bêtes donne le sentiment d'une dégradation, c'est précisément parce que les plaisirs d'une bête ne répondent pas aux conceptions qu'un être humain se fait du bonheur. Les êtres humains ont des facultés plus élevées que les appétits animaux et, lorsqu'ils ont pris conscience de ces facultés, ils n'envisagent plus comme étant le bonheur un état où elles ne trouveraient pas satisfaction. (...) Mais on ne connaît pas une seule théorie épicurienne de la vie qui n'assigne aux plaisirs que nous devons à l'intelligence, à la sensibilité [
feelings
], à l'imagination et aux sentiments moraux une bien plus haute valeur comme plaisirs qu'à ceux que procure la pure sensation.
Désir et fidélité
Molière
Don Juan
1682
1682
Voir le texte
Quoi ! tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non, la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et, dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre, par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur, et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni plus rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne ; et j’ai, sur ce sujet, l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et, comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
A propos des questions métaphysiques
Nietzsche
Humain
trop humain
1878
1878
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Rien ne serait plus faux que de vouloir attendre ce que la science énoncera un jour de définitif sur les premiers et les derniers principes et de penser jusque là (de croire, surtout !) de façon traditionnelle, comme on nous le conseille si souvent. La tendance à ne vouloir absolument tenir en ce domaine que des certitudes est la séquelle d’un instinct religieux, rien de mieux, une variété clandestine et sceptique, mais en apparence seulement, du « besoin métaphysique », associée à l’arrière-pensée qu’il n’y aura de longtemps aucun espoir de découvrir de ces certitudes ultimes et que jusque-là le « croyant » a raison de ne pas se soucier de tout ce domaine. Nous n’avons pas du tout besoin de ces certitudes à notre horizon le plus lointain pour vivre pleinement et correctement notre humanité, pas plus que la fourmi n’en a besoin pour être une bonne fourmi. (…) De tout temps, on a rêvé avec témérité là où l’on ne pouvait rien affirmer de certain, et convaincu ses descendants de prendre au sérieux ces rêveries, de les tenir pour vérités, avec, pour finir, cette exécrable atout : plus vaut la foi que le savoir. Or, ce qu’il faut maintenant quant à ces fins dernières, ce n’est pas le savoir opposé à la foi, c’est l’indifférence à l’égard de la foi et du prétendu savoir en ces matières ! – Tout autre chose doit nous tenir à cœur que ce qu’on nous a jusqu’à présent prêché comme le plus important, j’entends les questions de ce genre : quelle est la fin de l’homme ? Quel est son sort après la mort ? Comment se réconciliera-t-il avec Dieu ? et autres bizarreries de cet ordre. (…) Par comparaison, justement, avec ce royaume de l’obscur aux confins de la terre du savoir, le monde limpide et proche, très proche, du savoir ne cesse de gagner en valeur. – Nous devons redevenir de bons voisins des choses les plus proches et ne plus laisser nos regards passer sur elles avec un tel mépris pour fixer les nuées et les monstres de la nuit. Les forêts et les cavernes, les sols marécageux et les ciels couverts, l’homme, comme à autant de niveaux de civilisations, des millénaires durant, n’y a que trop longtemps vécu, et vécu misérablement. C’est là qu’il a appris à mépriser le présent, la proximité des choses, la vie, soi-même – et nous, habitants de régions plus lumineuses de la nature et de l’esprit, nous continuons même maintenant, par hérédité, à recevoir dans notre sang quelque chose de ce poison, le mépris de ce qui nous touche au plus près.
Bonheur et conscience du temps
Nietzsche
Considérations inactuelles
II
1873
1873
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L'homme demanda un jour à l'animal : "Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur, pourquoi restes-tu là à me regarder ?" L'animal voulut répondre, et lui dire : "Cela vient de ce que j'oublie immédiatement ce que je voulais dire" - mais il oublia aussi cette réponse, et resta muet - et l'homme de s'étonner.
Mais il s'étonne aussi de lui-même, de ne pouvoir apprendre l'oubli et de toujours rester prisonnier du passé : aussi loin, aussi vite qu'il court, sa chaîne court avec lui. C'est un véritable prodige : l'instant, aussi vite arrivé qu'évanoui, aussitôt échappé du néant que rattrapé par lui, revient cependant comme un fantôme troubler la paix d'un instant ultérieur. L'une après l'autre, les feuilles se détachent du registre du temps, tombent en virevoltant, puis reviennent soudain se poser sur les genoux de l'homme. Celui-ci se dit alors : "Je me souviens", et il envie l'animal qui oublie immédiatement et voit réellement mourir chaque instant, retombé dans la nuit et le brouillard, à jamais évanoui. L'animal, en effet, vit de manière
non historique
: il se résout entièrement dans le présent comme un chiffre qui se divise sans laisser de reste singulier, il ne sait simuler, ne cache rien et, apparaissant à chaque seconde tel qu'il est, ne peut donc être que sincère. L'homme, en revanche, s'arc-boute contre la charge toujours plus écrasante du passé, qui le jette à terre ou le couche sur le flanc, qui entrave sa marche comme un obscur et invisible fardeau. Ce fardeau, il peut à l'occasion affecter de le nier et, dans le commerce de ses semblables, ne le nie que trop volontiers afin d'éveiller leur envie. Mais il s'émeut, comme au souvenir d'un paradis perdu, en voyant le troupeau à la pâture ou bien, plus proche et plus familier, l'enfant qui n'a pas encore un passé à nier et qui joue, aveugle et comblé, entre les barrières du passé et de l'avenir. Il faudra pourtant que son jeu soit troublé, et on ne viendra que trop tôt l'arracher à son inconscience. Il apprendra alors à comprendre le mot "c'était", formule qui livre l'homme aux combats, à la souffrance et au dégoût, et lui rappelle que son existence n'est au fond rien d'autre qu'un éternel imparfait.
Connaître son "moi" ?
Nietzsche
Considérations inactuelles
III "Schopenhauer éducateur" §1
1874
1874
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Mais comment nous retrouver nous-mêmes ? Comment l'homme peut-il se connaître ? C'est une chose obscure et voilée. Et s'il est vrai que le lièvre a sept peaux, l'homme peut se dépouiller de soixante-dix fois sept peaux avant de pouvoir se dire : Voici vraiment ce que tu es, ce n'est plus une enveloppe. C'est par surcroît une entreprise pénible et dangereuse que de fouiller ainsi en soi-même et de descendre de force, par le plus court chemin, jusqu'au tréfonds de son être. Combien l'on risque de se blesser, si grièvement qu'aucun médecin ne pourra nous guérir ! Et de plus, est-ce bien nécessaire alors que tout porte témoignage de ce que nous sommes, nos amitiés comme nos haines, notre regard et la pression de notre main, notre mémoire et nos oublis, nos livres et les traits que trace notre plume ? Mais voici comment il faut instaurer l'interrogatoire essentiel entre tous. Que la jeune âme [...] se demande: « Qu'as-tu vraiment aimé jusqu'à ce jour ? Vers quoi t'es-tu sentie attirée, par quoi t'es-tu sentie dominée et comblée à la fois ? Fais repasser sous tes yeux la série entière de ces objets de vénération, et peut-être, par leur nature et leur succession, te révèleront-ils la loi fondamentale de ton vrai moi. Compare ces objets entre eux, vois comment ils se complètent, s'élargissent, se surpassent, s'illuminent mutuellement, comment ils forment une échelle graduée qui t'a servi à t'élever jusqu'à ton moi. Car ton être vrai n'est pas caché tout au fond de toi : il est placé infiniment au-dessus de toi, à tout le moins au-dessus de ce que tu prends communément pour ton moi ».
Faut-il chercher à détruire les passions ?
Nietzsche
Crépuscule des idoles
VI
1
1888.
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Toutes les passions ont un temps où elles ne sont que néfastes, où elles avilissent leurs victimes avec la lourdeur de la bêtise, – et une époque tardive, beaucoup plus tardive où elles se marient à l’esprit, où elles se « spiritualisent ». Autrefois, à cause de la bêtise dans la passion, on faisait la guerre à la passion elle-même : on se conjurait pour l’anéantir, – tous les anciens jugements moraux sont d’accord sur ce point, « il faut tuer les passions ». La plus célèbre formule qui en ait été donnée se trouve dans le Nouveau Testament, dans ce Sermon sur la Montagne, où, soit dit en passant, les choses ne sont pas du tout vues d’une hauteur. Il y est dit par exemple avec application à la sexualité : « Si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le » : heureusement qu’aucun chrétien n’agit selon ce précepte. Détruire les passions et les désirs, seulement à cause de leur bêtise, et pour prévenir les suites désagréables de leur bêtise, cela ne nous paraît être aujourd’hui qu’une forme aiguë de la bêtise. Nous n’admirons plus les dentistes qui arrachent les dents pour qu’elles ne fassent plus mal... On avouera d’autre part, avec quelque raison, que, sur le terrain où s’est développé le christianisme, l’idée d’une « spiritualisation de la passion » ne pouvait pas du tout être conçue. Car l’Eglise primitive luttait, comme on sait, contre les « intelligents », au bénéfice des « pauvres d’esprit » : comment pouvait-on attendre d’elle une guerre intelligente contre la passion ? – L’Eglise combat les passions par l’extirpation radicale : sa pratique, son traitement c’est le castratisme. Elle ne demande jamais : « Comment spiritualise-t-on, embellit-on et divinise-t-on un désir ? » – De tous temps elle a mis le poids de la discipline sur l’extermination (de la sensualité, de la fierté, du désir de dominer, de posséder et de se venger). – Mais attaquer la passion à sa racine, c’est attaquer la vie à sa racine : la pratique de l’Eglise est nuisible à la vie…
L'éloge de la vertu
Nietzsche
Le gai savoir
1882
1882
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Nous disons bonnes les vertus d'un homme, non pas à cause des résultats qu'elles peuvent avoir pour lui, mais à cause des résultats qu'elles peuvent avoir pour nous et pour la société : dans l'éloge de la vertu on n'a jamais été bien « désintéressé », on n'a jamais été bien « altruiste » ! On aurait remarqué, sans cela, que les vertus (comme l'application, l'obéissance, la chasteté, la piété, la justice) sont généralement nuisibles à celui qui les possède, parce que ce sont des instincts qui règnent en lui trop violemment, trop avidement, et ne veulent à aucun prix se laisser contrebalancer raisonnablement par les autres. Quand on possède une vertu, une vraie vertu, une vertu complète (non une petite tendance à l'avoir), on est victime de cette vertu ! Et c'est précisément pourquoi le voisin en fait la louange ! On loue l'homme zélé bien que son zèle gâte sa vue, qu'il use la spontanéité et la fraîcheur de son esprit : on vante, on plaint le jeune homme qui s'est « tué à la tâche » parce qu'on pense : « Pour l'ensemble social, perdre la meilleure unité n'est encore qu'un petit sacrifice ! Il est fâcheux que ce sacrifice soit nécessaire ! Mais il serait bien plus fâcheux que l'individu pensât différemment, qu'il attachât plus d'importance à se conserver et à se développer qu'à travailler au service de tous ! » On ne plaint donc pas ce jeune homme à cause de lui-même, mais parce que sa mort a fait perdre à la société un instrument soumis, sans égards pour lui-même, bref un « brave homme », comme on dit.
La course effrénée au travail
Nietzsche
Le gai savoir
§329
1882
1882
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La course effrénée au travail -le vice propre au Nouveau Monde- commence déjà, par contagion, à rendre la vieille Europe sauvage et à répandre sur elle une absence d'esprit absolument stupéfiante. On a déjà honte, aujourd'hui, du repos; la méditation prolongée provoque presque des remords. On pense la montre en main, comme on déjeune, le regard rivé au bulletin de la Bourse, -on vit comme un homme qui constamment "pourrait râter" quelque chose. "Faire n'importe quoi plutôt que rien" -ce principe aussi est une corde qui permet de faire passer de vie à trépas toute éducation et tout goût supérieur. Et de même que cette course des gens qui travaillent fait visiblement périr toutes les formes, de même, le sens de la forme lui-même, l'oreille et l'oeil sensibles à la mélodie des mouvements, périssent également. (...) On n'a plus de temps ni de force pour les cérémonies, pour les détours dans l'obligeance, pour l'esprit dans la conversation et pour tout
otium
en général. (...) Le travail est désormais assuré d'avoir toute la bonne conscience de son côté : la propension à la joie se nomme déjà "besoin de repos" et commence à se ressentir comme un sujet de honte. "Il faut bien songer à sa santé" -ainsi s'excuse-t-on lorsqu'on est pris en flagrant délit de partie de campagne. Oui, il se pourrait bienqu'on en vînt à ne point céder à son penchant pour la
vita contemplativa
(c'est-à-dire pour aller se promener avec ses pensées et ses amis) sans mauvaise conscience et mépris de soi-même. -Eh bien ! autrefois, c'était tout le contraire : c'était le travail qui portait le poids de la mauvaise conscience. Un homme de noble
origine
cachait son travail, quand la nécessité le contraignait à travailler. L'esclave travaillait obsédé par le sentiment de faire quelque chose de méprisable en soi. "La noblesse et l'honneur n'habitent que l'
otium
et le
bellum
" : voilà ce que faisait entendre la voix du préjugé antique !
Individu et société
Nozick (Robert)
Anarchie
État et utopie
1ère partie
1974
Voir le texte
Mais pourquoi n’a-t-on pas la permission de violer les droits d’autres personnes en vue d’atteindre un bien social plus grand ? Sur le plan individuel, chacun de nous choisit quelquefois de subir quelque douleur ou de pratiquer quelque sacrifice pour en tirer un bénéfice plus grand ou pour éviter un mal plus grand : nous allons chez le dentiste pour éviter une souffrance plus grande par la suite ; nous nous livrons à quelque travail déplaisant en vue d’obtenir des résultats ; d’aucuns jeûnent pour améliorer leur santé ou leur apparence ; d’autres économisent de l’argent pour leurs vieux jours. Dans chaque cas, on paye un certain prix pour sauver le bien général. Pourquoi, de façon similaire, ne dirait-on pas que certaines personnes doivent supporter certains coûts qui peuvent bénéficier à d’autres, pour sauver le bien social général ? Mais il n’existe pas d’entité sociale ayant un bien qui subisse quelque sacrifice par son propre bien. Il n’y a que des individus, des individus différents, avec leur vie individuelle propre. Utiliser l’un de ces individus pour le bénéfice d’autres, c’est l’utiliser et en faire bénéficier les autres. Rien de plus. Ce qui arrive, c’est que quelque chose lui est fait, pour le bien des autres. Parler de bien social général, c’est dissimuler cela. (Intentionnellement ?) Utiliser une personne de cette façon ne respecte pas suffisamment ni ne prend en considération le fait qu’elle est un individu séparé, que c’est la seule vie qu’elle ait. Elle ne tire aucun bénéfice marquant de son propre sacrifice, et personne n’est en droit de l’y forcer.
L'homme est un roseau pensant
Pascal
Pensées
1670
1670
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Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête (car ce n'est que l'expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds). Mais je ne puis concevoir l'homme sans pensée: ce serait une pierre ou une brute.(339-111)
Pensée fait la grandeur de l'homme. (346-759)
L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser: une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il nous faut relever et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale.(347-200)
Roseau pensant
. Ce n'est point de l'espace que je dois chercher ma dignité, mais c'est du règlement de ma pensée. Je n'aurai pas davantage en possédant des terres : par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point; par la pensée, je le comprends. (348-113)
Immatérialité de l'âme
. Les philosophes qui ont dompté leurs passions, quelle matière l'a pu faire ? (349-115)
La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable.
C'est donc être misérable que de se connaître misérable; mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable. (397-114)
La haine de la vérité
Pascal
Pensées
1670
1670
Voir le texte
Chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne davantage de la vérité, parce qu'on appréhende plus de blesser ceux dont l'affection est plus utile et l'aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable de toute l'Europe, et lui seul n'en saura rien. Je ne m'en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu'ils se font haïr. Or, ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu'ils servent; et ainsi, ils n'ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes.
Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes; mais les moindres n'en sont pas exemptes, parce qu'il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle; on ne fait que s'entre-tromper et s'entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie; et peu d'amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas, quoiqu'il en parle alors sincèrement et sans passion.
L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. Il ne veut donc pas qu'on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur.
Le divertissement
Pascal
Pensées
1670
1670
Voir le texte
Quand je m’y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achètera une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.
Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près.
Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde, et cependant qu’on s’en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement, et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables ; de sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux et plus malheureux que le moindre de ses sujets, qui joue et se divertit.
Besoins et société
Platon
La République
Livre II
369b-370c
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SOCRATE. "- Or, selon moi, la cité se forme parce que chacun d'entre nous se trouve dans la situation de ne pas se suffire à lui-même, mais au contraire de manquer de beaucoup de choses. Y a-t-il, d'après toi, une autre cause à la fondation de la cité ?
ADIMANTE. - Aucune.
SOCRATE. - Dès lors, un homme recourt à un autre pour un besoin particulier, puis à un autre en fonction de tel autre besoin, et parce qu'ils manquent d'une multitude de choses, les hommes se rassemblent nombreux au sein d'une même fondation, s'associant pour s'entraider. C'est bien à cette société que nous avons donné le nom de cité, n'est-ce pas ?
ADIMANTE. - Exactement.
SOCRATE. - Mais quand un homme procède à un échange avec un autre, qu'il donne ou qu'il reçoive, c'est toujours à la pensée que cela est mieux pour lui ? (...) Eh bien, allons, dis-je, construisons en paroles notre cité, en commençant par ses débuts et ce sont nos besoins, semble-t-il, qui en constitueront le fondement. (...) Mais le premier et le plus important des besoins est de se procurer de la nourriture, pour assurer la subsistance et la vie. (...) Le deuxième est celui du logement; le troisième, celui du vêtement et des choses de ce genre.
ADIMANTE. - C'est bien cela.
SOCRATE. - Mais voyons, repris-je, comment la cité suffira-t-elle à pourvoir à de tels besoins ? Y a-t-il un autre moyen qu'en faisant de l'un un laboureur, de l'autre un maçon, de l'autre un tisserand ? Ajouterons-nous également un cordonnier ou quelque autre artisan pour s'occuper des soins du corps ?
ADIMANTE. - Certainement.
SOCRATE. - La cité réduite aux nécessités les plus élémentaires serait donc formée de quatre ou cinq hommes.
ADIMANTE. - Il semble bien.
SOCRATE. - Mais alors ? Faut-il que chacun d'eux offre le service de son propre travail, le mettant en commun à la disposition de tous les autres, par exemple que le laboureur procure à lui seul les vivres pour quatre et multiplie par quatre le temps et l'effort pour fournir le blé et le partager avec les autres, ou encore, sans se soucier d'eux, qu'il produise pour ses seuls besoins seulement le quart de ce blé, en un quart de temps, et qu'il consacre les trois quarts restants, l'un à la préparation d'une maison, l'autre au vêtement, l'autre à des chaussures, et qu'au lieu de chercher à mettre en commun les choses qu'il possède, il exerce sa propre activité par lui-même et pour lui seul ?"
Et Adimante répondit : "Sans doute, Socrate, serait-il plus facile de faire ce que tu as dit d'abord. (...)
SOCRATE. - Le résultat est que des biens seront produits en plus grande quantité, qu'ils seront de meilleure qualité et produits plus facilement, si chacun ne s'occupe que d'une chose selon ses dispositions naturelles et au moment opportun, et qu'il lui soit loisible de ne pas s'occuper des travaux des autres.
Éloge de l'intempérance par Calliclès
Platon
Gorgias
IVème siècle av. JC
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Calliclès
: Comment en effet un homme pourrait-il être heureux, s’il est esclave de quelqu’un ? Mais voici ce qui est beau et juste suivant la nature, je te le dis en toute franchise, c’est que, pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs à mesure qu’ils éclosent.
Mais cela n’est pas, je suppose, à la portée du vulgaire. De là vient qu’il décrie les gens qui en sont capables, parce qu’il a honte de lui-même et veut cacher sa propre impuissance. Il dit que l’intempérance est une chose laide, essayant par là d’asservir ceux qui sont mieux doués par la nature, et, ne pouvant lui-même fournir à ses passions de quoi les contenter, il fait l’éloge de la tempérance et de la justice à cause de sa propre lâcheté. Car pour ceux qui ont eu la chance de naître fils de roi, ou que la nature a fait capables de conquérir un commandement, une tyrannie, une souveraineté, peut-il y avoir véritablement quelque chose de plus honteux et de plus funeste que la tempérance ? Tandis qu’il leur est loisible de jouir des biens de la vie sans que personne les en empêche, ils s’imposeraient eux-mêmes pour maîtres la loi, les propos, les censures de la foule ! (...) La vérité, que tu prétends chercher, Socrate, la voici : le luxe, l’incontinence et la liberté, quand ils sont soutenus par la force, constituent la vertu et le bonheur; le reste, toutes ces belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que niaiseries et néant.
L'allégorie de la caverne
Platon
La République
Livre III
Voir le texte
Représente-toi de la façon que voici l'état de notre nature relativement à l'instruction et à l'ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière. Ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête. La lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux. Entre le feu et les prisonniers passe une route élevée. Imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles.
Je vois cela, dit-il
Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en pierre, en bois et en toute espèce de matière. Naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.
Voilà, s'écria-t-il, un étrange tableau et d'étranges prisonniers.
Ils nous ressemblent, répondis-je. Penses-tu que dans une telle situation ils n'aient jamais vu autre chose d'eux mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ?
Et comment ? observa-t-il, s'ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie ?
Et pour les objets qui défilent n'en est-il pas de même ?
Sans contredit.
Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des objets réels les ombres qu'ils verraient ?
Il y a nécessité.
Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l'ombre qui passerait devant eux ?
Non par Zeus, dit-il.
Assurément, repris-je, de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués.
C'est de toute nécessité.
Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ? si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige, à force de questions, à dire ce que c'est ? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant ?
Beaucoup plus vraies, reconnut-il.
Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés ? n'en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'on lui montre ?
Assurément.
Et si, reprise-je, on l'arrache de sa caverne, par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences ? Et lorsqu'il sera parvenu à la lumière, pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies ?
Il ne le pourra pas, répondit-il; du moins dès l'abord.
Il aura, je pense, besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord ce seront les ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.
Sans doute.
A la fin, j'imagine, ce sera le soleil - non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit -mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est.
Nécessairement, dit-il.
Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière, est la cause de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne.
Évidemment, c'est à cette conclusion qu'il arrivera.
Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l'on y professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces derniers ?
Si, certes.
Et s'ils se décernaient alors entre aux honneurs et louanges, s'ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l'oeil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que notre homme fût jaloux de ces distinctions, et qu'il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants ? Ou bien, comme le héros d'Homère, ne préférera-t-il pas mille fois n'être qu'un valet de charrue, au service d'un pauvre laboureur, et de souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et vivre comme il vivait ?
Je suis de ton avis, dit-il; il préférera tout souffrir plutôt que de vivre de cette façon là.
Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à son ancienne place : n'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil ?
Assurément si, dit-il.
Et s'il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue est encore confuse et avant que ses yeux se soient remis (or l'accoutumance à l'obscurité demandera un temps assez long), n'apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens, et ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter ? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ?
Sans aucun doute, répondit-il.
Maintenant, mon cher Glaucon, repris-je, il faut appliquer point par point cette image à ce que nous avons dit plus haut, comparer le monde que nous découvre la vue au séjour de la prison, et la lumière du feu qui l'éclaire à la puissance du soleil. Quant à la montée dans la région supérieure et à la contemplation de ses objets, si tu la considères comme l'ascension de l'âme vers le lieu intelligible, tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisque aussi bien tu désires la connaître. Dieu sait si elle est vraie. Pour moi, telle est mon opinion : dans le monde intelligible l'idée du bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne la peut percevoir sans conclure qu'elle est la cause de tout ce qu'il y a de croit et de beau en toutes choses; qu'elle a, dans le monde visible, engendré la lumière et le souverain de la lumière; que, dans le monde intelligible, c'est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et l'intelligence; et qu'il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique.
Le mythe de Prométhée
Platon
Protagoras
IVème siècle av. JC
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Il fut jadis un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le temps que le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la terre d'un mélange de terre et de feu et des éléments qui s'allient au feu et à la terre. Quand le moment de les amener à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Épiméthée de les pourvoir et d'attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Épiméthée demanda à Prométhée de lui laisser faire seul le partage. "Quand je l'aurai fini, dit-il, tu viendras l'examiner." Sa demande accordée, il fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force ; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour eux d'autres moyens de conservation ; (...) Ces mesures de précaution étaient destinées à prévenir la disparition des races. (...) Cependant Épiméthée, qui n'était pas très réfléchi, avait, sans y prendre garde, dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage ; il voit les animaux bien pourvus, mais l'homme nu, sans chaussures, ni couverture, ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l'amener du sein de la terre à la lumière. Alors Prométhée, ne sachant qu'imaginer pour donner à l'homme le moyen de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts est impossible et inutile ; et il en fait présent à l'homme. L'homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie ; mais il n'avait pas la science politique.
Réponse à Calliclès
Platon
Gorgias
IVème siècle av. JC
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Cependant, même à la manière dont tu la dépeins, la vie est une chose bien étrange. Au fait, je me demande si Euripide n’a pas dit la vérité dans le passage que voici :
Qui sait si vivre n’est pas mourir,
Et si mourir n’est pas vivre ?
Et il est possible que réellement nous soyons morts, comme je l’ai entendu dire à un savant homme, qui prétendait que notre vie actuelle est une mort, que notre corps est un tombeau et que cette partie de l’âme où résident les passions est de nature à changer de sentiment et à passer d’une extrémité à l’autre. Cette même partie de l’âme, un spirituel auteur de mythes, un Sicilien, je crois, ou un Italien, jouant sur les mots, l’a appelée tonneau, à cause de sa docilité et de sa crédulité; il a appelé de même les insensés non initiés et cette partie de leur âme où sont les passions, partie déréglée, incapable de rien garder, il l’a assimilée à un tonneau percé, à cause de sa nature insatiable. Au rebours de toi, Calliclès, cet homme nous montre que, parmi les habitants de l’Hadès — il désigne ainsi l’invisible — les plus malheureux sont ces non‑initiés, et qu’ils portent de l’eau dans des tonneaux percés avec un crible troué de même. Par ce crible il entend l’âme, à ce que me disait celui qui me rapportait ces choses, et il assimilait à un crible l’âme des insensés, parce qu’elle est percée de trous, et parce qu’infidèle et oublieuse, elle laisse tout écouler.
Cette allégorie a quelque chose d’assez bizarre, mais elle illustre bien ce que je veux te faire comprendre pour te persuader, si j’en suis capable, de changer d’idée et de préférer à une existence inassouvie et sans frein une vie réglée, contente et satisfaite de ce que chaque jour lui apporte.
Les axiomes sont des conventions
Poincaré (Henri)
La Science et l'Hypothèse
chap. III
1902
1902
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Devons-nous conclure que les axiomes de la géométrie sont des vérités expérimentales ? Mais on n'expérimente pas sur des droites ou des circonférences idéales ; on ne peut le faire sur des objets matériels. Sur quoi porteraient donc les expériences qui serviraient de fondement à la géométrie ? La réponse est facile.
Nous avons vu plus haut que l'on raisonne constamment comme si les figures géométriques se comportaient à la manière des solides. Ce que la géométrie emprunterait à l'expérience, ce seraient donc les propriétés de ces corps.
Les propriétés de la lumière et sa propagation rectiligne ont été aussi l'occasion d'où sont sorties quelques-unes des propositions de la géométrie, et en particulier celles de la géométrie projective, de sorte qu'à ce point de vue on serait tenté de dire que la géométrie métrique est l'étude des solides et que la géométrie projective est celle de la lumière.
Mais une difficulté subsiste, et elle est insurmontable. Si la géométrie était une science expérimentale, elle ne serait pas une science exacte, elle serait soumise à une continuelle révision. Que dis-je ? elle serait dès aujourd'hui convaincue d'erreur puisque nous savons qu'il n'existe pas de solide rigoureusement invariable.
Ce sont des conventions ; notre choix, parmi toutes les conventions possibles, est guidé par des faits expérimentaux ; mais il reste libre et n'est limité que par la nécessité d'éviter toute contradiction. C'est ainsi que les postulats peuvent rester rigoureusement vrais quand même les lois expérimentales qui ont déterminé leur adoption ne sont qu'approximatives.
En d'autres termes, les axiomes de la géométrie (je ne parle pas de ceux de l'arithmétique) ne sont que des définitions déguisées.
Dès lors, que doit-on penser de cette question : La géométrie euclidienne est-elle vraie ?
Elle n'a aucun sens.
Autant demander si le système métrique est vrai et les anciennes mesures fausses ; si les coordonnées cartésiennes sont vraies et les coordonnées polaires fausses. Une géométrie ne peut pas être plus vraie qu'une autre ; elle peut seulement être plus commode. Or la géométrie euclidienne est et restera la plus commode :
1°) Parce qu'elle est la plus simple ; et elle n'est pas telle seulement par suite de nos habitudes d'esprit ou de je ne sais quelle intuition directe que nous aurions de l'espace euclidien ; elle est la plus simple en soi de même qu'un polynôme du premier degré est plus simple qu'un polynôme du second degré ; les formules de la trigonométrie sphérique sont plus compliquées que celles de la trigonométrie rectiligne, et elles paraîtraient encore telles à un analyste qui en ignorerait la signification géométrique.
2°) Parce qu'elle s'accorde assez bien avec les propriétés des solides naturels, ces corps dont se rapprochent nos membres et notre œil et avec lesquels nous faisons nos instruments de mesure.
Conjectures et réfutations
Popper
La connaissance objective
1972
1972
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La méthode de la science est une méthode de conjectures audacieuses et de tentatives ingénieuses et sévères pour réfuter celles-ci. (...) Notre recherche compétitive de la vraisemblance devient donc, et tout particulièrement du point de vue empirique, une comparaison compétitive des contenus de fausseté (fait que d'aucuns considèrent comme un paradoxe). Tout se passe comme si en science aussi (comme Winston Churchill l'énonça un jour) les guerres n'étaient jamais gagnées, mais toujours perdues.
Nous ne pouvons jamais certifier absolument que notre théorie n'est pas perdante. La seule chose que nous puissions faire, c'est chercher le contenu de fausseté de notre meilleure théorie; ce que nous faisons en essayant de réfuter notre théorie,
i.e.
en essayant de la tester sévèrement à la lumière de toute notre connaissance objective et de toute notre ingéniosité. Il est bien sûr toujours possible que la théorie soit fausse même si elle subit avec succès tous ces tests, et nous en tenons compte dans notre recherche de vraisemblance.
Mais si elle résiste à tous ces tests, alors nous pouvons avoir de bonnes raisons de conjecturer que notre théorie - qui, comme nous le savons, a un plus grand contenu de vérité que la précédente - pourrait ne pas avoir un plus grand contenu de fausseté
. Et si nous échouons à réfuter la nouvelle théorie, particulièrement dans les domaines dans lesquels la précédente avait été réfutée, alors nous pouvons présenter ce fait comme une des raisons objectives de
conjecturer que la nouvelle théorie est une meilleure approximation de la vérité que l'ancienne
.
Critique et objectivité
Popper
La logique des sciences sociales
1979
1979
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Il est totalement erroné de supposer que l’objectivité de la science dépend de l’objectivité de l’homme de science. Et il est totalement erroné de croire que celui qui pratique les sciences de la nature serait plus objectif que celui qui pratique les sciences sociales. Celui qui pratique les sciences de la nature est tout aussi partial que les autres et (…) il est malheureusement courant qu’il soit d’une partialité extrême pour les idées qu’il défend. Certains des physiciens contemporains les plus éminents ont même fondé des écoles qui opposent une résistance acharnée aux idées nouvelles (…).
Ce qu’on peut appeler objectivité scientifique repose uniquement et exclusivement sur la tradition critique qui, en dépit des résistances, rend souvent possible la critique d’un dogme qui prévaut. Autrement dit, l’objectivité de la science n’est pas une question d’individu, intéressant les hommes de science pris à part, mais une question sociale qui résulte de leur critique mutuelle, de la division du travail amicale-hostile entre scientifiques, de leur collaboration autant que de leur rivalité. Elle dépend donc partiellement d’une série de conditions sociales et politiques qui rendent cette critique possible.
L'objectivité repose donc uniquement sur la critique (...). L'objectivité ne peut être expliquée que par des notions sociales telles que la compétition (...), la tradition (à savoir la tradition critique), l'institution sociale (par exemple, les publications dans différentes revues concurrentes (...), le pouvoir de l’État (le fait que la discussion libre soit politiquement tolérée...).(...)
La pureté de la science pure est un idéal probablement impossible à atteindre mais pour lequel la critique se bat sans relâche, et doit se battre sans relâche.
Déterminisme physique et créativité
Popper
La connaissance objective
1972
1972
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J’ai traité le déterminisme physique de cauchemar. C’est un cauchemar parce qu’il affirme que le monde entier, avec tout ce qu’il contient, est un gigantesque automate, et que nous ne sommes rien d’autre que des petits rouages, ou des sous-automates dans le meilleur des cas. Il détruit ainsi, en particulier, l’idée de créativité. Il réduit à l’état de complète illusion l’idée que, dans la préparation de cette conférence, je me suis servi de mon cerveau pour créer quelque chose de nouveau. Ce qui s’est passé là, selon le déterminisme physique, c’est que certaines parties de mon corps ont tracé des marques noires sur un papier blanc, et rien de plus : tout physicien disposant d’une information suffisamment détaillée pourrait avoir écrit ma conférence grâce à cette méthode très simple : prédire les endroits précis où le système physique composé de mon corps (y compris mon cerveau, bien sûr, et mes doigts) et de mon stylo tracerait des marques noires. Ou, pour utiliser un exemple plus frappant : si le déterminisme physique est correct, alors un physicien complètement sourd, qui n’aurait jamais entendu de musique de sa vie, pourrait écrire toutes les symphonies et tous les concertos de Mozart ou de Beethoven, au moyen d’une méthode simple, qui consisterait à étudier les états physiques précis de leur corps et à prédire où ils traceraient des marques noires sur leur portée. Et notre physicien sourd pourrait même faire bien mieux : en étudiant les corps de Mozart et de Beethoven avec assez de soin, il pourrait écrire des partitions qui n’ont jamais été réellement écrites par Mozart ou Beethoven, mais qu’ils auraient écrites si certaines circonstances de leur vie avaient été différentes – s’ils avaient mangé, disons, de l’agneau au lieu de poulet et bu du thé au lieu de café.
La théorie freudienne n'est pas scientifique
Popper
Conjectures et Réfutations
1953
1953
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J’avais remarqué que ceux de mes amis qui s’étaient faits les adeptes de Marx, Freud et Adler étaient sensibles à un certain nombre de traits communs aux trois théories, et tout particulièrement à leur pouvoir explicatif apparent. Celles-ci semblaient aptes à rendre compte de la quasi-totalité des phénomènes qui se produisaient dans leurs domaines d’attribution respectifs. L’étude de l’une quelconque de ces théories paraissait agir à la manière d’une conversion, d’une révélation intellectuelle, exposant aux regards une vérité neuve qui demeurait cachée pour ceux qui n’étaient pas encore initiés. Dès lors qu’on avait les yeux dessillés, partout l’on apercevait des confirmations : l’univers abondait en vérifications de la théorie [...] Les analystes freudiens insistaient sur le fait que leurs théories se trouvaient continuellement vérifiées par leurs « observations cliniques ». Quant à Adler, une expérience qu’il m’a été donné de faire m’a vivement marqué. Je lui rapportai, en 1919, un cas qui ne me semblait pas particulièrement adlérien, mais qu’il n’eut aucune difficulté à analyser à l’aide de sa théorie des sentiments d’infériorité, sans même avoir vu l’enfant. Quelque peu choqué, je lui demandai comment il pouvait être si affirmatif. Il me répondit : « grâce aux mille facettes de mon expérience » ; alors je ne pus m’empêcher de rétorquer : « avec ce nouveau cas, je présume que votre expérience en comporte désormais mille et une... »
Ce qui me préoccupait, c’était que ses observations antérieures risquaient de n’être pas plus fondées que cette nouvelle observation, que chacune d’elles avait été interprétée à la lumière de l’« expérience antérieure », mais comptait en même temps comme une confirmation supplémentaire. Que confirmait en réalité l’observation ? Rien de plus que le fait qu’un cas peut être interprété à la lumière de la théorie.
Or je remarquai que cela n’avait pas grand sens, étant donné que tous les cas imaginables pouvaient recevoir une interprétation dans le cadre de la théorie adlérienne ou, tout aussi bien, dans le cadre freudien. J’illustrerai ceci à l’aide de deux exemples, très différents, de comportement : celui de quelqu’un qui pousse à l’eau un enfant dans l’intention de le noyer, et celui d’un individu qui ferait le sacrifice de sa vie pour tenter de sauver l’enfant. On peut rendre compte de ces deux cas, avec une égale facilité, en faisant appel à une explication de type freudien ou de type adlérien. Pour Freud, le premier individu souffre d’un refoulement (affectant, par exemple, l’une des composantes de son complexe d’Œdipe), tandis que, chez le second, la sublimation est réussie. Selon Adler, le premier souffre de sentiments d’infériorité (qui font peut-être naître en lui le besoin de se prouver à lui-même qu’il peut oser commettre un crime), tout comme le second (qui éprouve le besoin de se prouver qu’il ose sauver l’enfant).
Je ne suis pas parvenu à trouver de comportement humain qui ne se laisse interpréter selon l’une et l’autre de ces théories. Or c’est précisément cette propriété – la théorie opérait dans tous les cas et se trouvait toujours confirmée – qui constituait, aux yeux des admirateurs de Freud et d’Adler, l’argument le plus convaincant en faveur de leurs théories. Et je commençais à soupçonner que cette force apparente représentait en réalité leur point faible.
Tolérance et honnêteté intellectuelle
Popper
Tolérance et responsabilité intellectuelle
1981
1981
Voir le texte
Le sixième commandement énonce : "Tu ne tueras pas !" Cela implique l'éthique dans presque sa totalité. La manière dont Schopenhauer, par exemple, formule l'éthique, n'est que l'extension du sixième commandement. Schopenhauer est simple, direct, clair. Il dit: "Ne porte préjudice à personne, mais aide chacun du mieux que tu peux."
Mais que s'est-il passé quand Moise descendit la première fois du mont Sinaï avec les tables de la loi, avant même qu'il n'ait pu proclamer le sixième commandement ? Il a découvert une "hérésie digne de la mort", l'hérésie du Veau d'Or. Il a oublié le sixième commandement et a crié (je cite en substance la traduction de Luther) : "Que vienne à moi, celui qui appartient au Seigneur, le Dieu d'Israël : que chacun ceigne son glaive à ses côtés, que chacun étrangle qui son frère, qui son ami et qui son proche. Et ainsi tombèrent du peuple, en ce jour, trois mille hommes."
Ainsi peut-être tout a commencé. Mais il est certain que cela s'est perpétué, particulièrement après l'instauration du christianisme en religion d'État. C'est l'histoire effrayante des persécutions religieuses, persécutions au nom de l'orthodoxie. Plus tard - surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles - s'ajoutèrent d'autres convictions idéologiques pour justifier la persécution, la barbarie et la terreur : la nationalité, la race, l'orthodoxie politique.
Dans l'idée d'orthodoxie et d'hérésie se cachent les vices les plus mesquins ; ces vices auxquels les intellectuels sont particulièrement sujets : l'arrogance, l'ergotage, la certitude, la vanité intellectuelle. Ce sont des vices mesquins - moins importants que la cruauté.
Le titre de ma conférence, "Tolérance et responsabilité intellectuelle", fait allusion à un argument de Voltaire à propos de la tolérance. Voltaire demande : "Qu'est-ce que la tolérance ?" Et il répond (je traduis librement) : "La tolérance est la conséquence nécessaire de la conscience que nous avons d'être faillibles. L'erreur est humaine, et nous faisons tous sans cesse des fautes. Pardonnons-nous réciproquement nos bêtises. C'est la première loi de la nature."
Voltaire en appelle à notre honnêteté intellectuelle. Nous devons assumer nos faiblesses, notre ignorance. Voltaire sait parfaitement qu'il y a des fanatiques à la conviction inébranlable. Mais leur conviction est-elle tout à fait honnête ? Ont-ils eux-mêmes examiné honnêtement leurs convictions et les raisons de ces dernières ? Et l'examen critique de soi n'est-il pas une composante de toute honnêteté intellectuelle ? Le fanatisme n'est-il pas un essai pour couvrir notre propre incroyance inavouée, que nous avons réprimée et qui, pour cette raison, ne nous est seulement qu'à moitié consciente ?
L'appel de Voltaire à notre humilité intellectuelle, et avant tout son appel à notre honnêteté intellectuelle, a en son temps fortement impressionné les intellectuels. Je voudrais renouveler ici cet appel.
Le relativisme
Potdevin (Gérard)
La vérité
1988
1988
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Le relativiste, qui affirme que « toutes les opinions se valent », songe d’abord le plus souvent aux jugements de valeur. Il croit par cette profession de foi se garder de l’intolérance mais ce faisant, il s’y prend fort mal, car si toutes les opinions se valent, celles de Hitler ne valent pas moins que celles de Martin Luther King. Aussi faut-il commencer là aussi à faire des exceptions à la règle, qui n’en est pas une, en disant que la tolérance vaut mieux que l’intolérance.
Cet aspect du relativisme, touchant aux problèmes moraux, n’est nous semble-t-il que l’une des expressions de son présupposé fondamental : dans le champ de la pensée régnerait en maître l’arbitraire de la subjectivité individuelle. C’est pourquoi, en dehors (éventuellement) des frontières arbitrairement dessinées de la « vérité scientifique », qui porte alors sur le seul domaine corporel, dans cette perspective l’idée d’une vérité qui ne serait pas plurielle, et donc ne serait plus, est un leurre (métaphysique ou religieux) dont on peut faire l’économie.
L’exercice de la pensée philosophique est fondé au contraire sur l’affirmation qu’il faut établir une distinction radicale entre l’opinion, subjective et arbitraire, et la pensée authentique, qui tend à l’universel et au nécessaire, dont les lois ne sont pas moins contraignantes que celles qui régissent les corps (et qu’elle seule révèle d’ailleurs), même si elles peuvent être d’un autre ordre. Lois, enfin, dont l’universelle présence en chaque homme, en tant qu’il possède une raison, fonde cette invitation faite à chacun de s’efforcer à penser rationnellement, invitation qui est la philosophie même. (...)
Peut-on soutenir une telle thèse, qui revient à dire que tout est vrai ? Affirmer l’égale vérité des opinions individuelles portant sur un même objet, et ce malgré leur diversité, revient à poser que « la même chose peut, à la fois, être et n’être pas » (Aristote, Métaphysique). C’est donc contredire le fondement même de toute pensée logique : le principe de contradiction, selon lequel « il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps au même sujet et sous le même rapport ». (…)
Le point de départ, c’est donc le langage, en tant qu’il est porteur d’une signification déterminée pour celui qui parle et pour son interlocuteur. Or, précisément, affirmer l’identique vérité de propositions contradictoires, c’est renoncer au langage. Si dire « Ceci est blanc » n’est ni plus ni moins vrai que dire « Ceci n’est pas blanc », alors « blanc » ne signifie rien déterminé. Le négateur du principe de contradiction semble parler, mais en fait « il ne dit pas ce qu’il dit » et de ce fait ruine « tout échange de pensée entre les hommes, et, en vérité, avec soi-même » (Aristote).
L'homme, animal anature
Prochiantz (Alain)
Qu'est-ce que le vivant ?
2012
2012
Voir le texte
Nous voici arrivés au tournant de cet essai puisque ce chapitre est consacré à une réflexion sur la place de
sapiens
dans l'histoire des espèces. Ce qui relève évidemment de la biologie, puisque nous sommes des animaux. En même temps, il faut donner des clés qui permettent de comprendre pourquoi, sans renier notre nature animale, nous ne sommes pas des animaux comme les autres. Pour reprendre une formule ancienne,
sapiens
est "anature par nature", ce qui veut dire que c'est à la suite de son évolution biologique, donc naturelle, qu'il a subi une transformation violente qui l'a pour ainsi dire "sorti de la nature". Bref, nous sommes "entrés dans la clairière" et il n'y a pas de marche arrière.
Sapiens
est un animal tragique, comme individu conscient de sa finitude et aussi comme espèce dont la finitude est aussi certaine. J'y reviendrai, pas avant cependant d'avoir donné les clés biologiques (...) de ce changement de phase brutal et irréversible.
Mais il nous faut d'abord dresser le tableau. Les hominidés se sont séparés des autres grands primates, dont ceux qui donneront les chimpanzés, il y a de cela entre 6 et 10 millions d'années. Ce chiffre qui peut sembler imposant est à mettre en regard de l'ancienneté de la vie sur terre, soit 3,5 milliards d'années. C'est à l'aune de ce même chiffre qu'il faut considérer que notre espèce est vieille d'environ 200 000 ans, l'équivalent, si on compare ce chiffre aux 3,5 milliards d'années de vie sur terre, de 10 secondes dans une journée de 24 heures. Sans vouloir me montrer excessivement pessimiste, tenir 10 secondes de plus peut sembler tenir, à ce jour, du miracle. Mais ce qui est encore plus miraculeux est que nos 10 000 ancêtres africains, à l'est et à l'ouest du Rift, aient pu donner cette descendance de 8 milliards d'individus qui ont envahi la presque totalité de la planète et même pris pied sur la lune. Succès sans comparaisons possibles et étonnant pour une espèce dont les membres naissent démunis, situation qui, sur le seul plan biologique, ne s'améliore que partiellement avec la maturité. Je fais référence ici à l'absence de crocs, ou griffes, ou de ces multiples qualités physiques dont sont pourvus les animaux contemporains des origines de l'homme et partageant son environnement : grands fauves, primates et autres serpents.
Il y a certainement eu de nombreux goulots d'étranglement dans l'histoire de
sapiens
, mais ce dont nous pouvons nous convaincre est que l'invention de l'outil, donc des armes, et une coopération sociale poussée, avec tout ce que cela implique en termes de langage, d'empathie et autres caractéristiques intellectuelles et morales, ont joué un rôle essentiel. (...) Il ressort de cette analyse rapide que
sapiens
est, dès ses origines, un animal augmenté par la technique et une socialité poussée. Donc, continuité animale et rupture culturelle pour cet animal au destin social et technique. Avant même l'art, la technique est une composante essentielle de la culture humaine ; elle est sans aucun doute la condition de sa survie.
Le cerveau humain
Prochiantz (Alain)
Qu'est-ce que le vivant ?
2012
2012
Voir le texte
Pour sortir des raisonnements simplistes par lesquels on voudrait nous ranger soit sous la bannière animale - qu'on animalise l'humain ou qu'on humanise l'animal -, soit sous celle d'un Dieu, il est important de comprendre le soubassement biologique de cette contradiction résumée dans l'aphorisme "anature par nature". Tous les traits spécifiques de l'humain sont liés entre eux. Par exemple, on ne séparera qu'artificiellement la bipédie et l'encéphalisation ou la libération de la main. Il reste que le point décisif sur lequel nous nous concentrerons est cet incroyable cerveau dont la nature nous a affublés ou, plutôt, qu'elle a rendu possible et qui porte une responsabilité décisive dans cette continuité/rupture avec le monde animal.
Pour poser le problème le plus simplement du monde, le cerveau sert à bouger et met en relation le monde sensoriel et le monde moteur. Je bouge (ou reste immobile) parce que je vois ou entends, sens, désire... De ce fait, il existe une relation de linéarité, chez les primates, entre la taille du corps et celle du cerveau. Or cette relation conservée entre le chimpanzé, le gorille ou l'orang-outan se perd dès qu'on passe chez les hominidés (
Homo habilis, Homo erectus, Homo neanderthalis...
). Le point extrême de cette anomalie est atteint avec
sapiens
qui se trouve porteur d'un cerveau de 1400 centimètres cubes, quand 500 suffiraient largement, étant donné sa taille, aux fonctions sensori-motrices d'un primate de base. Bref, pour le dire lapidairement, nous avons 900 centimètres cubes "de trop". Sur 1400, ce n'est pas rien.
Ce n'est d'autant moins rien que cet agrandissement du cerveau, ou de la surface du cortex (...) s'accompagne d'une modification des surfaces engagées dans les différentes modalités sensorielles, motrices, cognitives, à l'avantage de ces dernières. Non seulement le cerveau est plus grand, mais l'espace consacré à ces fonctions "nouvelles" (elles ne le sont pas totalement ni toutes au même degré) sont proportionnellement plus importantes, avec l'exemple frappant des aires du langage qui sont quasiment inexistantes chez le chimpanzé et bien développées chez l'humain. (...) Il ne s'agit pas ici de dire que les chimpanzés, non plus que les autres animaux, sont idiots, mais il ne faut pas être grand observateur pour accepter le fait qu'il existe une très grande différence quantitative et qualitative dans les réalisations culturelles de
sapiens
et des chimpanzés.
Critique et interprétation des témoignages
Prost (Antoine)
Douze leçons sur l'histoire
1996
1996
Voir le texte
Toutes les méthodes critiques visent à répondre à des questions simples. D'où vient le document ? Qui en est l'auteur, comment a-t-il été transmis et conservé ? L'auteur est-il sincère ? A-t-il des raisons, conscientes ou non, de déformer son témoignage ? Dit-il vrai ? Sa position lui permettait-elle de disposer de bonnes informations ? Impliquait-elle des biais ? Ces deux séries de questions sont distinctes : la
critique de sincérité
porte sur les intentions, avouées ou non, du témoin, la
critique d'exactitude
sur sa situation objective. La première est attentive aux mensonges, la seconde aux erreurs. Un auteur de mémoires sera suspect de se donner le beau rôle, et la critique de sincérité sera particulièrement exigeante. S'il décrit une action ou une situation à laquelle il a assisté sans être partie prenante, la critique d'exactitude lui accordera plus d'intérêt que s'il se fait seulement l'écho d'un tiers.
De ce point de vue, la distinction classique entre
témoignages volontaires
et
involontaires
est pertinente. les
premiers
ont été constitués pour l'information de leurs lecteurs, présents ou futurs. Les chroniques, les mémoires, toutes les sources "narratives" relèvent de cette catégorie, mais aussi les rapports des préfets, les monographies des instituteurs sur leur village pour l'exposition de 1900, et toute la presse... Les
témoignages involontaires
n'étaient pas destinés à nous informer. M. Bloch* parle joliment de "ces indices que, sans préméditation, le passé laisse tomber sur sa route". Une correspondance privée, un journal vraiment intime, des comptes d'entreprise, des actes de mariages, des déclarations de succession, mais aussi des objets, des images, les scarabées d'or retrouvés dans des tombes mycéniennes, les débris de poterie jetés dans des puits du XIVe siècle, ou les ferrailles des trous d'obus, plus instructives sur le champ de bataille de Verdun que le témoignage volontaire (fabriqué et falsifié) de la tranchée des baïonnettes...
La critique de sincérité et d'exactitude est beaucoup plus exigeante à l'égard des témoignages volontaires. Mais il ne faut pas durcir la distinction, car l'habileté des historiens consiste souvent à traiter les témoignages volontaires comme involontaires, et à les interroger sur autre chose que ce qu'ils voulaient dire. Aux discours prononcés le 11 novembre devant les monuments aux morts, l'historien ne demandera pas ce qu'ils disent, qui est bien pauvre et répétitif; il s'intéressera aux termes utilisés, à leurs réseaux d'oppositions ou de substitutions, et il y retrouvera une mentalité, une représentation de la guerre, de la société, de la nation. M. Bloch, toujours, note avec humour à ce sujet que "condamnés à le connaître [le passé] par ses traces, nous parvenons toutefois à en savoir sur lui beaucoup plus qu'il n'avait lui-même cru bon de nous en faire connaître".
* Marc Bloch (1886-1944), historien, fondateur avec Lucien Febvre de l'école des
Annales
.
L'historien produit des faits à partir de traces
Prost (Antoine)
Douze leçons sur l'histoire
1996
1996
Voir le texte
Comme procédé de connaissance, l'histoire est une connaissance par traces. Comme le dit joliment J.Cl. Passeron, c'est "un travail sur des objets perdus". Elle procède à partir des traces que le passé a laissées, d'"informations" vestigiales solidaires de contextes non directement observables". Le plus souvent il s'agit de documents écrits : archives, périodiques, ouvrages, mais il peut s'agir aussi d'objets matériels : une pièce de monnaie ou une poterie dans une sépulture par exemple, ou, plus près de nous, des bannières de syndicats, des outils, des cadeaux offerts à un ouvrier qui prend sa retraite... Dans tous les cas,
l'historien effectue un travail sur les traces pour reconstituer les faits
. Ce travail est constitutif de l'histoire; en conséquence, les règles de la méthode critique qui le gouvernent sont, au sens propre du mot, fondamentales.
On comprend mieux alors ce que disent les historiens quand ils parlent des faits.
Un fait n'est rien d'autre que le résultat d'un raisonnement à partir de traces suivant les règles de la critique
. Il faut l'avouer, ce que les historiens appellent indifféremment des "faits historiques" constitue un véritable "bazar", digne d'un inventaire à la Prévert. Voici par exemple quelques faits : Orléans a été libéré par Jeanne d'Arc en 1429; la France était le pays le plus peuplé d'Europe à la veille de la Révolution; (...) l'usage des robes blanches pour les mariées s'est répandu sous l'influence des grands magasins dans la seconde moitié du XIXe siècle; la législation antisémite de Vichy ne lui a pas été dictée par les allemands...
Qu'y a-t-il de commun entre tous ces "faits" hétéroclites ? Un seul point : ce sont des affirmations vraies, parce qu'elles résultent d'une élaboration méthodique, d'une reconstitution à partir de traces
.
L'importance des faits en histoire
Prost (Antoine)
Douze leçons sur l'histoire
1996
1996
Voir le texte
Comment donner au discours de l'historien un statut scientifique ? Comment s'assurer que l'histoire n'est pas une suite d'opinions subjectives que chacun serait libre d'accepter ou de refuser, mais l'expression d'une vérité objective et qui s'impose à tous ?
La question n'est pas de celles qu'on puisse déclarer superflues, inutiles ou périmées. On ne peut la congédier aujourd'hui sans renonciation majeure. Il suffit, pour s'en convaincre, de songer au génocide hitlérien. L'affirmation que l'Allemagne nazie a conduit pendant plusieurs années une entreprise d'extermination systématique des juifs n'est pas une opinion subjective que l'on serait libre de partager ou de refuser. C'est une vérité. Mais, pour qu'elle ait ce statut objectif, il faut qu'elle repose sur des faits. C'est un fait, par exemple, que les SS ont construit des chambres à gaz dans certains camps, et un fait que l'on peut prouver*.
Les faits sont donc, dans le discours des historiens, l'élément dur, celui qui résiste à la contestation. "Les faits sont têtus", dit-on à juste titre. Le souci des faits en histoire est celui même de l'administration de la preuve, et il est indissociable de la référence. Je viens de donner des références en note sur l'existence des chambres à gaz, parce que telle est la règle de la profession. L'historien ne demande pas qu'on le croie sur parole, sous prétexte qu'il serait un professionnel qui connaîtrait son métier, bien que ce soit en général le cas. Il donne au lecteur le moyen de vérifier ce qu'il affirme; les "procédés d'exposition strictement scientifique" que G. Monod** revendiquait pour la
Revue historique
veulent que "chaque affirmation soit accompagnée de preuves, de renvois aux sources et de citations". De l'école méthodique à celle des
Annales
(...), l'unanimité règne sur ce point : c'est bien la règle commune de la profession.
Pas d'affirmations sans preuves, c'est-à-dire pas d'histoire sans faits.
* Voir Eugen Kogon, Hermann Langbein, Adalbert Rückerl,
Les chambres à gaz, secret d'Etat
, Paris, éd. de Minuit, 1984, rééd. Points Histoire, 1987, et l'ouvrage d'un ancien révisionniste qui s'est attaqué aux archives pour prouver ses thèses... et qui est parvenu à des conclusions rigoureusement inverses, en ne trichant pas sur ses sources : Jean-Claude Pressac,
Les Crématoires d'Auschwitz, la machinerie du meurtre de masse
, Paris, CNRS Editions, 1993.
** Gabriel Monod, historien (1844-1912).
La méthode critique
Prost (Antoine)
Douze leçons sur l'histoire
1996
1996
Voir le texte
La question qui se pose est celle de l'établissement des faits : comment établir des faits certains ? Quelle procédure suivre ? La réponse réside dans la méthode critique (...).
Quel que soit l'objet sur lequel elle porte, la critique n'est pas affaire de débutant, comme le montrent bien les difficultés des étudiants aux prises avec un texte. Il faut déjà être historien pour critiquer un document, car il s'agit, pour l'essentiel, de le confronter avec tout ce que l'on sait déjà du sujet qu'il traite, du lieu et du moment qu'il concerne. En un sens, la critique, c'est l'histoire même, et elle s'affine au fur et à mesure que l'histoire s'approfondit et s'élargit.
On le voit à l'évidence à chaque étape qu'analysent les maîtres de la méthode critique, Langlois et Seignobos*. Ils distinguent critique externe et critique interne. La
critique externe
porte sur les caractères matériels du document : son papier, son encre, son écriture, les sceaux qui l'accompagnent; la
critique interne
sur la cohérence du texte, par exemple sur la compatibilité entre la date qu'il porte et les faits dont il parle.
Les médiévistes comme Langlois, confrontés à de nombreux diplômes royaux ou décrets pontificaux apocryphes, sont très attentifs à la
critique externe
pour
distinguer le document authentique du faux
. Les sciences auxiliaires de l'histoire constituent en ce domaine de précieux auxiliaires. La
paléographie
, ou science des vieilles écritures, permet de dire si la graphie d'un manuscrit correspond à sa date prétendue. La
diplomatique
enseigne les conventions suivant lesquelles les documents étaient composés : comment ils commençaient, comment étaient composés l'introduction et le corps du doucument (le
dispositif
), comment on désignait le signataire, avec quels titres et dans quel ordre(la
titulature
); la
sigillographie
répertorie les divers sceaux et leurs dates d'emploi. L'
épigraphie
indique les règles suivant lesquelles étaient ordinairement composées dans l'Antiquité les inscriptions, notamment funéraires.
Ainsi armée, la critique externe peut discerner les documents probablement authentiques des faux, ou de ceux qui ont subi des modifications (critique de provenance). Il est clair, par exemple, qu'une charte écrite sur papier, et non sur parchemin, qui se prétend du XIIe siècle est un faux. Éventuellement la critique rétablit le document original après l'avoir dépouillé de ses adjonctions, ou avoir restitué les parties manquantes, comme on le fait souvent pour les inscriptions romaines ou grecques (critique de restitution).
Ce point établi, l'historien n'est pas encore au bout de ses peines. Que le document soit ou non authentique ne dit rien sur son sens. Une copie de diplôme mérovingien faite trois siècles après l'original n'est pas un document authentique. Ce n'est pourtant pas nécessairement un faux. La copie peut avoir été faite fidèlement. La
critique interne
examine alors la
cohérence du texte
et s'interroge sur sa
compatibilité
avec ce que l'on connaît par ailleurs des documents analogues. La critique interne procède toujours
par rapprochements
: si nous ignorions tout d'une période, ou d'un type de document, aucune critique ne serait possible.
* Charles-Victor Langlois (1863-1929) et Charles Seignobos (1854-1942), historiens, grands représentants de "l'école méthodique".
L'art démultiplie le réel
Proust (Marcel)
La recherche du temps perdu
Voir le texte
La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature ; cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles par ce que l’intelligence ne les a pas « développés ». Notre vie, et aussi la vie des autres. Le style, pour l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous voyons le monde se démultiplier, et, autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent à l’infini, et, bien des siècles après que s’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Vermeer, nous envoient encore leur rayon spécial.
Position originelle et voile d'ignorance
Rawls (John)
Théorie de la justice
1971
1971
Voir le texte
Dans la théorie de la justice comme équité,
la position originelle d'égalité
correspond à l'état de nature dans la théorie traditionnelle du contrat social. Cette position originelle n'est pas conçue, bien sûr, comme étant une situation historique réelle, encore moins une forme primitive de la culture. Il faut la comprendre comme étant
une situation purement hypothétique
, définie de manière à conduire à une certaine conception de la justice. Parmi les traits essentiels de cette situation, il y a le fait que personne ne connaît sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social, pas plus que personne ne connaît le sort qui lui est réservé dans la répartition des capacités et des dons naturels, par exemple l'intelligence, la force, etc. J'irai même jusqu'à poser que les partenaires ignorent leurs propres conceptions du bien ou leurs tendances psychologiques particulières.
Les principes de la justice sont choisis derrière un voile d'ignorance
. Ceci garantit que personne n'est avantagé ou désavantagé dans le choix des principes par le hasard naturel ou par la contingence des circonstances sociales. Comme tous ont une situation comparable et qu'aucun ne peut formuler des principes favorisant sa condition particulière, les principes de la justice sont le résultat d'un accord ou d'une négociation équitable (
fair
). Car, étant donné les circonstances de la position originelle, c'est-à-dire la symétrie des relations entre les partenaires, cette situation initiale est équitable à l'égard des sujets moraux, c'est-à-dire d'êtres rationnels ayant leurs propres systèmes de fins et capables, selon moi, d'un sens de la justice. La position originelle est, pourrait-on dire, le
statu quo
initial adéquat et c'est pourquoi les accords fondamentaux auxquels on parvient dans cette situation initiales ont équitables. Tout ceci nous explique la justesse de l'expression "justice comme équité" : elle transmet l'idée que
les principes de la justice sont issus d'un accord conclu dans une situation initiale elle-même équitable
.
L'identité narrative
Ricoeur (Paul)
Temps et récit
III
1985
1985
Voir le texte
Dire l'identité d'un individu ou d'une communauté, c'est répondre à la question : qui a fait telle action ? qui en est l'agent, l'auteur ? Il est d'abord répondu à cette question en nommant quelqu'un, c'est-à-dire en le désignant par un nom propre. Mais quel est le support de la permanence du nom propre ? Qu'est-ce qui justifie qu'on tienne le sujet de l'action, ainsi désigné par son nom, pour le même tout au long d'une vie qui s'étire de la naissance à la mort ? La réponse ne peut être que narrative. Répondre à la question « qui ? » […], c'est raconter l'histoire d'une vie. L'histoire racontée dit le qui de l'action. L'identité du qui n'est donc elle-même qu'une identité narrative.
Sans le secours de la narration, le problème de l’identité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution : ou bien l’on pose un sujet identique à lui-même dans la diversité de ses états, ou bien l’on tient, à la suite de Hume et de Nietzsche, que ce sujet identique n’est qu’une illusion substantialiste, dont l'élimination ne laisse apparaître qu'un pur divers de cognitions, d'émotions, de volitions. Le dilemme disparaît si, à l’identité comprise au sens d’un même (idem), on substitue l’identité comprise au sens d’un soi-même (ipse) ; la différence entre idem et ipse n’est autre que la différence entre une identité substantielle ou formelle et l’identité narrative. […] À la différence de l’identité abstraite du Même, l’identité narrative, constitutive de l’ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d’une vie. Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et comme scripteur de sa propre vie selon le vœu de Proust. Comme l’analyse littéraire de l’autobiographie le vérifie, l’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet se raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un tissu d’histoires racontées. […] L’identité narrative n’est pas une identité stable et sans faille ; de même qu’il est possible de composer plusieurs intrigues au sujet des mêmes incidents […] de même il est toujours possible de tramer sur sa propre vie des intrigues différentes, voire opposées. […] En ce sens, l’identité narrative ne cesse de se faire et de se défaire.
Critique de l'introspection
Rosset (Clément)
Loin de moi
1999
1999
Voir le texte
Tout d'abord, cette identité est un objet invisible car il est impossible de l'observer : les autres ne peuvent percevoir que mon extérieur, et je manque moi de la distanciation minimale qui me permettrait de m'apercevoir. L'introspection, qui signifie littéralement "observation de soi-même", est une contradiction dans les termes : un "je" ne peut se prendre comme sujet d'étude, pas plus qu'une lunette d'approche ne peut se prendre elle-même comme objet d'observation. Il est d'ailleurs remarquable que l'introspection - en dehors des cas où elle désigne une analyse de sa pensée et une observation des autres, comme chez Montaigne ou Descartes - soit un vocable employé le plus souvent pour désigner une opération inverse de celle que le terme semble définir : terrain d'élection du narcissisme, l'introspection est le plus souvent l'offrande complaisante de sa personne au regard de l'autre. En dehors des cas mentionnés plus haut, elle apparaît comme un discours exhibitionniste dont elle constitue un genre particulièrement déplaisant dans la mesure où elle ajoute, au fait de se composer un visage à destination de l'autre, l'imposture de prétendre restreindre son intérêt à l'observation de soi-même. Le désir d'être vu se travestit en somme en intention de se connaître. Moins sincère en cela que le simple narcissisme, qui tend à attirer sur sa personne l'attention de l'autre et n'en fait pas mystère, l'introspection narcissique fait mine de ne s'observer que pour soi-même (...)
Inutilité de la connaissance de soi
Rosset (Clément)
Loin de moi
1999
1999
Voir le texte
Pour en venir maintenant à cette inutilité biologique du sentiment d’identité personnelle que j’évoquais au début de ce chapitre, je la définirai par le fait que selon moi le sentiment d’identité personnelle, même à supposer que celui - ci existe et ne soit pas un pur fantasme, serait de toute façon inutile à l’exercice de la vie non seulement pour les espèces d’animaux socialement organisés chez lesquelles l’identité ou le rôle sociaux suffisent manifestement, mais également pour l’homme, espèce animale qui se distingue de toutes les autres espèces connues par sa faculté de conscience, notamment conscience du temps, de mémorisation et, de manière générale, de pensée. Je veux dire par là que les renseignements que l’individu humain possède sur lui - même par l’intermédiaire de son identité sociale suffisent amplement à la conduite de sa vie personnelle, tant publique que privée. Je n’ai pas besoin d’en appeler à un sentiment d’identité personnelle pour penser et agir de manière particulière et personnelle, toutes choses qui, si je puis dire, s’accomplissent d’elles - mêmes. Je pense même que le souci ou l’inquiétude qui portent à s’interroger sur sa propre personne et sur ce que celle - ci aurait d’inaliénable joue un rôle plutôt inhibiteur dans l’accomplissement de sa personnalité. Les questions du type « qui suis - je réellement ? » ou « que fais - je exactement ? » ont toujours été un frein tant à l’existence qu’à l’activité. Le fait me semble patent et intéresser d’ailleurs à peu près toutes les formes d’existence et d’action. Je ne suis Napoléon que dans la mesure où je prends bien garde de ne jamais me demander qui est ce Napoléon que je suis. De même, si je nage et me demande tout à coup en quoi consiste la natation, je coule à pic. Si je danse et me demande en quoi consiste la danse, je tombe par terre. Si je suis Stravinsky au travail et me demande qui est Stravinsky et en quoi consiste son style, ma partition en cours d’élaboration s’interrompt aussitôt. En bref, l’exercice de la vie implique une certaine inconscience qu’on pourrait définir comme une insouciance du « quant à soi ». Certains se souviennent sans doute de la devise inscrite jadis sur les balances publiques : « Qui souvent se pèse bien se connaît. Qui bien se connaît bien se porte. » J’aurais tendance pour ma part à inverser les termes de cet adage. Qui souvent s’examine n’avance en rien dans la connaissance de lui-même. Et moins on se connaît, mieux on se porte.
Conscience ! Conscience !
Rousseau
Emile
1762
1762
Voir le texte
Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires. Parmi tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de moeurs et de caractères, vous trouverez partout les mêmes idées de justice et d’honnêteté, partout les mêmes notions de bien et de mal. (...) Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience (...).
Mon dessein n’est pas d’entrer ici dans des discussions métaphysiques qui passent ma portée et la vôtre, et qui, dans le fond, ne mènent à rien. Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas philosopher avec vous, mais vous aider à consulter votre coeur. Quant tous les philosophes du monde prouveraient que j’ai tort, si vous sentez que j’ai raison, je n’en veux pas davantage.
Il ne faut pour cela que vous faire distinguer nos idées acquises de nos sentiments naturels ; car nous sentons avant de connaître ; et comme nous n’apprenons point à vouloir notre bien et à fuir notre mal, mais que nous tenons cette volonté de la nature, de même l’amour du bon et la haine du mauvais nous sont aussi naturels que l’amour de nous-mêmes. Les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments. Quoique toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au-dedans de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou fuir. (...)
Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe.
De l'état civil
Rousseau
Du contrat social
Livre I
ch.VIII
1762
Voir le texte
Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n’a pour bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif.
On pourrait sur ce qui précède ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maître de lui ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. Mais je n’en ai déjà que trop dit sur cet article, et le sens philosophique du mot liberté n’est pas ici de mon sujet.
Défauts du régime démocratique
Rousseau
Du contrat social
Livre III
ch.IV
1762
Voir le texte
Celui qui fait la loi sait mieux que personne comment elle doit être exécutée et interprétée. Il semble donc qu’on ne saurait avoir une meilleure constitution que celle où le pouvoir exécutif est joint au législatif. Mais c’est cela même qui rend ce gouvernement insuffisant à certains égards, parce que les choses qui doivent être distinguées ne le sont pas, et que le prince et le souverain n’étant que la même personne, ne forment, pour ainsi dire, qu’un gouvernement sans gouvernement.
Il n’est pas bon que celui qui fait les lois les exécute, ni que le corps du peuple détourne son attention des vues générales, pour la donner aux objets particuliers. Rien n’est plus dangereux que l’influence des intérêts privés dans les affaires publiques, et l’abus des lois par le gouvernement est un mal moindre que la corruption du législateur, suite infaillible des vues particulières. (...)
A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie et il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et l’on voit aisément qu’il ne saurait établir pour cela des commissions sans que la forme de l’administration change. En effet, je crois pouvoir poser en principe que quand les fonctions du Gouvernement sont partagées entre plusieurs tribunaux, les moins nombreux acquièrent tôt ou tard la plus grande autorité, ne fût-ce qu’à cause de la facilité d’expédier les affaires, qui les y amène naturellement.
D’ailleurs, que de choses difficiles à réunir ne suppose pas ce gouvernement ! Premièrement un Etat très petit où le peuple soit facile à rassembler et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres; secondement, une grande simplicité de moeurs qui prévienne la multitude d’affaires et les discussions épineuses; ensuite beaucoup d’égalité dans les rangs et dans les fortunes, sans quoi l’égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l’autorité; enfin peu ou point de luxe, car ou le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend nécessaires; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise; il vend la patrie à la mollesse, à la vanité; il ôte à l’Etat tous ses citoyens pour les asservir le uns aux autres, et tous à l’opinion.
Voilà pourquoi un auteur célèbre a donné la vertu pour principe à la République (Montesquieu ), car toutes ces conditions ne sauraient subsister sans la vertu (...).
Ajoutons qu’il n’y a pas de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le Démocratique ou populaire, parce qu’il n’y en a aucun qui tende si fortement et si continuellement à changer de forme, ni qui demande plus de vigilance et de courage pour être maintenu dans la sienne. C’est surtout dans cette constitution que le citoyen doit s’armer de force et de constance, et dire chaque jour de sa vie au fond de son coeur ce que disait un vertueux Palatin, dans la diète de Pologne : Je préfère une liberté agitée à une servitude tranquille. S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes.
Erreur du matérialisme
Rousseau
Émile
"Profession de foi du vicaire savoyard"
1762
1762
Voir le texte
Plus je réfléchis sur la pensée et sur la nature de l'esprit humain, plus je trouve que le
raisonnement des matérialistes ressemble à celui d'un sourd. Ils sont sourds, en effet, à
la voix intérieure qui leur crie d'un ton difficile à méconnaître : « une machine ne pense
point, il n'y a ni mouvement ni figure qui produise la réflexion : quelque chose en toi
cherche à briser les liens qui le compriment; l'espace n'est pas ta mesure, l'univers
entier n'est pas assez grand pour toi : tes sentiments, tes désirs, ton inquiétude, ton
orgueil même, ont un autre principe que ce corps étroit dans lequel tu te sens
enchaîné ».
Nul être matériel n'est actif par lui-même, et moi je le suis. On a beau me disputer cela, je
le sens, et ce sentiment qui me parle est plus fort que la raison qui le combat. J'ai un
corps sur lequel les autres agissent et qui agit sur eux; cette action réciproque n'est pas
douteuse; mais ma volonté est indépendante de mes sens; je consens ou je résiste, je
succombe ou je suis vainqueur, et je sens parfaitement en moi-même quand je fais ce
que j'ai voulu faire, ou quand je ne fais que céder à mes passions. J'ai toujours la
puissance de vouloir, non la force d'exécuter. Quand je me livre aux tentations, j'agis
selon L'impulsion des objets externes. Quand je me reproche cette faiblesse, je n'écoute
que ma volonté; je suis esclave par mes vices, et libre par mes remords; le sentiment de
ma liberté ne s'efface en moi que quand je me déprave, et que j'empêche enfin la voix de
l'âme de s'élever contre la loi du corps.
L'amour de soi et la pitié
Rousseau
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes
1755
1755
Voir le texte
Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qu’ils se sont faits, et méditant sur les premières et plus simples opérations de l’âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C’est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel; règles que la raison est ensuite forcée de rétablir sur d’autres fondements, quand par ses développements successifs elle est venue à bout d’étouffer la nature.
De cette manière, on n’est point obligé de faire de l’homme un philosophe avant que d’en faire un homme; ses devoirs envers autrui ne lui sont pas uniquement dictés par les tardives leçons de la sagesse; et tant qu’il ne résistera point à l’impulsion intérieure de la commisération, il ne fera jamais du mal à un autre homme ni même à aucun être sensible, excepté dans le cas légitime où sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner la préférence à lui-même. Par ce moyen, on termine aussi les anciennes disputes sur la participation des animaux à la loi naturelle. Car il est clair que, dépourvus de lumières et de liberté, ils ne peuvent reconnaître cette loi; mais tenant en quelque chose à notre nature par la sensibilité dont ils sont doués, on jugera qu’ils doivent aussi participer au droit naturel, et que l’homme est assujetti envers eux à quelque espèce de devoirs. Il semble, en effet, que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible; qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraitée inutilement par l’autre.
La perfectibilité
Rousseau
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes
1755
1755
Voir le texte
Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions, laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l’homme et de l’animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents; que c’est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature. Il serait affreux d’être obligés de louer comme un être bienfaisant celui qui le premier suggéra à l’habitant des rives de l’Orénoque l’usage de ces ais qu’il applique sur les tempes de ses enfants, et qui leur assurent du moins une partie de leur imbécillité, et de leur bonheur originel.
La pitié
Rousseau
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes
1755
1755
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Il y a d'ailleurs un autre principe que Hobbes n'a point aperçu et qui, ayant été donné à l'homme pour adoucir, en certaines circonstances, la férocité de son amour-propre, ou le désir de se conserver avant la naissance de cet amour, tempère l'ardeur qu'il a pour son bien-être par une répugnance innée à voir souffrir son semblable. Je ne crois pas avoir aucune contradiction à craindre, en accordant à l'homme la seule vertu naturelle, qu'ait été forcé de reconnaître le détracteur le plus outré des vertus humaines. Je parle de la pitié, disposition convenable à des êtres aussi faibles, et sujets à autant de maux que nous le sommes ; vertu d'autant plus universelle et d'autant plus utile à l'homme qu'elle précède en lui l'usage de toute réflexion, et si naturelle que les bêtes mêmes en donnent quelquefois des signes sensibles. Sans parler de la tendresse des mères pour leurs petits, et des périls qu'elles bravent pour les en garantir, on observe tous les jours la répugnance qu'ont les chevaux à fouler aux pieds un corps vivant; un animal ne passe point sans inquiétude auprès d'un animal mort de son espèce; il y en a même qui leur donnent une sorte de sépulture; et les tristes mugissements du bétail entrant dans une boucherie annoncent l'impression qu'il reçoit de l'horrible spectacle qui le frappe. (...)
Tel est le pur mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion : telle est la force de la pitié naturelle, que les mœurs les plus dépravées ont encore peine à détruire, puisqu'on voit tous les jours dans nos spectacles s'attendrir et pleurer aux malheurs d'un infortuné tel, qui, s'il était à la place du tyran, aggraverait encore les tourments de son ennemi. Mandeville a bien senti qu'avec toute leur morale les hommes n'eussent jamais été que des monstres, si la nature ne leur eût donné la pitié à l'appui de la raison : mais il n'a pas vu que de cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales qu'il veut disputer aux hommes. En effet, qu'est-ce que la générosité, la clémence, l'humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l'espèce humaine en général ? La bienveillance et l'amitié même sont, à le bien prendre, des productions d'une pitié constante, fixée sur un objet particulier : car désirer que quelqu'un ne souffre point, qu'est-ce autre chose que désirer qu'il soit heureux ? Quand il serait vrai que la commisération ne serait qu'un sentiment qui nous met à la place de celui qui souffre, sentiment obscur et vif dans l'homme sauvage, développé, mais faible dans l'homme civil, qu'importerait cette idée à la vérité de ce que je dis, sinon de lui donner plus de force ? En effet, la commisération sera d'autant plus énergique que l'animal spectateur s'identifiera intimement avec l'animal souffrant. Or il est évident que cette identification a dû être infiniment plus étroite dans l'état de nature que dans l'état de raisonnement. C'est la raison qui engendre l'amour-propre, et c'est la réflexion qui le fortifie; c'est elle qui replie l'homme sur lui-même; c'est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l'afflige : c'est la philosophie qui l'isole; c'est par elle qu'il dit en secret, à l'aspect d'un homme souffrant : péris si tu veux, je suis en sûreté. Il n'y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, et qui l'arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre; il n'a qu'à mettre ses mains sur ses oreilles et s'argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l'identifier avec celui qu'on assassine. L'homme sauvage n'a point cet admirable talent; et faute de sagesse et de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment de l'humanité. Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s'assemble, l'homme prudent s'éloigne : c'est la canaille, ce sont les femmes des halles, qui séparent les combattants, et qui empêchent les honnêtes gens de s'entr'égorger.
Il est donc certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix : c'est elle qui détournera tout sauvage robuste d'enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c'est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : "Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse", inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : "Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible". C'est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation. Quoiqu'il puisse appartenir à Socrate, et aux esprits de sa trempe, d'acquérir de la vertu par raison, il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation n'eût dépendu que des raisonnements de ceux qui le composent.
Le droit du plus fort
Rousseau
Du contrat social
1762
1762
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Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir. De là le droit du plus fort; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe: Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot? La force est une puissance physique; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir?
Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu'il n'en résulte qu'un galimatias inexplicable. Car sitôt que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort. Or qu'est-ce qu'un droit qui périt quand la force cesse? S'il faut obéir par force on n'a pas besoin d'obéir par devoir, et si l'on n'est plus forcé d'obéir on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien à la force; il ne signifie ici rien du tout.
Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu, je réponds qu'il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin? Qu'un brigand me surprenne au coin d'un bois: non seulement il faut par force donner la bourse, mais quand je pourrais la soustraire suis-je en conscience obligé de la donner? car enfin le pistolet qu'il tient est aussi une puissance.
Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours.
Malheur à qui n'a plus rien à désirer !
Rousseau
Julie ou la nouvelle Héloïse
1761
1761
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Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux; on s’attend à le devenir: si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme, avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et, pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur; on ne se figure point ce qu’on voit; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Être existant par lui-même il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas.
Si cet effet n’a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans le sentiment commun qui les comprend toutes. Vivre sans peine n’est pas un état d’homme; vivre ainsi c’est être mort. Celui qui pourrait tout sans être Dieu serait une misérable créature; il serait privé du plaisir de désirer; toute autre privation serait plus supportable.
Science et religion (1) : Introduction
Russell (Bertrand)
Science et religion
ch.1
1935
1935
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La science a pour but de découvrir, au moyen de l’observation et du raisonnement basé sur celle-ci, d’abord des faits particuliers au sujet du monde, puis des lois reliant ces faits les uns aux autres, et permettant (dans les cas favorables) de prévoir des événements futurs. À cet aspect théorique de la science est liée la technique scientifique, qui utilise la connaissance scientifique pour produire des conditions de confort et de luxe qui étaient irréalisables, ou tout au moins beaucoup plus coûteuses, aux époques pré-scientifiques. C’est ce dernier aspect qui donne tant d’importance à la science, même aux yeux de ceux qui ne sont pas des savants.
La religion, envisagée au point de vue social, est un phénomène plus complexe que la science. Chacune des grandes religions historiques présente trois aspects : 1° une Église, 2° un credo, 3° un code de morale individuelle. L’importance relative de ces trois éléments a beaucoup varié selon l’époque et le lieu. Les religions anciennes de la Grèce et de Rome, avant d’être rendues morales par les Stoïciens, n’avaient pas grand-chose à dire au sujet de la morale individuelle ; dans l’Islam, l’Église a toujours eu peu d’importance par rapport au souverain temporel ; dans le protestantisme moderne, les rigueurs du credo ont tendance à se relâcher. Néanmoins, ces trois éléments, bien qu’en proportions variables, sont indispensables à la religion en tant que phénomène social, ce qui est son aspect principal dans son conflit avec la science. Une religion purement personnelle, tant qu’elle se contente d’éviter les assertions que la science peut réfuter, pourra survivre paisiblement dans les temps les plus scientifiques.
Les credos sont la source intellectuelle du conflit entre la science et la religion, mais l’âpreté de la résistance a été due à leurs liens avec les Églises et les codes moraux. Ceux qui mettaient en doute les credos affaiblissaient l’autorité du clergé, et risquaient d’amoindrir ses revenus ; en outre, ils passaient pour saper la moralité, puisque le clergé déduisait les devoirs moraux des credos. Il semblait donc aux dirigeants temporels, tout comme aux gens d’Église, qu’ils avaient de bonnes raisons de craindre les doctrines révolutionnaires des hommes de science.
Science et religion (2) : Comparaison des démarches de la science et de la théologie médiévale
Russell (Bertrand)
Science et religion
ch.1
1935
1935
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La manière dont la science parvient à ses convictions est entièrement différente de celle de la théologie médiévale. L’expérience a montré qu’il était dangereux de partir de principes généraux et de procéder par déduction, d’abord parce que les principes peuvent être faux, ensuite parce que le raisonnement basé sur ces principes peut être erroné. La science part, non d’hypothèses générales, mais de faits particuliers, découverts par observation ou par expérimentation. À partir d’un certain nombre de ces faits, on parvient à une règle générale, dont, si elle est vraie, les faits en question sont des cas particuliers. Cette règle n’est pas positivement affirmée, mais acceptée pour commencer comme hypothèse de travail. Si elle est correcte, certains phénomènes non encore observés doivent se produire dans certaines circonstances. Si l’on constate qu’ils se produisent effectivement, cela contribue à confirmer l’hypothèse ; sinon, il faut la rejeter et en inventer une autre. Quel que soit le nombre des faits qui confirment l’hypothèse, cela ne la rend pas certaine, bien qu’on puisse finir par la considérer comme hautement probable : dans ce cas, on l’appelle « théorie » et non plus « hypothèse ». Un certain nombre de théories différentes, reposant chacune sur des faits, peuvent servir de base à une hypothèse nouvelle et plus générale, dont, si elle est vraie, elles dérivent toutes ; et aucune limite ne peut être fixée à ce processus de généralisation. Mais si, pour la pensée médiévale, les principes les plus généraux étaient le point de départ, pour la science, ils constituent un aboutissement provisoire, tout en pouvant devenir plus tard des cas particuliers d’une loi plus générale encore.
Science et religion (3) : credo religieux et vérité scientifique
Russell (Bertrand)
Science et religion
ch.1
1935
1935
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Un credo religieux diffère d’une théorie scientifique en ce qu’il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire : elle s’attend à ce que des modifications de ses théories actuelles deviennent tôt ou tard nécessaires, et se rend compte que sa méthode est logiquement incapable d’arriver à une démonstration complète et définitive. Mais dans une science évoluée, les changements nécessaires ne servent généralement qu’à obtenir une exactitude légèrement plus grande ; les vieilles théories restent utilisables quand il s’agit d’approximations grossières, mais ne suffisent plus quand une observation plus minutieuse devient possible. En outre, les inventions techniques issues des vieilles théories continuent à témoigner que celles-ci possédaient un certain degré de vérité pratique, si l’on peut dire. La science nous incite donc à abandonner la recherche de la vérité absolue, et à y substituer ce qu’on peut appeler la vérité « technique », qui est le propre de toute théorie permettant de faire des inventions ou de prévoir l’avenir. La vérité « technique » est une affaire de degré : une théorie est d’autant plus vraie qu’elle donne naissance à un plus grand nombre d’inventions utiles et de prévisions exactes. La « connaissance » cesse d’être un miroir mental de l’univers, pour devenir un simple instrument à manipuler la matière. Mais ces implications de la méthode scientifique n’apparaissent pas aux pionniers de la science : ceux-ci, tout en utilisant une méthode nouvelle pour rechercher la vérité, continuaient à se faire de la vérité elle-même une idée aussi absolue que leurs adversaires théologiens.
Science et religion (4) : Observation et autorité
Russell (Bertrand)
Science et religion
ch.1
1935
1935
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Une différence importante entre le point de vue médiéval et celui de la science moderne concerne la question de l’autorité. Pour les scolastiques, la Bible, les dogmes de la foi chrétienne, et (presque au même degré) les doctrines d’Aristote, étaient indiscutables : la pensée originale, et même l’étude des faits, ne devaient pas franchir les limites fixées par ces frontières immuables de l’audace intellectuelle. Les antipodes sont-ils habités ? La planète Jupiter a-t-elle des satellites ? Les corps tombent-ils à une vitesse proportionnelle à leur masse ? Ces problèmes devaient être résolus, non par l’observation, mais par déduction à partir d’Aristote ou des Écritures. Le conflit entre la théologie et la science a été en même temps un conflit entre l’autorité et l’observation. Les hommes de science ne voulaient pas qu’on crût à une proposition parce que telle autorité importante avait affirmé qu’elle était vraie : au contraire, ils faisaient appel au témoignage des sens, et soutenaient uniquement les doctrines qui leur paraissaient reposer sur des faits évidents pour tous ceux qui voudraient bien faire les observations nécessaires. La nouvelle méthode obtint de tels succès, tant pratiques que théoriques, que la théologie fut peu à peu forcée de s’adapter à la science. Les textes bibliques gênants furent interprétés d’une manière allégorique ou figurative ; les protestants transférèrent le siège de l’autorité en matière de religion, d’abord de l’Église et de la Bible à la Bible seule, puis à l’âme individuelle. On en vint peu à peu à reconnaître que la vie religieuse ne dépend pas de prises de position sur des questions de fait, comme par exemple l’existence historique d’Adam et d’Ève. Ainsi, la religion, en abandonnant les bastions, a cherché à garder la citadelle intacte : il reste à voir si elle y a réussi.
Se défaire de ses croyances
Russell (Bertrand)
L'art de philosopher
1968
1968
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La plupart des gens passent leur vie entière habités par une constellation de croyances dénuées de toute justification rationnelle, et […] l’univers de croyances d’un individu a toutes les chances d’être incompatible avec celui d’un autre, de sorte qu’ils ne peuvent pas tous deux avoir raison. Les opinions des gens ont pour fonction première d’assurer leur confort […] ; la vérité, pour la plupart d’entre eux est une considération secondaire. […]
Si vous voulez devenir philosophe, vous devez essayer, autant que possible, de vous défaire de croyances qui sont entièrement tributaires de l’endroit et l’époque où vous avez reçu votre éducation […] ainsi que de tout ce qu’ont pu vous dire vos parents. […]
"Mais, me demanderez-vous, pourquoi […] ?". Pour plusieurs raisons. L’une, c’est que les opinions irrationnelles sont une cause majeure de guerre et d’autres formes de conflit violent. […] Il deviendrait de plus en plus facile de régler les différends à l’amiable et de manière équitable si le point de vue philosophique était plus répandu. Une autre raison pour vouloir être philosophe, c’est que les croyances erronées ne permettent pas, en règle générale, d’atteindre les objectifs escomptés. Ainsi, quand il y avait une épidémie de peste au Moyen Âge, les gens se précipitaient en foule dans les églises pour prier, pensant que leur piété amènerait Dieu à les prendre en pitié ; en fait, les foules massées dans des bâtiments mal aérés créaient des conditions idéales pour la propagation de l’infection. Pour que les moyens soient appropriés aux fins, la superstition ou les préjugés ne suffisent pas : c’est le savoir qui est nécessaire. Une troisième raison est que la vérité vaut mieux que la fausseté. Il y a quelque chose d’ignominieux à se nourrir de mensonges rassurants. Le mari trompé est la figure traditionnelle du ridicule, mais tout bonheur dont la condition est que l’on soit dupe ou aveugle a quelque chose de tout aussi risible ou pitoyable.
Aux libertins
Sade
La philosophie dans le boudoir
1795
1795
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Voluptueux de tous les âges et de tous les sexes, c'est à vous seuls que j'offre cet ouvrage: nourrissez-vous de ses principes, ils favorisent vos passions, et ces passions, dont de froids et plats moralistes vous effraient, ne sont que les moyens que la nature emploie pour faire parvenir l'homme aux vues qu'elles a sur lui; n'écoutez que ces passions délicieuses; leur organe est le seul qui doive vous conduire au bonheur.
Femmes lubriques, que la voluptueuse Saint-Ange soit votre modèle; méprisez, à son exemple, tout ce qui contrarie les lois divines du plaisir qui l'enchaînèrent toute sa vie.
Jeunes filles trop longtemps contenues dans les liens absurdes et dangereux d'une vertu fantastique et d'une religion dégoûtante, imitez l'ardente Eugénie; détruisez, foulez aux pieds, avec autant de rapidité qu'elle, tous les préceptes ridicules inculqués par d'imbéciles parents.
Et vous, aimables débauchés, vous qui, depuis votre jeunesse, n'avez plus d'autres freins que vos désirs et d'autres lois que vos caprices, que le cynique Dolmancé vous serve d'exemple; allez aussi loin que lui, si ,comme lui, vous voulez parcourir toutes les routes de fleurs que la lubricité vous prépare; convainquez-vous à son école que ce n'est qu'en étendant la sphère de vos goûts et de ses fantaisies, que ce n'est qu'en sacrifiant tout à la volupté, que le malheureux individu connu sous le nom d'homme, et jeté malgré lui sur ce triste univers, peut réussir à semer quelques roses sur les épines de la vie.
Amour et possession
Sartre
L'être et le néant
1943
1943
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Pourquoi l'amant veut-il être aimé ? Si l'amour, en effet, était pur désir de possession physique, il pourrait être, en bien des cas, facilement satisfait. Le héros de Proust, par exemple, qui installe chez lui sa maîtresse, peut la voir et la posséder à toute heure du jour et a su mettre dans une totale dépendance matérielle, devrait être tiré d'inquiétude. On sait pourtant qu'il est, au contraire, rongé de souci. C'est par cette conscience qu'Albertine échappe à Marcel, lors même qu'il est à côté d'elle et c'est pourquoi il ne connaît de répit que s'il la contemple pendant son sommeil. Il est donc certain que l'amour veut captiver la "conscience". Mais pourquoi le veut-il ? Et comment ?
Cette notion de « propriété » par quoi on explique si souvent l'amour ne saurait être première, en effet. Pourquoi voudrais-je m'approprier autrui si ce n'était justement en tant qu'autrui me fait être ? Mais cela implique justement un certain mode d'appropriation : c'est de la liberté de l'autre en tant que telle que nous voulons nous emparer. Et non par volonté de puissance : le tyran se moque de l'amour; il se contente de la peur. S'il recherche l'amour de ses sujets, c'est par politique et s'il trouve un moyen plus économique de les asservir, il l'adopte aussitôt. Au contraire, celui qui veut être aimé ne désire pas l'asservissement de l'être aimé. Il ne tient pas à devenir l'objet d'une passion débordante et mécanique. Il ne veut pas posséder un automatisme, et si on veut l'humilier, il suffit de lui représenter la passion de l'aimé comme le résultat d'un déterminisme psychologique : l'amant se sentira dévalorisé dans son amour et dans son être. (...) Il arrive qu'un asservissement total de l'être aimé tue l'amour de l'amant. Le but est dépassé : l'amant se retrouve seul si l'aimé s'est tranformé en automate. Ainsi l'amant ne désire-t-il pas posséder l'aimé comme on possède une chose; il réclame un type spécial d'appropriation. Il veut posséder une liberté comme liberté.
Critique de l'inconscient
Sartre
L'être et le néant
1943
1943
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Si en effet nous repoussons le langage et la mythologie chosiste de la psychanalyse nous nous apercevons que la censure, pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu’elle refoule. Si nous renonçons en effet à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d’admettre que la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter.
D’où viendrait, autrement, qu’elle laisse passer les impulsions sexuelles licites, qu’elle tolère que les besoins (faim, soif, sommeil) s’expriment dans la claire conscience? Et comment expliquer qu’elle peut relâcher sa surveillance, qu’elle peut même être trompée par les déguisements de l’instinct ? Mais il ne suffit pas qu’elle discerne les tendances maudites, il faut encore qu’elle les saisisse comme à refouler, ce qui implique chez elle à tout le moins une représentation de sa propre activité.
En un mot, comment la censure discernerait-elle les impulsions refoulables sans avoir conscience de les discerner ? Peut-on concevoir un savoir qui serait ignorance de soi ? Savoir, c’est savoir qu’on sait, disait Alain. Disons plutôt: tout savoir est conscience de savoir. Ainsi les résistances du malade impliquent au niveau de la censure une représentation du refoulé en tant que tel, une compréhension du but vers quoi tendent les questions du psychanalyste et un acte de liaison synthétique par lequel elle compare la vérité du complexe refoulé à l’hypothèse psychanalytique qui le vise. Et ces différentes opérations à leur tour impliquent que la censure est consciente de soi. Mais de quel type peut être la conscience de soi de la censure? Il faut qu’elle soit conscience d’être conscience de la tendance à refouler, mais précisément pour n’en être pas conscience. Qu’est-ce à dire sinon que la censure doit être de mauvaise foi ? La psychanalyse ne nous a rien fait gagner puisque, pour supprimer la mauvaise foi, elle a établi entre l’inconscient et la conscience une conscience autonome et de mauvaise foi.
Je suis responsable de tous les hommes
Sartre
L'existentialisme est un humanisme
1946
1946
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Et, quand nous disons que l'homme est responsable de lui-même, nous ne voulons pas dire que l'homme est responsable de sa stricte individualité, mais qu'il est responsable de tous les hommes. (...) Quand nous disons que l'homme se choisit, nous entendons que chacun d'entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu'en se choisissant il choisit tous les hommes. En effet, il n'est pas un de nos actes qui, en créant l'homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l'homme tel que nous estimons qu'il doit être. Choisir d'être ceci ou cela, c'est affirmer en même temps la valeur de ce que nous choisissons, car nous ne pouvons jamais choisir le mal ; ce que nous choisissons, c'est toujours le bien, et rien ne peut être bon pour nous sans l'être pour tous. Si l'existence, d'autre part, précède l'essence et que nous voulions exister en même temps que nous façonnons notre image, cette image est valable pour tous et pour notre époque tout entière. Ainsi, notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer, car elle engage l'humanité entière. Si je suis ouvrier, et si je choisis d'adhérer à un syndicat chrétien plutôt que d'être communiste, si, par cette adhésion, je veux indiquer que la résignation est au fond la solution qui convient à l'homme, que le royaume de l'homme n'est pas sur la terre, je n'engage pas seulement mon cas : je veux être résigné pour tous, par conséquent ma démarche a engagé l'humanité tout entière. Et si je veux, fait plus individuel, me marier, avoir des enfants, même si ce mariage dépend uniquement de ma situation, ou de ma passion, ou de mon désir, par là j'engage non seulement moi-même, mais l'humanité tout entière sur la voie de la monogamie. Ainsi je suis responsable pour moi-même et pour tous, et je crée une certaine image de l'homme que je choisis ; en me choisissant, je choisis l'homme.
L'homme n'est rien d'autre que sa vie
Sartre
L'être et le néant
1943
1943
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L'homme n'est rien d'autre que son projet, il n'existe que dans la mesure où il se réalise, il n'est donc rien d'autre que l'ensemble de ses actes, rien d'autre que sa vie. D'après ceci, nous pouvons comprendre pourquoi notre doctrine fait horreur à un certain nombre de gens. Car souvent ils n'ont qu'une seule manière de supporter leur misère, c'est de penser : “Les circonstances ont été contre moi, je valais beaucoup mieux que ce que j'ai été ; bien sûr, je n'ai pas eu de grand amour, ou de grande amitié, mais c'est parce que je n'ai pas rencontré un homme ou une femme qui en fussent dignes, je n'ai pas écrit de très bons livres, c'est parce que je n'ai pas eu de loisirs pour le faire ; je n'ai pas eu d'enfants à qui me dévouer, c'est parce que je n'ai pas trouvé l'homme avec lequel j'aurais pu faire ma vie. Sont restées donc, chez moi, inemployées et entièrement viables, une foule de dispositions, d'inclinations, de possibilités qui me donnent une valeur que la simple série de mes actes ne permet pas d'inférer.” Or, en réalité, pour l'existentialiste, il n'y a pas d'amour autre que celui qui se construit, il n'y a pas de possibilité d'amour autre que celle qui se manifeste dans un amour ; il n'y a pas de génie autre que celui qui s'exprime dans des œuvres d'art : le génie de Proust c'est la totalité des œuvres de Proust ; le génie de Racine c'est la série de ses tragédies, en dehors de cela il n'y a rien ; pourquoi attribuer à Racine la possibilité d'écrire une nouvelle tragédie, puisque précisément il ne l'a pas écrite ? Un homme s'engage dans sa vie, dessine sa figure, et en dehors de cette figure il n'y a rien. Évidemment, cette pensée peut paraître dure à quelqu'un qui n'a pas réussi sa vie. Mais d'autre part, elle dispose les gens à comprendre que seule compte la réalité, que les rêves, les attentes, les espoirs permettent seulement de définir un homme comme rêve déçu, comme espoirs avortés, comme attentes inutiles ; c'est-à-dire que ça les définit en négatif et non en positif ; cependant quand on dit, cela n'implique pas que l'artiste sera jugé uniquement d'après ses œuvres d'art ; mille autres choses contribuent également à le définir. Ce que nous voulons dire, c'est qu'un homme n'est rien d'autre qu'une série d'entreprises, qu'il est la somme, l'organisation, l'ensemble des relations qui constituent ces entreprises.
La honte et mon être pour-autrui
Sartre
L'être et le néant
1943
1943
Voir le texte
Nous avons décrit la réalité-humaine à partir des conduites négatives et du
cogito
. Nous avons découvert, en suivant ce fil conducteur, que la réalité-humaine était pour-soi. Est-ce là
tout
ce qu'elle est ? (...)
Considérons, par exemple, la honte. (...) J'ai honte de ce que je
suis
. La honte réalise donc une relation intime de moi avec moi : j'ai découvert par la honte un aspect de
mon
être. Et pourtant, bien que certaines formes complexes et dérivées de la honte puissent apparaître sur le plan réflexif, la honte n'est pas originellement un phénomène de réflexion. En effet, quels que soient les résultats que l'on puisse obtenir dans la solitude par la
pratique
religieuse de la honte, la honte dans sa structure première est honte
devant quelqu'un
. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu'un était là et m'a vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j'ai honte. (...) Or autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j'ai honte de moi
tel que j'apparais
à autrui. Et, par l'apparition même d'autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c'est comme objet que j'apparais à autrui. Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n'est pas une vaine image dans l'esprit d'un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me "toucher". Je pourrais ressentir de l'agacement, de la colère en face d'elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d'expression que je n'ai pas; mais je ne saurais être atteint jusqu'aux moelles : la honte est, par nature,
reconnaissance
. Je reconnais que je
suis
comme autrui me voit. (...) Ainsi autrui ne m'a pas seulement révélé ce que j'étais : il m'a constitué sur un type d'être nouveau qui doit supporter des qualifications nouvelles.
Le garçon de café
Sartre
L'être et le néant
1943
1943
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Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser.
Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d'eux qu'ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l'épicier du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s'efforcent de persuader à leur clientèle qu'ils ne sont rien d'autre qu'un épicier, qu'un commissaire-priseur, qu'un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l'acheteur, parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu'il se contienne dans sa fonction d'épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n'est plus fait pour voir, puisque c'est le règlement et non l'intérêt du moment qui détermine le point qu'il doit fixer (le regard « fixé à dix pas »).
Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition. Mais c'est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. Ce n'est point qu'il ne puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition. Il sait bien ce qu'elle « signifie » : l'obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit, avant l'ouverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc.
Il connaît les droits qu'elle comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant. Il s'agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un « sujet de droit ». Et c'est précisément ce sujet que j'ai à être et que je ne suis point. Ce n'est pas que je ne veuille pas l'être ni qu'il soit un autre. Mais plutôt il n'y a pas de commune mesure entre son être et le mien. Il est une « représentation » pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l'être qu'en représentation.
Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, j'en suis séparé, comme l'objet du sujet, séparé par rien, mais ce rien m'isole de lui, je ne puis l'être, je ne puis que jouer à l'être, c'est-à-dire m'imaginer que je le suis. Et, par là même, je l'affecte de néant. J'ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l'être que sur le mode neutralisé, comme l'acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes... Ce que je tente de réaliser c'est un être-en-soi du garçon de café, comme s'il n'était pas justement en mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs d'état, comme s'il n'était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit quitte à me faire renvoyer.
Qu'est-ce que l'existentialisme ?
Sartre
L'existentialisme est un humanisme
1946
1946
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Lorsqu'on considère un objet fabriqué, comme par exemple un livre ou un coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s'est inspiré d'un concept ; il s'est référé au concept de coupe-papier, et également à une technique de production préalable qui fait partie du concept, et qui est au fond une recette. Ainsi, le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d'une certaine manière et qui, d'autre part, a une utilité définie, et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir à quoi l'objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l'essence - c'est-à-dire l'ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir - précède l'existence ; et ainsi la présence, en face de moi, de tel coupe-papier ou de tel livre est déterminée. Nous avons donc là une vision technique du monde, dans laquelle on peut dire que la production précède l'existence.
Lorsque nous concevons un Dieu créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du temps à un artisan supérieur ; et quelle que soit la doctrine que nous considérions, qu'il s'agisse d'une doctrine comme celle de Descartes ou de la doctrine de Leibniz, nous admettons toujours que la volonté suit plus ou moins l'entendement ou, tout au moins, l'accompagne, et que Dieu, lorsqu'il crée, sait précisément ce qu'il crée. Ainsi, le concept d'homme, dans l'esprit de Dieu, est assimilable au concept de coupe-papier dans l'esprit de l'industriel ; et Dieu produit l'homme suivant des techniques et une conception, exactement comme l'artisan fabrique un coupe-papier suivant une définition et une technique. Ainsi l'homme individuel réalise un certain concept qui est dans l'entendement divin. Au XVIIIe siècle, dans l'athéisme des philosophes, la notion de Dieu est supprimée, mais non pas pour autant l'idée que l'essence précède l'existence. Cette idée, nous la retrouvons un peu partout : nous la retrouvons chez Diderot, chez Voltaire, et même chez Kant. L'homme est possesseur d'une nature humaine ; cette nature humaine, qui est le concept humain, se retrouve chez tous les hommes, ce qui signifie que chaque homme est un exemple particulier d'un concept universel, l'homme ; chez Kant, il résulte de cette universalité que l'homme des bois, l'homme de la nature, comme le bourgeois sont astreints à la même définition et possèdent les mêmes qualités de base. Ainsi, là encore, l'essence d'homme précède cette existence historique que nous rencontrons dans la nature.
L'existentialisme athée, que je représente, est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n'existe pas, il y a au moins un être chez qui l'existence précède l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c'est l'homme ou, comme dit Heidegger, la réalité-humaine. Qu'est-ce que signifie ici que l'existence précède l'essence ? Cela signifie que l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu'il se définit après. L'homme, tel que le conçoit l'existentialiste, s'il n'est pas définissable, c'est qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite, et il sera tel qu'il se sera fait. Ainsi, il n'y a pas de nature humaine, puisqu'il n'y a pas de Dieu pour la concevoir. L'homme est non seulement tel qu'il se conçoit, mais tel qu'il se veut, et comme il se conçoit après l'existence, comme il se veut après cet élan vers l'existence, l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait. Tel est le premier principe de l'existentialisme. C'est aussi ce qu'on appelle la subjectivité, et que l'on nous reproche sous ce nom même. Mais que voulons-nous dire par là, sinon que l'homme a une plus grande dignité que la pierre ou que la table ? Car nous voulons dire que l'homme existe d'abord, c'est-à-dire que l'homme est d'abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l'avenir.
Langage, langue, parole
Saussure (Ferdinand de)
Cours de linguistique générale
1916
1916
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En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup : 1° ce qui est social de ce qui est individuel ; 2° ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel.
La langue n'est pas une fonction du sujet parlant, elle est le produit que l'individu enregistre passivement. (...)
La parole est au contraire un acte individuel de volonté et d'intelligence. (...)
Récapitulons les caractères de la langue :
1° Elle est un objet bien défini dans l'ensemble hétéroclite des faits de langage. On peut la localiser dans la portion déterminée du circuit où une image auditive vient s'associer à un concept. Elle est la partie sociale du langage, extérieure à l'individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier ; elle n'existe qu'en vertu d'une sorte de contrat passé entre les membres de la communauté. D'autre part, l'individu a besoin d'un apprentissage pour en connaître le jeu ; l'enfant ne se l'assimile que peu à peu. Elle est si bien une chose distincte qu'un homme privé de l'usage de la parole conserve la langue, pourvu qu'il comprenne les signes vocaux qu'il entend.
2° La langue, distincte de la parole, est un objet qu'on peut étudier séparément. Nous ne parlons plus les langues mortes, mais nous pouvons fort bien nous assimiler leur organisme linguistique. Non seulement la science de la langue peut se passer des autres éléments du langage, mais elle n'est possible que si ces autres éléments n'y sont pas mêlés.
3° Tandis que le langage est hétérogène, la langue ainsi délimitée est de nature homogène : c'est un système de signes où il n'y a d'essentiel que l'union du sens et de l'image acoustique, et où les deux parties du signe sont également psychiques.
4° La langue n'est pas moins que la parole un objet de nature concrète, et c'est un grand avantage pour l'étude. Les signes linguistiques, pour être essentiellement psychiques, ne sont pas des abstractions ; les associations ratifiées par le consentement collectif, et dont l'ensemble constitue la langue, sont des réalités qui ont leur siège dans le cerveau. En outre, les signes de la langue sont pour ainsi dire tangibles ; l'écriture peut les fixer dans des images conventionnelles, tandis qu'il serait impossible de photographier dans tous leurs détails les actes de la parole .(...) C'est cette possibilité de fixer les choses relatives à la langue qui fait qu'un dictionnaire et une grammaire peuvent en être une représentation fidèle.
Le signe linguistique
Saussure (Ferdinand de)
Cours de linguistique générale
1916
1916
Voir le texte
Nous appelons signe la combinaison du concept et de l'image acoustique : mais dans l'usage courant ce terme désigne généralement l'image acoustique seule, par exemple un mot (arbor, etc.). On oublie que si arbor est appelé signe, ce n'est qu'en tant qu'il porte le concept "arbre", de telle sorte que l'idée de la partie sensorielle implique celle du total. L'ambiguïté disparaîtrait si l'on désignait les trois notions ici en présence par des noms qui s'appellent les uns les autres tout en s'opposant. Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant(...) Le lien unifiant le signifiant et le signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l'association d'un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire. Ainsi l'idée de "soeur" n'est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s-ö-r qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n'importe quel autre : à preuve les différences entre les langues et l'existence même de langues différentes (...) Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l'idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant (on verra plus bas qu'il n'est pas au pouvoir de l'individu de rien changer à un signe une fois établi dans un groupe linguistique) ; nous voulons dire qu'il est immotivé, c'est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n'a aucune attache naturelle dans la réalité.
Désir et bonheur
Schopenhauer
Le monde comme volonté et comme représentation
1818
1818
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Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent : le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain – Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un : l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or, sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner ; aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré.
Désir et satisfaction
Schopenhauer
Le monde comme volonté et comme représentation
1818
1818
Voir le texte
La satisfaction, le bonheur, comme l'appellent les hommes, n'est au propre et dans son essence rien que de négatif, en elle, rien de positif. Il n'y a pas de satisfaction qui, d'elle-même et comme de son propre mouvement, vienne à nous, il faut qu'elle soit la satisfaction d'un désir. Le désir, en effet, la privation, est la condition préliminaire de toute jouissance. Or, avec la satisfaction cesse le désir, et par conséquent la jouissance aussi. Donc la satisfaction, le contentement, ne sauraient être qu'une délivrance à l'égard d'une douleur, d'un besoin , sous ce nom, il ne faut pas entendre en effet seulement la souffrance effective, visible, mais toute espèce de désir qui, par son importunité, trouble notre repos, et même cet ennui qui tue, qui nous fait de l'existence un fardeau. Maintenant, c'est une entreprise difficile d'obtenir, de conquérir un bien quelconque, pas d'objet qui ne soit séparé de nous par des difficultés, des travaux sans fin, sur la route, à chaque pas, surgissent des obstacles. Et la conquête une fois faite, l'objet atteint, qu'a-t-on gagné ? Rien assurément, que de s'être délivré de quelque souffrance, de quelque désir, d'être revenu à l'état où l'on se trouvait avant l'apparition de ce désir. Le fait immédiat pour nous, c'est le besoin tout seul, c'est-à-dire la douleur. Pour la satisfaction et la jouissance, nous ne pouvons les connaître qu'indirectement : il nous faut faire appel au souvenir de la souffrance, de la privation passées, qu'elles ont chassées tout d'abord. Voilà pourquoi les biens, les avantages qui sont actuellement en notre possession, nous n'en avons pas une vraie conscience, nous ne les apprécions pas , il nous semble qu'il n'en pouvait être autrement, et en effet, tout le bonheur qu'ils nous donnent, c'est d'écarter de nous certaines souffrances. Il faut les perdre, pour en sentir le prix, le manque, la privation, la douleur, voilà la chose positive, et qui sans intermédiaire s'offre à nous.
La souffrance est l'essence de la vie
Schopenhauer
Le monde comme volonté et comme représentation
1818
1818
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Mais le plus souvent nous nous détournons, comme d'une médecine amère, de cette vérité, que souffrir, c'est l'essence même de la vie; que dès lors la souffrance ne s'infiltre pas en nous du dehors, que nous portons en nous-mêmes l'intarissable source d'où elle sort. Cette peine qui est inséparable de nous, au contraire nous sommes toujours à lui chercher quelque cause étrangère, et comme un prétexte; semblables à l'homme libre qui se fait une idole, pour ne rester pas sans maître. Sans nous lasser, nous courons de désir en désir; en vain chaque satisfaction obtenue, en dépit de ce qu'elle promettait, ne nous satisfait point, le plus souvent ne nous laisse que le souvenir d'une erreur honteuse; nous continuons à ne pas comprendre, nous recommençons le jeu des Danaïdes; et nous voilà à poursuivre encore de nouveaux désirs : "
Tant que l'objet de nos désirs est loin, il nous semble au-dessus de tout ; l'atteignons-nous, c'est un autre objet que nous souhaitons ; et la soif de vivre qui nous tient bouche béante est toujours égale à elle-même
." (Lucrère, " De natura ", III, vers 1080). Et cela va toujours ainsi, à l'infini, à moins, chose plus rare, et qui déjà réclame quelque force de caractère, à moins que nous ne nous trouvions en face d'un désir que nous ne pouvons ni satisfaire ni abandonner; alors nous avons ce que nous cherchions, un objet que nous puissions en tout instant accuser, à la place de notre propre essence, d'être la source de nos misères; dès lors, nous sommes en querelle avec notre destinée, mais réconciliés avec notre existence même, plus éloignés que jamais de reconnaître que cette existence même a pour essence la douleur, et qu'un vrai contentement est chose impossible. De toute cette suite de réflexions naît une humeur un peu mélancolique, l'air d'un homme qui vit avec un seul grand chagrin, et qui dès lors dédaigne le reste, petites douleurs et petits plaisirs; c'est un état plus noble, que cette chasse perpétuelle à des fantômes toujours changeants, qui est l'occupation de la plupart.
Sur quoi repose l’identité de la personne ?
Schopenhauer
Le monde comme volonté et comme représentation
livre II
chapitre 19 (« Du primat de la volonté dans la conscience de soi »)
1819
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Sur quoi repose l’identité de la personne ? Non pas sur la matière du corps : celle-ci se renouvelle au bout de quelques années. Non plus sur la forme de ce corps elle change dans son ensemble et dans ses diverses parties, sauf toutefois dans l’expression du regard ; c’est au regard que, même après un grand nombre d’années, on peut reconnaître une personne. Preuve que, malgré toutes les modifications que le temps provoque en l’homme, quelque chose en lui reste immuable, et nous permet ainsi, même après un très long intervalle, de le reconnaître et le retrouver intact. C’est ce que nous observons également en nous-mêmes : nous avons beau vieillir, dans notre for intérieur nous nous sentons toujours le même que nous étions dans notre jeunesse, dans notre enfance même. Cet élément immuable, qui demeure toujours identique à soi sans jamais vieillir, c’est précisément le noyau de notre être, qui n’est pas dans le temps. – On admet généralement que l’identité de la personne repose sur celle de la conscience. Mais si on entend sous le terme de conscience uniquement la remémoration cohérente du cours de notre vie, elle ne suffit pas à expliquer [l'identité personnelle]. Sans doute nous savons un peu plus de notre vie passée que d’un roman lu autrefois; mais ce que nous en savons est pourtant peu de chose. Les événements principaux, les scènes intéressantes se sont gravés dans la mémoire ; quant au reste, pour un événement retenu, mille autres sont tombés dans l'oubli. Plus nous vieillissons, et plus les faits de notre vie passent sans laisser de trace. Un âge très avancé, une maladie, une lésion du cerveau, la folie peuvent nous priver complètement de mémoire. Mais l’identité de la personne ne s’est pas perdue avec cet évanouissement progressif du souvenir. Elle repose sur la volonté identique, et sur le caractère immuable que celle-ci présente. C’est cette même volonté qui confère sa persistance à l’expression du regard. L’homme se trouve dans le cœur, non dans la tête.
L'histoire est une connaissance par traces
Seignobos (Charles)
La méthode historique appliquée aux sciences sociales
1901
1901
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Comment peut-on connaître un fait réel qui n'existe plus ?
Voici la Révolution de 1830 : des Parisiens, tous morts aujourd'hui, ont pris sur des soldats, morts aussi, un bâtiment qui n'existe plus. Pour prendre en exemple un fait économique : des ouvriers morts aujourd'hui dirigés par un ministre mort aussi ont fondé l'établissement des Gobelins. Comment atteindre un fait dont aucun élément ne peut plus être observé ? Comment connaître des actes dont on ne peut plus voir ni les acteurs ni le théâtre ? - Voici la solution de cette difficulté.
Si les actes qu'il s'agit de connaître n'avaient laissé aucune trace, aucune connaissance n'en serait possible
. Mais souvent les faits disparus ont laissé des traces, quelquefois directement sous forme d'objets matériels, le plus souvent indirectement sous la forme d'écrits rédigés par des gens qui ont eux-mêmes vu ces faits. Ces traces, ce sont les
documents
, et la
méthode historique
consiste à examiner les documents pour arriver à déterminer les
faits
anciens dont ces documents sont les
traces
. Elle prend pour point de départ le document observé directement; de là elle remonte, par une série de raisonnements compliqués, jusqu'au fait ancien qu'il s'agit de connaître. Elle diffère donc radicalement de toutes les méthodes des autres sciences. Au lieu d'
observer
directement des faits, elle opère indirectement en
raisonnant
sur des documents.
Toute connaissance historique étant indirecte, l'histoire est essentiellement une science de raisonnement
. Sa méthode est une méthode
indirecte
, par raisonnement.
Qu'est-ce qu'un fait historique ?
Seignobos (Charles)
La méthode historique appliquée aux sciences sociales
1901
1901
Voir le texte
Mais, dès qu'on cherche à délimiter pratiquement le terrain de l'histoire, dès qu'on essaie de tracer les limites entre une science historique des faits humains du passé et une science actuelle des faits humains du présent, on s'apercçoit que cette limite ne peut pas être établie, parce qu'en réalité
il n'y a pas de faits qui soient historiques par leur nature
, comme il y a des faits physiologiques ou biologiques. Dans l'usage vulgaire le mot "historique" est pris encore dans le sens antique : digne d'être raconté; on dit en ce sens une "journée historique", un "mot historique". Mais cette notion de l'histoire est abandonnée; tout incident passé fait partie de l'histoire, aussi bien le costume porté par un paysan du XVIIIe siècle que la prise de la Bastille; et les motifs qui font paraître un fait digne de mention sont infiniment variables.
L'histoire embrasse l'étude de tous les faits passés, politiques, intellectuels, économiques, dont la plupart ont passé inaperçus
. Il semblerait donc que les faits historiques puissent être définis : les "faits passés", par opposition aux faits actuels qui sont l'objet des sciences descriptives de l'humanité. C'est précisément cette opposition qu'il est impossible de maintenir en pratique. Etre présent ou passé n'est pas une différence de caractère interne, tenant à la nature d'un fait; ce n'est qu'une différence de position par rapport à un observateur donné. (...)
Il n'y a donc pas de faits historiques par leur nature; il n'y a de faits historiques que par
position
. Est historique tout fait qu'on ne peut plus observer directement parce qu'il a cessé d'exister. Il n'y a pas de caractère historique inhérent aux faits, il n'y a d'historique que la façon de les connaître.
Racisme et identité
Sibony (Daniel)
Le racisme
une haine identitaire
1988
1988
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Quel que soit le racisme qu’on invoque, la réflexion qu ’il suscite tourne autour du même ressassement : «Le racisme c’est de ne pas accepter la différence...» et la ritournelle enchaîne très vite sur le droit à la différence, etc. Or, je prétends que ce n’est pas la cause du racisme, ni la source de sa violence. Au contraire, le racisme s’exaspère de voir la différence revenir au même, revenir s’infiltrer dans le même et le révéler différent de soi, menacer de l’interpeller sur ses supports d’identité, de les révéler trop fragiles dans leur crispation, trop rigides dans leur jeu; menacer d’éventer leurs secrets ou de déchirer leurs semblants. (...) on peut réclamer et accorder des «droits à la différence» qui ne sont que le constat banal : droit pour chacun d’être soi-même - or c’est là que le bât blesse : l’humain ne sait pas quel «soi-même» devenir, et quand il le sait, il ne ressent les différences comme des menaces pour son identité que lorsqu’il les voit se rapprocher trop près de lui, vouloir s’assimiler à lui, vouloir se l’assimiler. Si elles restent différentes et se tiennent à distance, il peut les trouver drôles, bizarres, repoussantes, il ne sent pas en les voyant que son identité risque de s’effondrer, que sa protection contre son inconscient menace de craquer du fait de ces différences; elles ne déchaînent pas son envie de les refouler, et de rétablir à travers elles un refoulement parfait. Car une différence de l’autre, curieusement, peut protéger votre identité, lui permettre presque de se complaire dans sa certitude d’elle-même (...).
Éthique et souffrance animale
Singer (Peter)
La libération animale
1975
1975
Voir le texte
Si un être souffre, il ne peut y avoir aucune justification morale pour refuser de prendre en considération cette souffrance. Quelle que soit la nature d’un être, le principe d’égalité exige que sa souffrance soit prise en compte de façon égale avec toute souffrance semblable — dans la mesure où des comparaisons approximatives sont possibles — de n’importe quel autre être. Si un être n’a pas la capacité de souffrir, ni de ressentir du plaisir ou du bonheur, alors il n’existe rien à prendre en compte. Ainsi, c’est le critère de la sensibilité (pour employer ce mot comme raccourci pratique, mais en toute rigueur inexact, pour désigner la capacité à souffrir et/où à ressentir le plaisir) qui fournit la seule limite défendable à la préoccupation pour les intérêts des autres. Fixer cette limite selon une autre caractéristique comme l’intelligence ou la rationalité serait la fixer de façon arbitraire. Pourquoi ne pas choisir quelque autre caractéristique encore, comme la couleur de la peau ? Les racistes violent le principe d’égalité en donnant un plus grand poids aux intérêts des membres de leur propre race quand un conflit existe entre ces intérêts et ceux de membres d’une autre race. Les sexistes violent le principe d’égalité en privilégiant les intérêts des membres de leur propre sexe. De façon similaire, les spécistes permettent aux intérêts des membres de leur propre espèce de prévaloir sur des intérêts supérieurs de membres d’autres espèces. Le schéma est le même dans chaque cas.
On échange par intérêt
Smith (Adam)
Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations
1776
1776
Voir le texte
Les hommes ont un penchant qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d'une chose pour une autre.
Il est commun à tous les hommes, et on ne l'aperçoit dans aucune autre espèce d'animaux, pour lesquels ce genre de contrat est aussi inconnu que tous les autres. On n'a jamais vu de chien faire de propos délibéré l'échange d'un os avec un autre chien. On n'a jamais vu d'animal chercher à faire entendre à un autre par sa voix ou ses gestes :
Ceci est à moi, cela est à toi; je te donnerai l'un pour l'autre
. (...)
Mais l'homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c'est en vain qu'il l'attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s'il s'adresse à leur intérêt personnel et s'il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu'il souhaite d'eux. C'est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque; le sens de sa proposition est ceci :
Donnez-moi ce dont j'ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même
; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont nécessaires s'obtiennent de cette façon.
Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts
. Nous ne nous adressons pas à leur
humanité
, mais à leur
égoïsme
; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c'est toujours de leur avantage.
Comment aborder la réflexion sur les désirs ?
Spinoza
Éthique
III
introduction
1677
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Ceux qui ont écrit sur les Affections et la conduite de la vie humaine semblent, pour la plupart, traiter non de choses naturelles qui suivent les lois communes de la Nature mais de choses qui sont hors de la Nature. En vérité, on dirait qu'ils conçoivent l'homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Ils croient, en effet, que l'homme trouble l'ordre de la Nature plutôt qu'il ne le suit, qu'il a sur ses propres actions un pouvoir absolu et ne tire que de lui-même sa détermination. Ils cherchent donc la cause de l'impuissance et de l'inconstance humaines, non dans la puissance commune de la Nature, mais dans je ne sais quel vice de la nature humaine et, pour cette raison, pleurent à son sujet, la raillent, la méprisent ou le plus souvent la détestent : qui sait le plus éloquemment ou le plus subtilement censurer l'impuissance de l'Âme humaine est tenu pour divin. Certes n'ont pas manqué les hommes éminents (au labeur et à l'industrie desquels nous avouons devoir beaucoup) pour écrire sur la conduite droite de la vie beaucoup de belles choses, et donner aux mortels des conseils pleins de prudence ; mais, quant à déterminer la nature et les forces des Affections, et ce que peut l'Âme de son côté pour les gouverner, nul, que je sache, ne l'a fait. A la vérité, le très célèbre Descartes, bien qu'il ait admis le pouvoir absolu de l'Âme sur ses actions, a tenté, je le sais, d'expliquer les Affections humaines par leurs premières causes et de montrer en même temps par quelle voie l'âme peut prendre sur les Affections un empire absolu ; mais, à mon avis, il n'a rien montré que la pénétration de son grand esprit comme je l'établirai en son lieu. Pour le moment je veux revenir à ceux qui aiment mieux détester ou railler les Affections et les actions des hommes que les connaître. A ceux-là certes il paraîtra surprenant que j'entreprenne de traiter des vices des hommes et de leurs infirmités à la manière des Géomètres et que je veuille démontrer par un raisonnement rigoureux ce qu'ils ne cessent de proclamer contraire à la Raison, vain, absurde et digne d'horreur. Mais voici quelle est ma raison. Rien n'arrive dans la Nature qui puisse être attribué à un vice existant en elle ; elle est toujours la même en effet ; sa vertu et sa puissance d'agir est une et partout la même, c'est-à-dire les lois et règles de la Nature, conformément auxquelles tout arrive et passe d'une forme à une autre, sont partout et toujours les mêmes ; par suite, la voie droite pour connaître la nature des choses, quelles qu'elles soient, doit être aussi une et la même ; c'est toujours par le moyen des lois et règles universelles de la Nature. Les Affections donc de la haine, de la colère, de l'envie, etc., considérées en elles-mêmes, suivent de la même nécessité et de la même vertu de la Nature que les autres choses singulières ; en conséquence, elles reconnaissent certaines causes, par où elles sont clairement connues, et ont certaines propriétés aussi dignes de connaissance que les propriétés d'une autre chose quelconque, dont la seule considération nous donne du plaisir. Je traiterai donc de la nature des Affections et de leurs forces, du pouvoir de l'Âme sur elles, suivant la même Méthode que dans les parties précédentes de Dieu et de l’Âme, et je considérerai les actions et les appétits humains comme s'il était question de lignes, de surfaces et de solides.
Comment lire la Bible ?
Spinoza
Traité théologico-politique
1670
1670
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Il faut aussi noter avec soin les pensées obscures et ambiguës qui s’y rencontrent, et celles qui semblent se contredire l’une l’autre. On distinguera une pensée obscure d’une pensée claire, suivant que le sens en sera difficile ou aisé pour la raison, d’après le texte même du discours. Car il ne s’agit que du
sens
des paroles sacrées, et point du tout de leur
vérité
. Et ce qu’il y a de plus à craindre en cherchant à comprendre l’Écriture, c’est de substituer au sens véritable un raisonnement de notre esprit, sans parler des préjugés qui sans cesse nous préoccupent. De cette façon, en effet, au lieu de se réduire au rôle d’interprète, on ne fait plus que raisonner suivant les principes de la raison naturelle; et l’on confond le sens vrai d’un passage avec la vérité intrinsèque de la pensée que ce passage exprime, deux choses parfaitement différentes. Il ne faut donc demander l’explication de l’Écriture qu’aux usages de la langue, ou à des raisonnements fondés sur l’Écriture elle-même. Pour rendre tout ceci plus clair, je prendrai un exemple : Moïse a dit que
Dieu est un feu
, que
Dieu est jaloux
. Rien de plus clair que ces paroles, à ne regarder que la signification des mots; ainsi je classe ce passage parmi les passages clairs, bien qu’au regard de la raison et de la vérité il soit parfaitement obscur. Ce n’est pas tout : alors même que le
sens littéral
d’un passage choque ouvertement la lumière naturelle, comme dans l’exemple actuel, je dis que ce sens doit être accepté, s’il n’est pas en contradiction avec la doctrine générale et
l’esprit de l’Écriture
; si au contraire il se rencontre que ce passage, interprété littéralement, soit en opposition avec l’ensemble de l’Écriture, alors même qu’il serait d’accord avec la raison, il faudrait l’interpréter d’une autre manière, je veux dire au sens métaphorique.
Si donc on veut résoudre cette question : Moïse a-t-il cru, oui ou non, que Dieu soit un feu ? il n’y a point lieu de se demander si cette doctrine est conforme ou non conforme à la raison; il faut voir si elle s’accorde ou si elle ne s’accorde pas avec les autres opinions de Moïse
. Or, comme en plusieurs endroits Moïse déclare expressément que Dieu n’a aucune ressemblance avec les choses visibles qui remplissent le ciel, la terre et l’eau, il s’ensuit que cette parole :
Dieu est un feu
, et toutes les paroles semblables doivent être entendues métaphoriquement. Maintenant, comme c’est aussi une règle de critique de s’écarter le moins possible du sens littéral, il faut se demander avant tout si cette parole :
Dieu est un feu
, n’admet point d’autre sens que le sens littéral, c’est-à-dire, si ce mot de feu ne signifie point autre chose qu’un feu naturel. Et supposé que l’usage de la langue ne lui donnât aucune autre signification, on devrait se fixer à celle-là, quoiqu’elle choque la raison; et toutes les autres pensées de l’Écriture, bien que conformes à la raison, devraient se plier à ce sens. Que si la chose était absolument impossible, il n’y aurait plus qu’à dire que ces diverses pensées sont inconciliables, et à suspendre son jugement. Mais dans le cas dont nous parlons, comme ce mot feu se prend aussi pour la colère et pour la jalousie (voyez Job, chap. XXXI, vers. 13), on concilie aisément les paroles de Moïse, et l’on aboutit à cette conséquence, que ces deux pensées,
Dieu est un feu
,
Dieu est jaloux
, sont une seule et même pensée. Moïse ayant d’ailleurs expressément enseigné que Dieu est jaloux, sans dire nulle part qu’il soit exempt des passions et des affections de l’âme, il ne faut pas douter que Moïse n’ait admis cette doctrine, ou du moins n’ait voulu la faire admettre, bien qu’elle soit contraire à la raison. Car nous n’avons pas le droit, je le répète, d’altérer l’Écriture pour l’accommoder aux principes de notre raison et à nos préjugés; et c’est à l’Écriture elle-même qu’il faut demander sa doctrine tout entière.
L'illusion de la liberté
Spinoza
Lettre à Schuller
1667
1667
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Une pierre reçoit d’une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement, par laquelle elle continuera nécessairement de se mouvoir après l’arrêt de l’impulsion externe. Cette permanence de la pierre dans son mouvement est une contrainte (...) parce qu’elle doit être définie par l’impulsion des causes externes; et ce qui est vrai de la pierre, l’est aussi de tout objet singulier, quelle qu’en soit la complexité, et quel que soit le nombre de ses possibilités : tout objet singulier, en effet, est nécessairement déterminé par quelque cause extérieure à exister et à agir selon une loi précise et déterminée.
Concevez maintenant (...) que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, sache et pense qu’elle fait tout l’effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu’elle n’est consciente que de son effort (...) croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu’elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. C’est ainsi qu’un enfant croit désirer librement le lait, et un jeune garçon vouloir se venger s’il est irrité, mais fuir s’il est craintif. Un ivrogne croit dire par une décision libre ce qu’ensuite il aurait voulu taire. De même un dément, un bavard et de nombreux cas de ce genre croient agir par une libre décision de leur esprit, et non pas portés par une impulsion. Et comme ce préjugé est inné en tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas facilement.
L'illusion de la liberté (2)
Spinoza
L'Ethique
Livre III
prop. 2
1677 (Posthume)
Voir le texte
J'en conviens, les affaires humaines iraient beaucoup mieux s'il était également au pouvoir de l'homme de se taire ou de parler. Mais l'expérience montre assez − et au-delà − que les hommes n'ont rien moins en leur pouvoir que leur langue, et qu'ils ne peuvent rien moins que de régler leurs désirs ; d'où vient que la plupart croient que nous n'agissons librement qu'à l'égard des choses que nous désirons modérément, parce que le désir de ces choses peut être facilement contrarié par le souvenir d'une autre chose dont nous nous souvenons souvent ; mais que nous ne sommes pas du tout libres à l'égard des choses que nous désirons vivement et qui ne peut être apaisé par le souvenir d'une autre chose. Mais, en vérité, s'ils ne savaient par expérience que nous accomplissons plus d'un acte dont nous nous repentons ensuite, et que souvent − par exemple quand nous sommes partagés entre des sentiments contraires − nous voyons le meilleur et suivons le pire, rien ne les empêcherait de croire que nous agissons toujours librement. C'est ainsi qu'un petit enfant croit désirer librement le lait, un jeune garçon en colère vouloir se venger, et un peureux s'enfuir. Un homme ivre aussi croit dire d'après un libre décret de l'esprit ce que, revenu à son état normal, il voudrait avoir tu ; de même le délirant, la bavarde, l'enfant et beaucoup de gens de même farine croient parler selon un libre décret de l'esprit, alors que pourtant ils ne peuvent contenir leur envie de parler.
L'expérience elle-même n'enseigne donc pas moins clairement que la raison qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés ; elle montre en outre que les décrets de l'esprit ne sont rien en dehors des appétits mêmes, et sont par conséquent variables selon l'état variable du corps. Chacun, en effet, règle tout suivant son sentiment, et ceux qui, de plus, sont partagés entre des sentiments contraires ne savent pas ce qu'ils veulent ; quant à ceux qui n'en ont point, ils sont tiraillés de-ci de-là par le plus léger motif.
La superstition
Spinoza
Traité théologico- politique
1670
1670
Voir le texte
Si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un dessein arrêté ou encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais prisonniers de la superstition. Mais souvent réduits à une extrémité telle qu'ils ne savent plus que résoudre, et condamnés, par leur désir sans mesure des biens incertains de fortune, à flotter presque sans répit entre l'espérance et la crainte, ils ont très naturellement l'âme encline à la plus extrême crédulité; est-elle dans le doute, la plus légère impulsion la fait pencher dans un sens ou dans l'autre, et sa mobilité s'accroît encore quand elle est suspendue entre la crainte et l'espoir, tandis qu'à ses moments d'assurance elle se remplit de jactance et s'enfle d'orgueil. Cela, j'estime que nul ne l'ignore, tout en croyant que la plupart s'ignorent eux-mêmes. Personne en effet n'a vécu parmi les hommes sans avoir observé qu'aux jours de prospérité presque tous, si grande que soit leur inexpérience, sont plein de sagesse, à ce point qu'on leur fait injure en se permettant de leur donner un conseil; que dans l'adversité, par contre, ils ne savent plus où se tourner, demandent en suppliant conseil à tous et sont prêts à suivre tout avis qu'on leur donnera, quelque inepte, absurde ou inefficace qu'il puisse être. On remarque en outre que les plus légers motifs leur suffisent pour espérer un retour de fortune, ou retomber dans les pires craintes. Si en effet, pendant qu'ils sont dans l'état de crainte, il se produit un incident qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils pensent que c'est l'annonce d'une issue heureuse ou malheureuse et pour cette raison, bien que cent fois trompés, l'appellent un présage favorable ou funeste. Qu'il leur arrive maintenant de voir avec grande surprise quelque chose d'insolite, ils croient que c'est un prodige manifestant la colère des Dieux ou de la suprême divinité; dès lors ne pas conjurer ce prodige par des sacrifices et des voeux devient une impiété à leurs yeux d'hommes sujets à la superstition et contraires à la religion. De la sorte ils forgent d'innombrables fictions et, quand ils interprètent la Nature, y découvrent partout le miracle comme si elle délirait avec eux.
Les controverses scientifiques
Stengers (Isabelle)
Les concepts scientifiques
1988
1988
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Ce ne sont donc pas les normes, mais les controverses entre scientifiques qui décident de ce qu’est la “rationalité” d’une science. La possibilité de reconnaître un “pouvoir” relatif aux concepts scientifiques renvoie au fait que toute prétention innovante a été accueillie avec scepticisme, scrutée de manière impitoyable par des collègues rivaux à la recherche du point faible où le candidat innovateur a transformé ses désirs en “réalité”, a avancé une interprétation ou un raisonnement arbitraire, n’a pas reconnu le caractère ambigu ou contestable du “fait expérimental” qu’il avance. Le “pouvoir” d’un concept scientifique ne renvoie donc pas à une qualité inhérente : s’il est capable de surmonter la particularité des phénomènes, c’est dans la mesure où celui ou ceux qui le proposaient ont pu surmonter la critique acharnée de ceux qui éventuellement, se sont servis en vain de cette particularité pour contester ce pouvoir.
Pouvoir des concepts scientifiques et rationalité sont donc liés, mais ils ne le sont pas sur le mode de l’état de droit, mais sur celui de l’état de fait social et historique. Un concept n’est pas doué de pouvoir en vertu de son caractère rationnel, il est reconnu comme articulant une démarche rationnelle parce que ceux qui le proposaient ont réussi à vaincre le scepticisme d’un nombre suffisant d’autres scientifiques, eux-mêmes socialement reconnus comme “compétents”.
L'art avant l'art
Talon-Hugon (Carole)
Une histoire personnelle et philosophique des arts - Moyen Age et Renaissance
2014
2014
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Une autre manière d’aborder la question de l’art et de son statut au Moyen Âge, consiste à considérer la condition des auteurs de ses œuvres – c’est intentionnellement que je n’emploie pas ici le mot d’« artiste », puisqu’il n’existe pas encore. Ce n’est qu’à la Renaissance, en Italie d’abord, sous la plume de Dante, et, plus tardivement, au XVIIIe siècle en France, qu’il apparaîtra, et, comme nous le verrons, il ne s’imposera que progressivement. Cette absence est plus que celle d’un mot : c’est aussi celle d’une catégorie mentale spécifique et d’une catégorie socio-professionnelle particulière. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner le statut de certains de ces producteurs d’objets « artistiques ».
Considérons le statut des peintres et des sculpteurs. Le Moyen Âge ne connaît pas l’art ou les beaux-arts, mais distingue à l’intérieur des ars, les « arts mécaniques » et les « arts libéraux ». Cette dernière sous-catégorie a été définie par un auteur latin du Ve siècle, Martianus Capella, qui dénombre sept arts libéraux. Les trois premiers, formant le trivium, sont les arts de la langue : grammaire, rhétorique (art de persuader par le bien dire), et dialectique (art du raisonnement bien conduit). Les quatre autres arts, composant le quadrivium, portent sur les nombres, et sont l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique. Comme le montre cette énumération, ces « arts libéraux » n’ont rien à voir avec nos « beaux-arts ». À l’exception de la musique, serait-on tenté de dire, mais ce serait à tort, car la musique dont il est ici question est la théorie musicale qui traite des rapports des sons selon le nombre, et qui est étroitement corrélée à l’arithmétique, voire à l’astronomie, par le truchement de l’idée pythagoricienne d’une musique des sphères.
Les arts libéraux sont des disciplines intellectuelles dont l’enseignement se développe à partir de la renaissance carolingienne dans les écoles monastiques, puis dans les universités. Ils visent à maîtriser l’ordre du discours et à comprendre celui de l’univers, afin de permettre à l’homme qui les pratique d’accéder à la connaissance du vrai. Durant le Moyen Âge chrétien, ils permettent aux hommes éduqués de s’assurer leur place dans une Cité terrestre tournée vers la Cité céleste.
L’expression « arts mécaniques » apparaît au IXe siècle, sous la plume de Jean Scot Érigène. Trois siècles plus tard, le philosophe et théologien Hugues de Saint-Victor propose une liste de ces arts comprenant le même nombre de disciplines que celles des arts libéraux : fabrication de la laine et du vêtement, armement, navigation, agriculture, chasse, médecine et aussi « théâtre » (ce mot regroupant ici un ensemble hétéroclite de pratiques incluant les jeux de hasard, la musique, le théâtre, les luttes, etc.). À la différence des arts libéraux, les arts mécaniques supposent l’action de la main, des muscles, le contact avec la matière. Ils visent à satisfaire les besoins du corps et sa protection. Au-delà de la liste du Didascalicon de Hugues de Saint-Victor, les arts mécaniques rassemblent toutes les activités manuelles et serviles effectuées contre rétribution : en font donc également partie tout ce que nous nommons artisanat (la ferronnerie, l’horlogerie, la menuiserie, etc.), mais aussi la peinture et la sculpture. L’opposition des arts mécaniques et des arts libéraux tient donc au statut intellectuel ou manuel de l’activité exercée, à sa finalité, spirituelle ou vitale, et à son intéressement ou son désintéressement.
Peinture et sculpture sont incontestablement des arts mécaniques et leurs auteurs exercent un savoir-faire manuel, contre rétribution. Sociologiquement parlant, peintres et sculpteurs appartiennent à la même catégorie que les cordonniers, les bouchers ou les charpentiers, et occupent le bas de l’échelle sociale. Aussi, les nobles ne sauraient-ils pratiquer ces activités sans déroger – à moins qu’ils ne le fassent en amateurs, par simple goût personnel et de façon désintéressée.
L'esprit et la lettre de la loi
Thomas d'Aquin
Somme théologique
1266-1273
1266-1273
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Parce que les actes humains pour lesquels on établit des lois consistent en des cas singuliers et contingents, variables à l’infini, il a toujours été impossible d’instituer une règle légale qui ne serait jamais en défaut. Mais les législateurs, attentifs à ce qui se produit le plus souvent, ont établi des lois en ce sens. Cependant, en certains cas, les observer va contre l’égalité de la justice, et contre le bien commun, visés par la loi. Ainsi, la loi statue que les dépôts doivent être rendus, parce que cela est juste dans la plupart des cas. Il arrive pourtant parfois que ce soit dangereux, par exemple si un fou a mis une épée en dépôt et la réclame pendant une crise, ou encore si quelqu’un réclame une somme qui lui permettra de combattre sa patrie. En ces cas et d’autres semblables, le mal serait de suivre la loi établie; le bien est, en négligeant la lettre de la loi, d’obéir aux exigences de la justice et du bien public. C’est à cela que sert l’équité. Aussi est-il clair que l’équité est une vertu.
L’équité ne se détourne pas purement et simplement de ce qui est juste, mais de la justice déterminée par la loi. Et même, quand il le faut, elle ne s’oppose pas à la sévérité qui est fidèle à l’exigence de la loi; ce qui est condamnable, c’est de suivre la loi à la lettre quand il ne le faut pas. Aussi est-il dit dans le Code* : «
Il n’y a pas de doute qu’on pèche contre la loi si, en s’attachant à sa lettre, on contredit la volonté du législateur
».
Il juge de la loi celui qui dit qu’elle est mal faite. Mais celui qui dit que dans tel cas il ne faut pas suivre la loi à la lettre, ne juge pas de la loi, mais d’un cas déterminé qui se présente.
* Il s’agit du Code publié par Justinien en 529 : il contient la plus grande somme connue de droit romain antique.
Un nouveau despotisme
Tocqueville
De la démocratie en Amérique
1835-1840
1835-1840
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Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?
C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses; elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.
L'exotisme
Todorov (Tzvetan)
Nous et les autres
1989
1989
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Idéalement, l’exotisme est un relativisme au même titre que le nationalisme, mais de façon symétriquement opposée : dans les deux cas, ce qu’on valorise n’est pas un contenu stable, mais un pays et une culture définis exclusivement par leur rapport avec l’observateur. C’est le pays auquel j’appartiens qui détient les valeurs les plus hautes, quelles qu’elles soient, affirme le nationaliste; non, c’est un pays dont la seule caractéristique pertinente est qu’il ne soit pas le mien, dit celui qui professe l’exotisme. Il s’agit donc dans les deux cas d’un relativisme rattrapé à la dernière minute par un jugement de valeur (nous sommes mieux que les autres; les autres sont mieux que nous), mais où la définition des entités comparées, “nous” et “les autres”, reste, elle, purement relative.
Les attitudes relevant de l’exotisme seraient donc le premier exemple où l’autre est systématiquement préféré au même. Mais la manière dont on se trouve amené, dans l’abstrait, à définir l’exotisme, indique qu’il s’agit moins d’une valorisation de l’autre que d’une critique de soi, et moins de la description d’un réel que de la formulation d’un idéal. Personne n’est intrinsèquement autre; il ne l’est que parce qu’il n’est pas moi; en disant de lui qu’il est autre, je n’en ai encore rien dit vraiment; pis je n’en sais rien et n’en veux rien savoir, puisque toute caractérisation positive m’empêcherait de le maintenir dans cette rubrique purement relative, l’altérité. (...) Les meilleurs candidats au rôle d’idéal exotique sont les peuples et les cultures les plus éloignés et les plus ignorés. Or la méconnaissance des autres, le refus de les voir tels qu’ils sont peuvent difficilement être assimilés à une valorisation. C’est un compliment bien ambigu que de louer l’autre simplement parce qu’il est différent de moi. La connaissance est incompatible avec l’exotisme, mais la méconnaissance est à son tour inconciliable avec l’éloge des autres; or, c’est précisément ce que l’exotisme voudrait être, un éloge dans la méconnaissance. Tel est son paradoxe constitutif.
Les descriptions classiques de l’âge d’or et, si l’on peut dire, des terres d’or, sont donc obtenues principalement par l’inversion des traits qu’on observe chez nous -et à un degré bien moindre par l’observation des autres. (...)
L’interprétation primitiviste de l’exotisme est aussi ancienne que l’histoire elle-même; mais elle reçoit une formidable impulsion à partir des grands voyages de découverte du XVIème siècle, puisque, en particulier avec la découverte de l’Amérique par les Européens, on dispose d’un immense territoire sur lequel projeter les images toujours disponibles d’un âge d’or révolu chez nous. (...) La description que fait Amerigo des moeurs des indiens mérite d’être citée, tant elle annonce avec précision les futurs portraits des bons sauvages. “Ils n’ont de vêtements ni de laine, ni de lin, ni de coton, car ils n’en n’ont aucun besoin; et il n’y a chez eux aucun patrimoine, tous les biens sont communs à tous. Ils vivent sans roi ni gouverneur, et chacun est à lui-même son propre maître. Ils ont autant d’épouses qu’ils leur plaît, et le fils vit avec la mère, le frère avec la soeur, le cousin avec la cousine, et chaque homme avec la première femme venue. Ils rompent leurs mariages aussi souvent qu’ils veulent, et n’observent à cet égard aucune loi. Ils n’ont ni temples, ni religion, et ne sont pas des idolâtres. Que puis-je dire de plus ? Ils vivent selon la nature.”
La société des sauvages, d’après Amerigo, se caractérise par cinq traits : pas de vêtements; pas de propriété privée; pas de hiérarchie ni de subordination; pas d’interdits sexuels; pas de religion; le tout se trouvant résumé dans cette formule : “vivre selon la nature”.
Un monde sans autrui ?
Tournier (Michel)
Vendredi ou les limbes du Pacifique
1967
1967
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"Je suis avec une horrible fascination le processus de deshumanisation dont je sens en moi l'inexorable travail.
Je sais maintenant que chaque homme porte en lui - et comme au-dessus de lui - un fragile échafaudage d'habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s'est formé et continue à se transformer par les attouchements perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate efflorescence s'étiole et se désagrège. AUTRUI, pièce maîtresse de mon univers...
Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel. Je sais ce que je risquerais en perdant l'usage de la parole, et je combats de toute l'ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance.
Mais mes relations avec les choses se trouvent elles-mêmes dénaturées par ma solitude. Lorsqu'un peintre ou un graveur introduit des personnages dans un paysage ou à proximité d'un monument, ce n'est pas par goût de l'accessoire. Les personnages donnent l'échelle et, ce qui importe davantage encore, ils constituent des points de vue possibles qui ajoutent au point de vue réel de l'observateur d'indispensables virtualités.
A Speranza, il n'y a qu'un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité. Et ce dépouillement ne s'est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs possibles - des paramètres - au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre.
L'île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d'interpolations et d'extrapolations qui la différenciait et la douait d'intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je n'ai pris conscience de cette fonction - comme de bien d'autres - qu'à mesure qu'elle se dégradait en moi. Ce que je n'en vois pas est un inconnu absolu. Partout où je ne suis pas règne un secret insondable. Je constate d'ailleurs en écrivant ces lignes que l'expérience qu'elles tentent de restituer non seulement est sans précédent, mais contrarie dans leur essence même les mots que j'emploie. Le langage relève en effet d'une façon fondamentale de cet univers peuplé où les autres sont autant de phares créant autour de nous un îlot lumineux à l'intérieur duquel tout est - sinon connu - du moins connaissable.
Les phares ont disparu de mon champ. Nourrie par ma fantaisie, leur lumière est encore longtemps parvenue jusqu'à moi. Maintenant, s'en est fait, les ténèbres m'environnent.
Et ma solitude n'attaque pas que l'intelligibilité des choses. Elle mine jusqu'au fondement même de leur existence. De plus en plus, je suis assailli de doutes sur la véracité du témoignage des sens. Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d'autres que moi la foulent. Contre l'illusion d'optique, le mirage, l'hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l'audition... le rempart le plus sûr, c'est notre frêre, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu'un ! "
Histoire savante et mémoire collective
Veyne (Paul)
Philosophie et histoire
1987
1987
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Tout d’abord, distinguons bien le savoir historique, l’histoire « savante », d’une grande réalité polymorphe, la mémoire collective d’un passé national, la commémoration, par récits, monuments ou rites, de grands évènements politiques ou religieux, légendaires ou authentiques, qui sont chers à une société considérée; beaucoup de sociétés ont une pareille mémoire, ethnocentrique par nature, mais non pas toutes : il est des peuples qu’on dit « sans histoire », bien que leur actualité politique ou militaire soit non moins agitée que l’actualité des autres; leur manque d’intérêt pour quelque morceau de leur passé n’est qu’un petit détail, qui ne bouleverse pas leur mode d’existence : ces peuples ne ressemblent pas pour autant à des individus amnésiques; la mémoire collective n’est qu’une métaphore; souvenirs nationaux et historicité radicale des hommes font deux. Ces souvenirs ne sont que des représentations, plus institutionnelles que spontanées, entretenues au moins par l’éducation; loin d’être d’authentiques souvenirs, ce sont des légendes ou du moins des vérités tendancieuses. A la différence de la mémoire individuelle, les collectivités oublient instantanément leur passé, sauf si un volontarisme ou une institution en conserve ou en élabore quelque bribe choisie, destinée à un usage intéressé.(…) Car l’histoire savante est un phénomène minuscule, peu répandu, mais autonome et bien différent de la mémoire collective; son énoncé n’est pas « tel évènement (authentique ou légendaire) est sacré et inoubliable pour notre peuple ou notre religion »; mais : « est-ce vrai ou faux ? ». Ce savoir est donc critique; en outre, il n’est pas nécessairement ethnocentrique, au contraire : la matière du savoir historique est un inventaire général du passé humain
Etat et violence
Weber (Max)
Le savant et le politique
1919
1919
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Nous entendrons uniquement par politique la direction du groupement politique que nous appelons aujourd'hui « État », ou l'influence que l'on exerce sur cette direction.
Mais qu'est-ce donc qu'un groupement, « politique » du point de vue du sociologue ? Qu'est-ce qu'un État ? Lui non plus ne se laisse pas connaître logiquement par le contenu de ce qu'il fait. Il n'existe en effet presque aucune tâche dont ne se soit pas occupé un jour un groupement politique quelconque ; d'un autre côté il n'existe pas non plus de tâches dont on puisse dire qu'elles aient de tout temps, du moins exclusivement, appartenu en propre aux groupements politiques que nous appelons aujourd'hui États ou qui ont été historiquement les précurseurs de l'État moderne. Celui-ci ne se laisse définir sociologiquement que par le moyen spécifique qui lui est propre, ainsi qu'à tout autre groupement politique, à savoir la violence physique.
« Tout État est fondé sur la force », disait un jour Trotski à Brest-Litovsk. En effet, cela est vrai. S'il n'existait que des structures sociales d'où toute violence serait absente, le concept d'État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu'on appelle, au sens propre du terme, l'« anarchie ». La violence n'est évidemment pas l'unique moyen normal de l'État — cela ne fait aucun doute —, mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers — à commencer par la parentèle — ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l'État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d'un territoire déterminé — la notion de territoire étant une de ses caractéristiques —, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c'est qu'elle n'accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l'État le tolère : celui-ci passe donc pour l'unique source du « droit » à la violence. Par conséquent, nous entendrons par politique l'ensemble des efforts que l'on fait en vue de participer au pouvoir ou d'influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l'intérieur d'un même État.
En gros, cette définition correspond à l'usage courant du terme. Lorsqu'on dit d'une question qu'elle est « politique », d'un ministre ou d'un fonctionnaire qu'ils sont « politiques », ou d'une décision qu'elle a été déterminée par la « politique », il faut entendre par là, dans le premier cas que les intérêts de la répartition, de la conservation ou du transfert du pouvoir sont déterminants pour répondre à cette question, dans le second cas que ces mêmes facteurs conditionnent la sphère d'activité du fonctionnaire en question, et dans le dernier cas qu'ils déterminent cette décision. Tout homme qui fait de la politique aspire au pouvoir — soit parce qu'il le considère comme un moyen au service d'autres fins, idéales ou égoïstes, soit qu'il le désire pour lui-même en vue de jouir du sentiment de prestige qu'il confère.
Comme tous les groupements politiques qui l'ont précédé historiquement, l'État consiste en un rapport de domination de l'homme sur l'homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c'est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). L'État ne peut donc exister qu'à la condition que les hommes dominés se soumettent à l'autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs.
La valeur religieuse du travail
Weber (Max)
L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme
1905
1905
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Le temps est précieux, infiniment, car chaque heure perdue est soustraite au travail qui concourt à la gloire divine. Aussi la contemplation inactive, en elle-mme dénuée de valeur, est-elle directement répréhensible lorsqu'elle survient aux dépens de la besogne quotidienne. Car elle plaît moins à Dieu que l'accomplissement de sa volonté dans un métier. Le dimanche n'est-il pas là d'ailleurs pour la contemplation ? (...)
Le travail cependant est autre chose encore; il constitue surtout le but même de la vie, tel que Dieu l'a fixé. Le verset de saint Paul: "
Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus
" vaut pour chacun, et sans restriction. La répugnance au travail est le symptôme d'une absence de la grâce.
La richesse elle-même ne libère pas de ces prescriptions. Le possédant, lui non plus, ne doit pas manger sans travailler, car même s'il ne lui est pas nécessaire de travailler pour couvrir ses besoins, le commandement divin n'en subsiste pas moins, et il doit lui obéir au même titre que le pauvre. Car la divine Providence a prévu pour chacun sans exception un métier qu'il doit reconnaître et auquel il doit se consacrer. Et ce métier ne constitue pas (...) un destin auquel on doit se soumettre et se résigner, mais un commandement que Dieu fait à l'individu de travailler à la gloire divine.
Partant, le bon chrétien doit répondre à cet appel : "
Si Dieu vous désigne tel chemin dans lequel vous puissiez légalement gagner plus que dans tel autre (cela sans dommage pour votre âme ni pour celle d'autrui) et que vous refusiez le plus profitable pour choisir le chemin qui l'est moins, vous contrecarrez l'une des fins de votre vocation, vous refusez de vous faire l'intendant de Dieu et d'accepter ses dons, et de les employer à son service s'il vient à l'exiger. Travaillez donc à être riches pour Dieu, non pour la chair et le péché
." [...]
Pour résumer ce que nous avons dit jusqu'à présent, l'ascétisme protestant, agissant à l'intérieur du monde, s'opposa avec une grande efficacité à la jouissance spontanée des richesses et freina la consommation, notamment celle des objets de luxe. En revanche, il eut pour effet psychologique de débarrasser des inhibitions de l'éthique traditionaliste le désir d'acquérir. Il a rompu les chaînes qui entravaient pareille tendance à acquérir, non seulement en la légalisant, mais aussi [...] en la considérant comme directement voulue par Dieu. (...)
Plus important encore, L'évaluation religieuse du travail sans relâche, continu, systématique, dans une profession séculière, comme moyen ascétique le plus élevé et à la fois preuve la plus sûre, la plus évidente de régénération et de foi authentique, a pu constituer le plus puissant levier qui se puisse imaginer de l'expansion de cette conception de la vie que nous avons appelée, ici, l'esprit du capitalisme.
Science, art et progrès
Weber (Max)
Le savant et le politique
1919
1919
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Le travail scientifique est solidaire d'un progrès. Dans le domaine de l'art au contraire il n'en existe pas, du moins en ce sens. Il n'est pas vrai qu'une œuvre d'art d'une époque donnée, qui met en œuvre de nouveaux moyens techniques ou encore de nouvelles lois comme celles de la perspective, serait pour ces raisons artistiquement supérieure à une autre œuvre d'art qui ignorerait ces moyens et lois, à condition évidemment que sa matière et sa forme respectent les lois mêmes de l'art, ce qui veut dire à condition que son objet ait été choisi et formé selon l'essence même de l'art bien que ne recourant pas aux moyens qui viennent d'être évoqués. Une œuvre d'art vraiment "achevée" ne sera jamais surpassée et ne vieillira jamais. Chaque spectateur pourra personnellement apprécier différemment sa signification, mais jamais personne ne pourra dire d'une œuvre vraiment "achevée" du point de vue artistique qu'elle a été "surpassée" par une autre œuvre également "achevée". Dans le domaine de la science au contraire chacun sait que son œuvre aura vieilli d'ici dix, vingt ou cinquante ans. Car quel est le destin, ou plutôt la signification à laquelle est soumis et subordonné, en un sens tout à fait spécifique, tout travail scientifique, comme d'ailleurs aussi tous les autres éléments de la civilisation qui obéissent à la même loi ? C'est que toute œuvre scientifique "achevée" n'a d'autre sens que celui de faire naître de nouvelles "questions" : elle demande donc à être "dépassée" et à vieillir. Celui qui veut servir la science doit se résigner à ce sort.
Le travail à l'usine
Weil (Simone)
La condition ouvrière
1943
1943
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Toute action humaine exige un mobile qui fournisse l’énergie nécessaire pour l’accomplir, et elle est bonne ou mauvaise selon que le mobile est élevé ou bas. Pour se plier à la passivité épuisante qu’exige l’usine, il faut chercher des mobiles en soi-même, car il n’y a pas de fouets, pas de chaînes ; des fouets, des chaînes rendraient peut-être la transformation plus facile. Les conditions même du travail empêchent que puissent intervenir d’autres mobiles que la crainte des réprimandes et du renvoi, le désir avide d’accumuler des sous, et, dans une certaine mesure, le goût des records de vitesse. Tout concourt pour rappeler ces mobiles à la pensée et les transformer en obsessions ; il n’est jamais fait appel à rien de plus élevé ; d’ailleurs ils doivent devenir obsédants pour être assez efficaces. En même temps que ces mobiles occupent l’âme, la pensée se rétracte sur un point du temps pour éviter la souffrance, et la conscience s’éteint autant que les nécessités du travail le permettent. Une force presque irrésistible, comparable à la pesanteur, empêche alors de sentir la présence d’autres êtres humains qui peinent eux aussi tout près ; il est presque impossible de ne pas devenir indifférent et brutal comme le système dans lequel on est pris ; et réciproquement la brutalité du système est reflétée et rendue sensible par les gestes, les regards, les paroles de ceux qu’on a autour de soi. Après une journée ainsi passée, un ouvrier n’a qu’une plainte, plainte qui ne parvient pas aux oreilles des hommes étrangers à cette condition et ne leur dirait rien si elle y parvenait ; il a trouvé le temps long.
La nature et l'art
Wilde (Oscar)
« Le déclin du mensonge »
Intentions
1891
1891
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Qu’est-ce donc que la Nature ? Elle n’est pas la Mère qui nous enfanta. Elle est notre création. C’est dans notre cerveau qu’elle s’éveille à la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que nous voyons, et comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés. Regarder une chose et la voir sont deux actes très différents. On ne voit quelque chose que si l’on en voit la beauté. Alors, et alors seulement, elle vient à l’existence. A présent, les gens voient des brouillards, non parce qu’il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ces effets. Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. J’ose même dire qu’il y en eut. Mais personne ne les a vus et, ainsi, nous ne savons rien d’eux. Ils n’existèrent qu’au jour où l’art les inventa. Maintenant, il faut l’avouer, nous en avons à l’excès. Ils sont devenus le pur maniérisme d’une clique, et le réalisme exagéré de leur méthode donne la bronchite aux gens stupides. Là où l’homme cultivé saisit un effet, l’homme d’esprit inculte attrape un rhume.
Soyons donc humains et prions l’Art de tourner ailleurs ses admirables yeux. Il l’a déjà fait, du reste. Cette blanche et frissonnante lumière que l’on voit maintenant en France, avec ses étranges granulations mauves et ses mouvantes ombres violettes, est sa dernière fantaisie et la Nature, en somme, la produit d’admirable façon. Là où elle nous donnait des Corot ou des Daubigny, elle nous donne maintenant des Monet exquis et des Pissarro enchanteurs. En vérité, il y a des moments, rares il est vrai, qu’on peut cependant observer de temps à autre, où la Nature devient absolument moderne. Il ne faut pas évidemment s’y fier toujours. Le fait est qu’elle se trouve dans une malheureuse position. L’Art crée un effet incomparable et unique et puis il passe à autre chose. La Nature, elle, oubliant que l’imitation peut devenir la forme la plus sincère de l’inculte, se met à répéter cet effet jusqu’à ce que nous en devenions absolument las. Il n’est personne, aujourd’hui, de vraiment cultivé, pour parler de la beauté d’un coucher de soleil. Les couchers de soleil sont tout à fait passés de mode. Ils appartiennent au temps où Turner était le dernier mot de l’art. Les admirer est un signe marquant de provincialisme.